La mémoire fait ressurgir des sentiments, des émotions et des images. C’est un élément essentiel de la vie qui permet d’accéder à une identité grâce à la reconnaissance des expériences vécues. Ce souvenir est un processus de socialisation, qui nous permet non seulement de nous reconnaître, mais aussi ce qui nous entoure.
Enquêter, documenter, enregistrer, photographier ou filmer pendant les 17 années qu’a duré la dictature de Pinochet n’a jamais été une tâche innocente. Dès le coup d’État du 11 septembre 1973, le pays dirigé par la Junte militaire était en état de siège et le couvre-feu fut imposé. Le Parlement a été fermé, les partisans du président Salvador Allende ont été arrêtés et persécutés. Malgré la censure, sans aucune liberté de presse, des correspondants étrangers, des journalistes, photographes, cameramen chiliens ont capté et diffusé la partie visible et invisible du quotidien, de la répression et de la résistance.
Dans ce contexte, toute image, tout témoignage, pamphlet ou affiche, tout objet artisanal modelé en prison a été classé comme subversif pour ce qui est révélé et donc dénoncé, ce qui constitue mille pièces d’un puzzle, véritable carte visuelle de la douleur, de la violation des droits humains, de la révolte et de la soif de liberté et de démocratie. À cette époque, Internet n’existait pas, ni les téléphones cellulaires, et les appareils photo et caméras n’utilisaient que des négatifs.
C’est ainsi qu’est restitué, pièce par pièce, ce voyage dans la mémoire de ce pays, mémoire douloureuse, souvent étouffée sous le poids du silence, mais aussi mémoire vivante, tremplin vers l’avenir, porteuse d’espérances à recréer, de chemins à tracer, de vies à « écrire ».
Des photos, affiches et documents audiovisuels de cette « carte de la mémoire » font partie de l’exposition itinérante « Lieux de la mémoire : un musée contre l’oubli » qui regroupe trois expositions différentes organisées par le Musée de la mémoire et droits humains du Chili.
Un putsch pour se débarrasser d’un président élu démocratiquement
Les images du bombardement du palais présidentiel, filmées par Peter Hellmich, sont uniques et ont été prises de l’hôtel Carrera, en face de La Moneda. De son côté, le cameraman Pedro Chaskel est le seul à avoir filmé, juste avant le bombardement, les avions Hawker Hunter.
La Moneda, en feu, est le premier icône qui annonce le renversement du président Allende, comme une allégorie éloquente de la perte de la démocratie, des libertés et de la voie chilienne vers le socialisme. Le drapeau qui brûle sur la façade du palais et la fumée qui l’enveloppe, se sont inscrits à jamais dans la mémoire.
Une des dernières photos du président Salvador Allende à La Moneda, sur laquelle il porte un casque et s’adresse, armé, au peuple en annonçant qu’il ne se rendra pas, a été publiée anonymement par le New York Times. Fin 1973, la Fondation mondiale de la photo de presse l’a élue « photo de l’année ». Ce n’est qu’en 2007, après la mort de Luis Orlando Lagos, à l’âge de 94 ans, qu’il a été révélé que c’était lui qui avait pris ces photos. Au moment du coup d’État, il était photographe officiel du palais présidentiel.
À partir du 16 septembre 1973, des correspondants et photographes étrangers ont débarqué à Santiago. Parmi eux, Chas Gerretsen, ancien correspondant de la guerre du Vietnam, qui travaillait alors pour l’agence Gamma et la revue Time. Il fut choisi par les hautes autorités militaires pour photographier une cérémonie religieuse.
C’est de là que vient la fameuse photo de Pinochet, avec des lunettes noires, qui a aussi fait le tour du monde. Deux portraits qui symbolisent la tragédie que va connaître le Chili.
La Moneda détruite devient, une semaine après, un lieu qui attire des centaines de personnes, bouleversées et muettes. Des photographes chiliens indépendants, tels que Marcelo Montecino et Luis Poirot, ainsi que de nombreux journalistes étrangers ont laissé des témoignages visuels qui sont de véritables pièces d’un puzzle qui, aujourd’hui, nous aident à construire une carte visuelle de la mémoire.
Autodafés des archives de la mémoire
L’autodafé était considéré comme un acte de foi à l’époque de l’Inquisition espagnole. Avec le temps, ce terme est devenu synonyme d’une exécution d’hérétiques par le feu. Ce terme fut employé pour désigner la destruction par le feu que l’Allemagne nazie, l’Espagne franquiste ou la révolution culturelle de Mao appliquèrent aux ouvrages dissidents. Les putschistes proclamaient qu’il fallait extirper le cancer marxiste qu’incarnait le gouvernement d’Allende.
Avec les cendres de La Moneda commence le deuil, et le portrait d’Allende devient une image proscrite, dangereuse pour ceux et celles qui conservent des affiches ou des livres avec son visage. Des images à mettre au feu.
Avec la liturgie putschiste, le feu est devenu un élément distinct. L’image de militaires brûlant des livres est une autre icône. Ce sont des livres, des affiches, des revues confisquées lors de perquisitions. Les partisans d’Allende brûlaient aussi, ou cachaient, leurs livres et des disques de vinyle. Des bibliothèques entières ont été cachées sous les toits et des archives de films ont été sorties clandestinement du pays.
Des camps de prisonniers de guerre?
Les arrestations des opposant-e-s au régime militaire se sont multipliées, du nord au sud du pays, des camps de concentration ont été ouverts : plus de sept mille prisonniers de guerre, comme on les appelait, sont passés par le Stade national, c’est là qu’on interrogeait, torturait et fusillait. Des images de correspondants étrangers, comme David Burnett et de photographes tels que Marcelo Montecino et Domingo Politi en témoignent.
En même temps, au centre du pays fonctionnaient des centres de détention : 3 et 4 Alamos, Villa Grimaldi, Ritoque, Tejas Verdes et Puchuncavi. À l’extrême sud, un camp a été instauré sur l’île Dawson. Au nord, des camps de concentration fonctionnaient à Chacabuco et Pisagua, où deux correspondants étrangers, Peter Hellmich et Miguel Herberg, ont été autorisés à entrer et à filmer dans un but de relation publique.
Opération nettoyage
C’est « l’Opération nettoyage » effectuée par l’armée pour effacer tout ce qui pouvait évoquer le gouvernement d’Allende. Les registres électoraux ont aussi été brûlés, n’étant plus nécessaires. Le droit de vote, l’exercice de la démocratie et la liberté d’expression partaient en fumée, et toutes ces images révélaient l’installation de la dictature.
Des musiciens ont été interdits : Quilapayun, Inti-iIlimani, Victor Jara, Violeta Parra, ainsi que les instruments de musique andine, dont la quena et le charango.
Le chemin de l’exil fut donc la seule échappatoire pour ne pas être arrêté, torturé ou porté disparu. À l’occasion du deuxième anniversaire du coup d’État, lors d’une cérémonie militaire, Pinochet a allumé la « flamme de la liberté » et a ordonné de construire un « autel de la patrie » qui devrait accueillir cette flamme perpétuelle.
Restaurer et réhabiliter le Palais présidentiel de la Moneda a pris plus de sept ans. Pendant tout ce temps, la Junte militaire continuait à éliminer toute trace des années passées, un véritable attentat contre la mémoire, une manière d’imposer l’amnésie de tout un peuple.
Vivants ils les ont emmenés, vivants nous les voulons
L’ordre régnait, l’état de siège et le couvre-feu ont été imposés durant plusieurs années, la censure et l’autocensure ont régné du nord au sud. Toute activité culturelle était surveillée ou interdite, le pays vivait dans la noirceur.
Grâce au Vicariat de la solidarité lié à l’Église catholique, les premiers signes de résistance culturelle et politique sont apparus. La défense des droits humains était au centre de son action. Les parents des détenus disparus se sont organisés, ce sont eux qui, les premiers, se servirent des photos de leurs proches en les portant sur leurs vêtements ou en les montrant sur la voie publique pour dénoncer les disparitions.
Les femmes se regroupèrent dans des ateliers d’arpilleras. Par la broderie, elles ont représenté la vie quotidienne sous la dictature, dénoncé les abus et les violations des droits humains et la résistance. Être surpris avec une arpillera lors d’une perquisition était fatal. Il fallait absolument les cacher. Les portraits des détenu-e-s disparu-e-s, les arpilleras et les œuvres d’artisanat sont des icônes qui permettent de se souvenir et de comprendre.
Dans les camps de détention, les prisonniers faisaient de l’artisanat et dessinaient. Des dizaines de leurs œuvres, minuscules, ont été cachées et conservées, une icône de plus qui aide à imaginer la carte visuelle de la mémoire. Ces photos portraits, ces arpilleras, artisanat et dessins faits en prison font aujourd’hui partie de la collection du Musée de la mémoire.
La consigne, c’est résister à l’oppression
En 1980, Pinochet imposa une nouvelle constitution qui est toujours en vigueur aujourd’hui. En même temps, le début des années 1980 fut marqué par un bouleversement de la situation politique. Des journées de protestation nationale eurent lieu régulièrement : des manifestations dans les rues, des barricades, des grèves, ainsi que des affrontements avec la police et les militaires. L’état de siège fut réinstauré.
Malgré la censure et la répression, des journalistes, photographes et cameramen étaient présents, c’est leur travail très risqué qui a été l’une des sources essentielles pour rassembler les pièces d’une carte visuelle de la mémoire en décrivant la vie urbaine sous la dictature et la cruauté de la répression. Ils se sont transformés en la voix et les yeux de la société et se sont regroupés en l’Association des photographes indépendants (AFI). À la fin des années 1980, l’AFI comptait plus de 300 photographes, beaucoup de leurs photos font partie de l’exposition itinérante « Lieux de la mémoire : un musée contre l’oubli ».
Leurs images ont commencé à faire le tour du monde. Au Chili même, de temps en temps, dans des revues et journaux d’opposition, certaines photos illustraient des articles. En septembre 1984, après plusieurs mois de protestation, le communiqué n° 19 du ministère de la Défense nationale ordonna que les revues et journaux « Análisis », « Apsi », « Cauce » et « Fortín Mapocho » restreignent leur contenu à des textes exclusivement écrits et ne publient aucun type d’images de protestations contre le gouvernement militaire.
À ce même moment, le registre audiovisuel indépendant émerge. Des groupes comme Ciné-Ojo et Tele-Analisis qui regroupaient des journalistes, des cameramen et des documentaristes au Chili et en exil, ont permis d’évoquer et de remémorer, 30 ans plus tard, les journées de protestation contre la dictature.
Une partie de la collection de pamphlets et affiches de la résistance et de la solidarité internationale du Musée de la Mémoire avec la collection d’affiches provenant des archives du Centre de recherche en imagerie populaire (CRIP) de l’UQAM, nous permettent de mesurer la diversité des icônes de cette carte visuelle de la mémoire qui témoignent de l’ampleur du mouvement de solidarité envers la lutte du peuple chilien.
Non, jusqu’à vaincre!
En octobre 1988, la Junte militaire organisa un référendum. La question était : « Êtes-vous d’accord, oui ou non, pour que le général Pinochet reste au pouvoir huit ans de plus ? » Les Chilien-ne-s votèrent massivement. Le NON triompha avec 54,71 % des voix. C’est le début de la fin du régime militaire et, en décembre 1989, des élections présidentielles et parlementaires ont lieu. Patricio Aylwin est élu président du Chili et c’est une transition démocratique qui commence après 17 ans de dictature.
Le peuple chilien comprit que la récupération de la démocratie devait accompagner la nécessité de vérité et de justice, c’est pourquoi des commissions d’enquête ont été constituées pour honorer et dédommager les victimes et construire la mémoire du passé.
En 1991, la Commission nationale de vérité et réconciliation (Rapport Rettig) confirma que durant la dictature, 3 215 cas d’exécution politique et de disparition de personnes avaient été commis. Ce rapport évoquait l’idée de créer un musée comme réparation symbolique aux victimes de violations des droits humains et comme projet éducatif pour les nouvelles générations.
En 2005, la Commission nationale sur la prison politique et la torture (Commission Valech) a identifié 1 132 lieux de réclusion à travers tout le Chili et 38 254 personnes ont été reconnues victimes de torture et d’emprisonnement.
Ce n’est qu’en 2007 que la présidente Bachelet a annoncé la création du Musée de la mémoire et des droits humains qui fut inauguré en 2010. Les rapports Rettig et Valech ont été conservés dans ce musée.
Aujourd’hui, la collection du musée comprend plus de 200 000 documents et objets dont un nombre important de matériel photographique et audiovisuel, ce qui permet de découvrir et de comprendre une partie importante de l’histoire du Chili entre 1973 et 1990 : le coup d’État, la répression, l’exil, la résistance, la solidarité internationale et la réparation pour les victimes des violations des droits humains.
C’est dans le Musée que sont regroupées mille pièces de ce puzzle qui permettent de constituer cette carte visuelle de la mémoire.
À 40 ans du coup d’État
En mai 2011, les étudiant-e-s chilien-ne-s ont déclenché une grève générale illimitée qui a duré sept mois. L’enjeu? Des universités trop chères, des programmes de piètre qualité et un système mal géré. Des écoles secondaires se sont également jointes au mouvement avec leurs propres revendications. Le mouvement étudiant a mis en évidence l’héritage de la dictature 20 ans après le retour de la démocratie et a donné un nouvel élan à l’urgence d’approfondir cette dernière. Le pays se trouve face à des enjeux qui exigent de vrais changements.
Dans ce contexte, la commémoration des 40 ans du coup d’État eut lieu en septembre 2013. La société chilienne vécut une sorte de catharsis collective, alors que plusieurs cérémonies conviaient une génération née dans la démocratie, et qui a pris conscience du passé récent qu’elle ne connaissait que par ce qu’elle avait entendu et appris de la génération des parents et des grands-parents.
Les images, une fois de plus, permettent de compléter ou de reconstruire cette carte visuelle de la mémoire toujours chargée d’émotion, d’omissions, de colère et de tristesse.
- Le Stade National a été déclaré, en 2003, monument historique. Dix ans plus tard, une partie des vestiaires et des gradins où des milliers de personnes avaient été arrêtées et torturées a été restaurée symboliquement comme un lieu de mémoire.
- À la télévision, en septembre 2013, plusieurs programmes commémoratifs et des documentaires ont été diffusés avec un taux d’écoute très élevé. La série qui a eu le plus d’impact est « Chili, images interdites – 40 ans après ».
- Sur une des avenues les plus importantes de Santiago, la Alameda, près de 1 210 jeunes surprirent les piétons en formant pendant plus de 10 minutes une chaîne humaine de corps étendus par terre sur presque 2 kilomètres, en souvenir des personnes assassinées et torturées sous la dictature.
- À la Bibliothèque Nicanor Parra de l’Université Diego Portales l’exposition « Livres brûlés, cachés et récupérés après 40 ans du coup d’État » a été inaugurée. Les étudiant-e-s ont découvert les autodafés au moment du coup d’État, avec les photos des militaires brûlant des livres, des affiches, des disques vinyle et une collection des œuvres et des auteurs qui ont été transformés en cendres.
- Le Musée de la mémoire et droits de la personne a inauguré l’exposition « Fragments / Mémoire / Images : après 40 ans du coup d’État », qui est un hommage au travail de photographes, de journalistes et de personnes anonymes qui témoignent de leur rôle à différents moments des 17 ans de la dictature militaire.
Des photos de cette exposition font partie de l’exposition itinérante « Lieux de la mémoire : un musée contre l’oubli ».
En 2013, 23 000 personnes ont participé à des visites guidées du musée. Plus de 55 % de ces visites ont été effectuées par des élèves des écoles primaires et secondaires et presque 20 % des visiteurs sont des touristes étrangers.
Depuis sa création, le Musée de la mémoire est devenu une véritable école. En janvier 2016, il vient de commémorer son sixième anniversaire. Plus de deux millions de personnes l’ont visité ou l’ont découvert à travers Internet. C’est un des musées les plus fréquentés du pays, surtout par des jeunes : 80 % des visiteurs ont moins de 30 ans.
Découvrir le Musée de la mémoire est comme relire et compléter la Carte visuelle de la mémoire, toujours en cours, cela m’évoque ces vers de Mario Benedetti : « L’oubli est tellement plein de mémoire, que parfois les souvenirs n’entrent plus. »
Photo : Musée de la mémoire et des droits humains, Santiago, Chili. / Photographie de Matias Poblete Aravena
Gaston A. Ancelovici
Gaston A. Ancelovici est architecte et journaliste de formation. Durant de nombreuses années, il a travaillé comme producteur et réalisateur de documentaires d’auteur, dont les thèmes se situent en Amérique latine (Chili, Mexique, Brésil, Équateur). Plusieurs d’entre eux ont été diffusés à la télévision canadienne, française et chilienne. Entre autres, Merci la vie - Chacabuco, la mémoire du silence - Valparaiso au cœur, Jour des morts, fête du souvenir - Neruda au cœur - Le Chili en transition, Les nouveaux croisés - Récits d’une guerre quotidienne, Chili, je n’invoque pas ton nom en vain.