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Au revoir Eduardo Galeano, tes paroles de résistan...

Au revoir Eduardo Galeano, tes paroles de résistance resteront

À travers les écrits de Galeano, le CDHAL souhaite rendre hommage à l’écrivain décédé en avril 2015.

Le 13 avril dernier, à l’âge de 74 ans, Eduardo Hughes Galeano a quitté ce monde, nous laissant comme héritage une grande quantité de livres, de chroniques, de légendes et de réflexions qu’il a écrits dans le but de montrer et de rappeler les infamies de l’époque qu’il a connue, vécue et finalement laissée sans l’avoir vu changer. Depuis la publication, en 1971, de son livre « Les veines ouvertes de l’Amérique latine, l’histoire implacable du pillage d’un continent »1, Eduardo Galeano est reconnu pour avoir accompagné fidèlement les luttes des peuples et pour avoir condamné fermement l’inaction des États et leur conspiration avec les élites pour instaurer des systèmes de domination. L’interprétation sensible de sa plume est ainsi devenue une référence pour des milliers d’hommes et de femmes, d’étudiant.e.s et de militant.e.s pour la justice sociale s’intéressant à la situation du monde colonialiste et post-colonialiste dans cet hémisphère.

Le dénominateur commun qui traverse l’ensemble de son œuvre2 est celui de contribuer à l’éveil des consciences sur le caractère inhumain des pratiques d’exploitation. Les rien3 est un exemple décrivant la stigmatisation comme une stratégie qui facilite le pillage des ressources naturelles et humaines ainsi que l’appauvrissement des populations déjà dépossédées de leur autonomie à travers la violence.

Los nadies

Sueñan las pulgas con comprarse un perro y sueñan los nadies con salir de pobres, que algún mágico día llueva de pronto la buena suerte, que llueva a cántaros la buena suerte; pero la buena suerte no llueve ayer, ni hoy, ni mañana, ni nunca, ni en lloviznita cae del cielo la buena suerte, por mucho que los nadies la llamen y aunque les pique la mano izquierda, o se levanten con el pié derecho, o empiecen el año cambiando de escoba.
Los nadies: los hijos de los nadies, los dueños de nada.
Los nadies: los ningunos, los ninguneados, corriendo la liebre, muriendo la vida, jodidos, rejodidos:
Que no son, aunque sean.
Que no hablan idiomas, sino dialectos.
Que no profesan religiones, sino supersticiones.
Que no hacen arte, sino artesanía.
Que no practican cultura, sino folklore.
Que no son seres humanos, sino recursos humanos.
Que no tienen cara, sino brazos.
Que no tienen nombre, sino número.
Que no figuran en la historia universal, sino en la crónica roja de la prensa local.
Los nadies, que cuestan menos que la bala que los mata.

Une des particularités de Galeano a été son entêtement à vouloir aborder les sujets touchant les femmes, insistant à dénoncer la manipulation de l’imaginaire populaire du féminin comme stratégie de contrôle patriarcal. Galeano, à travers son œuvre, commémore les luttes des femmes qui, comme « les rien », sont condamnées à l’oubli :

L’histoire officielle des Amériques n’accorde qu’une petite place aux fidèles femmes effacées des héros de l’Indépendance, aux mères dévouées et aux veuves éplorées : le drapeau, la broderie et le deuil. Elle mentionne rarement les femmes européennes qui ont mené la conquête des Amériques ou les femmes créoles qui ont porté l’épée dans les guerres d’indépendance, même si les historiens machistes pourraient, à tout le moins, applaudir leurs vertus guerrières. Et l’histoire officielle parle encore moins des femmes autochtones et noires qui ont dirigé certaines des nombreuses rébellions de l’ère coloniale. Ce sont des femmes invisibles ; par miracle, elles n’apparaissent que, très rarement, après des fouilles minutieuses. Toutes les traditions culturelles justifient le monopole masculin des armes et de la parole ; toutes les traditions populaires perpétuent le dénigrement des femmes ou les dénoncent comme un danger. Les proverbes, transmis par héritage, enseignent que la femme et le mensonge sont nés le même jour et que la parole de la femme ne vaut pas un clou. Et dans la mythologie paysanne latino-américaine, les fantômes sont presque toujours des femmes vengeresses, des âmes possédées, des lumières des ténèbres qui pourchassent les passants nocturnes. Le jour comme la nuit, la panique masculine se révèle devant une éventuelle invasion féminine des territoires interdits du plaisir et du pouvoir, et il en est ainsi depuis des siècles et des siècles4. 

L’utilisation fréquente de noms et d’histoires de femmes dans ses écrits reflète bien sa conviction selon laquelle la cible de l’oppression exercée par la société aurait un visage de femme, compromettant ainsi l’ensemble de la société. Galeano a voulu récupérer et regrouper sous la forme d’une anthologie une sélection de nombreux textes publiés dans ces ouvrages antérieurs. Le résultat a été un livre intitulé « Mujeres » qu’il n’a pas pu voir puisqu’il a été publié quelques jours après son décès5.

Quatre mois avant son décès, Galeano avait écrit avec tristesse à propos de la disparition des étudiants d’Ayotzinapa, dans l’État de Guerrero, au Mexique. Cette tragédie, résultat du terrorisme d’État, a laissé 43 familles dans l’ombre et l’impuissance de ne pas parvenir à retrouver la trace de leurs enfants. Elle a aussi soulevée des milliers de voix indignées.

Je lis et je partage

Les orphelins de la tragédie d’Ayotzinapa ne sont pas seuls dans la recherche obstinée de leurs chers disparus, perdus dans le chaos des décharges incendiées et des fosses communes pleines de restes humains.

Les accompagnent les voix solidaires et la chaude présence de tout le Mexique et au-delà, et même des stades de football où des joueurs célèbrent leurs buts en dessinant avec leurs doigts dans l’air, le chiffre 43 qui rend hommage aux disparus.

Pendant ce temps, le Président Peña Nieto, de retour de Chine, avertit qu’il espère ne pas avoir besoin d’employer la force, avec un ton de menace.

Le Président a aussi condamné « la violence et toutes les actions abominables commises par ceux qui ne respectent ni la loi ni l’ordre » sans toutefois préciser que ces mal-élevés pouvaient servir à la fabrication de discours menaçants.

Le Président et son épouse la Mouette (« Gaviota » en espagnol), de son nom d’artiste, sont sourds à ce qu’ils ne veulent pas entendre, et jouissent de la solitude du pouvoir.

Le Tribunal permanent des peuples qui a émis sa sentence après trois ans de sessions et des milliers de témoignages ne s’est pas trompé en affirmant que « dans ce règne d’impunité, il y a des crimes sans assassins, des tortures sans bourreaux, et des viols sans violeurs ».

Le Manifeste des Représentants de la Culture Mexicaine alla dans le même sens : « Les Gouvernements ont perdu le contrôle de la peur ; la fureur qu’ils ont déchainée est en train de se retourner contre eux ». Après San Cristobal de las Casas, l’Armée Zapatiste de libération nationale dit à sa façon : « Il est merveilleux et terrible à la fois que les pauvres qui aspirent à être maîtres d’école soient devenus les meilleurs professeurs, avec la force de leur douleur convertie en digne colère pour que le Mexique et le monde s’éveillent, demandent et questionnent »6.

Dès leur première apparition publique en 1994, les Zapatistes ont eu une grand influence sur Galeano qui, jusqu’à la fin de ses jours, a répandu leur message, ces vérités parlées depuis les montagnes des territoires du Chiapas.

Le soulèvement venait de commencer quand Galeano a écrit dans son « Message au dialogue avec la société civile » :

Au Chiapas, les personnes masquées démasqueront le pouvoir. Et non seulement le pouvoir local, qui est entre les mains des dévastateurs de forêts et des oppresseurs. Depuis un an et demi, la rébellion zapatiste vient dénuder le pouvoir qui règne sur tout le Mexique (…) les zapatistes sont au Chiapas, mais ils sont partout. Ils sont peu nombreux, mais ils ont plusieurs ambassadeurs spontanés. Comme personne ne nomme ces ambassadeurs, personne ne peut les destituer de leurs fonctions. Comme personne ne les paie, personne ne peut les compter. Ni les acheter7.

En 1996, Galeano a visité le Chiapas, « les Caracoles »8 et les centres politiques et culturels de l’EZLN. Il a assisté à la « Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme » qui a eu lieu à La Realidad. Parmi ses nombreux écrits sur le Chiapas, il raconte sur sa visite à la communauté d’Oventik :

Ils nous ont ouvert leurs portes, les oubliés de la terre. Ce sont eux les plus généreux, ceux et celles qui sont les plus pauvres des pauvres de toute pauvreté. Dans les communautés zapatistes de la jungle Lacandona et des hauts plateaux du Chiapas, nous nous sommes rassemblés, nous qui sommes venus de plus de quarante pays : « Venez offrir votre parole », les propriétaires de la maison nous ont interpelés9.

Eduardo Galeano a été un interlocuteur très important pour les zapatistes. Les liens de communication et de solidarité entre le mouvement zapatiste et Galeano lui ont valu qu’un des leaders révolutionnaires ait emprunté son nom. Cependant, le « Galeano » zapatiste, l’enseignant normaliste José Luis López Solis, a été assassiné en mai 2014 aux mains de la CIOAC (Central Independiente de Obreros y Campesinos Histórica), un groupe paramilitaire lié au parti politique PRD10 lors d’une attaque contre le BAEZLN (Base de Apoyo del Ejercito Zapatista de Liberación Nacional) à La Realidad, la même communauté que Galeano avait visité deux décennies plus tôt. Cette attaque a fait en sorte que le Sous-commandant Marcos, après une absence de cinq ans, est sorti publiquement pour annoncer qu’à l’avenir, le Sous-commandant Insurgent Moisés le remplacerait comme porte-parole du mouvement zapatiste et que de son personnage enterré naîtrait un nouveau : le Sous-commandant Galeano11.

Des milliers d’autres textes ont été écrits par Galeano. Des contes sans queue ni tête, des légendes revisitées de tous les coins du monde, des rêves et des cauchemars, des messages de luttes chargés de puissance contre les mauvais gouvernements, mais aussi des messages d’espoir et d’admiration face à la résistance menée par des femmes et des peuples qui viennent :

…du plus éloigné dans le temps et du plus profond de la Terre : il y a beaucoup à dénoncer, mais aussi beaucoup à célébrer. Après tout, cinq siècles d’horreur n’ont pas pu exterminer les communautés, ni leur manière millénaire de travailler et de vivre en solidarité humaine et en communion avec la nature12.

Hasta siempre Compañero Galeano, source universelle d’inspiration et de résistance! Nous continuerons à rêver d’un monde à l’envers.

 

Photo : Heriberto Rodriguez, 1996

 


Notes

[1] Première édition en espagnol : Las venas abiertas de América Latina. (1971) Editorial S XXI, México. Première édition en français Les Veines ouvertes de l’Amérique latine. (1981) Ed. Terre Humain, France. Trad. Claude Couffon.
[2] Parmi les publications traduites au français : Jours et nuits d’amour et de guerre (1978), Le Football : Ombre et lumière (1995), Sens dessus dessous : L’école du monde à l’envers (1998), Le libre des étreintes (1989), Mémoire du feu (1982-1984-1986), Les voix du temps (1981), La chanson que nous chantons (1975), Parole vagabondes (1993), Amérique : la découverte qui n›a pas encore eu lieu (1998).
[3] Extrait de « Le livre des étreintes » (El libro de los abrazos, 1989), traduit au français par Pierre Guillaumin (2012), en ligne : https://schabrieres.wordpress.com
[4] Traduction libre par Raymond Robitaille. Extrait de « Curso básico de racismo y de machismo » du livre « Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers » (Patas arribas. La escuela del mundo al revés, Ed. Siglo XXI, 1998).
[5] Le libre posthume est intitulé « Mujeres », Ed. Siglo XXI, 2015
[6] Texte original : Leo y comparto,(2014), en ligne : http://www.pagina12.com.ar/. Traduit de l’espagnol par irisinda : http://www.legrandsoir.info
[7] Galeano, E. (1995). « El desafío », en ligne : http://clajadep.lahaine.org/?p=5721
[8] Les « Caracoles » sont une forme d’organisation socio-territoriale des communautés zapatistes.
[9] Traduction de Galeano, E. (1996). « Viene el zapatismo de lo más lejos del tiempo y de lo más hondo de la tierra ». Crónica de Chiapas. La Jornada, 7 août, en ligne : http://www.jornada.unam.mx
[10] Gilly, A. (2014). « Mataron a Galeano, el zapatista ». Carta a Eduardo Galeano, en ligne: http://www.jornada.unam.mx
[11] Coutiño, G. (2015). Eduardo Galeano, su huella quedó en Chiapas, 14 avril, en ligne : https://www.chiapasparalelo.com
[12] Galeano, E. (1996). Op. Cit.

Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL)
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Le Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL) est une organisation de solidarité qui travaille à la défense et à la promotion des droits humains en réciprocité avec les mouvements sociaux et les communautés d’Amérique latine dans la lutte en faveur d’une justice sociale, environnementale, économique et culturelle.