La pandémie de COVID-19 met les politiques publiques à rude épreuve et exige des actions rapides et en temps opportun de la part des fonctionnaires d’État. La lenteur, voire l’absence de prise de décision et de leur mise en œuvre ont des conséquences tragiques ; ce sont les groupes sociaux les plus vulnérables qui souffrent le plus. Dans ce cas, les nombreuses faiblesses des politiques publiques destinées aux Autochtones ont fait surface : la pandémie en expose et en amplifie les déficiences.
São Gabriel da Cachoeira, une municipalité autochtone
Le territoire brésilien abrite 820 000 personnes autochtones de 305 peuples différents. Le nord du pays concentre 37,39 % de cette population (305 873 individus) dont le contingent le plus important est établi dans l’État d’Amazonas. Quelques municipalités brésiliennes rassemblent une majorité autochtone : parmi elles, São Gabriel da Cachoeira (SGC) [1], dont 76,6 % de la population est autochtone, représentant plus de 29 000 personnes. La région est située à l’extrême nord-ouest du territoire brésilien, à la frontière avec la Colombie et le Venezuela ; c’est d’ailleurs par São Gabriel que la rivière Rio Negro commence son voyage en terres brésiliennes. Dans le bassin du Rio Negro, 23 peuples autochtones vivent ensemble.
Cet article souligne les (in)adéquations et les effets des programmes de transfert de revenus du gouvernement fédéral brésilien — Programa Bolsa Família (Programme de prestations familiales, PBF) et le programme d’aide d’urgence (AuxEm) — sur les peuples autochtones de la région du Rio Negro, dans l’État d’Amazonas. Il décrit comment les problèmes qui étaient déjà présents au sein du PBF sont aggravés par des erreurs dans la mise en place d’actions pour faire face à la pandémie. Ces actions, dites d’urgence, sont extrêmement lentes, et reflètent un manque de connaissance des besoins réels et locaux des peuples autochtones, étant donnée l’absence de dispositifs sociaux d’écoute et de délibération participative. Les effets négatifs s’accumulent et révèlent la négligence dans la garantie du droit à la vie des peuples autochtones, d’une part, et les dommages causés à la charge publique, d’autre part.
Les problèmes des programmes de transfert de revenus dans la municipalité de São Gabriel da Cachoeira (SGC)
Institutionnalisé en 2004, le PBF a unifié certains programmes de transfert de revenus, dont la « bourse-école » (Bolsa Escola) et la « bourse alimentation » (Bolsa Alimentação). L’idée était qu’un seul programme faciliterait la gestion et faciliterait l’étendue territoriale et démographique de ses avantages. Au cours de la dernière décennie, le gouvernement a pris des mesures pour « identifier activement » les familles qui étaient exclues du programme et leur en garantir l’accès, ce qui s’est traduit par une augmentation significative du nombre de bénéficiaires.
Dans le cas des peuples autochtones, l’identification a permis à des personnes qui vivaient loin des centres urbains, dans des endroits où les services publics n’étaient pas disponibles, d’avoir accès à la politique. Le PBF a aussi subi quelques rectifications opérationnelles destinées aux bénéficiaires autochtones. Les familles autochtones ont obtenu un statut dit « prioritaire » [2] dans l’obtention de la prestation par rapport à d’autres familles ayant un revenu équivalent. À SGC, en juillet 2020, 97,5 % des quelques 5 500 familles bénéficiaires parmi les groupes prioritaires étaient autochtones. Il était également prévu d’améliorer la formation aux gestionnaires et aux équipes de soin de ces familles dans le respect de leurs spécificités culturelles.
Les problèmes liés à la mise en application des programmes de transfert de revenus dans la région de l’Alto-Rio Negro (Haut Rio Negro) ont commencé bien avant la pandémie. Depuis 2013, des études mandatées par les organismes gouvernementaux signalent une « incompréhension totale » des aspects du programme par les bénéficiaires autochtones [3]. Les études exposent deux raisons principales de ce malentendu : (1) la désinformation et l’opacité des règles et procédures quant à la communication des fonctionnaires avec les bénéficiaires, et (2) l’absence de campagnes d’information organisées en collaboration avec les peuples autochtones locaux et rédigées en langue d’origine. Un autre point contraignant mis en évidence par les études était de nature bureaucratique : l’exigence excessive de la documentation en version papier ainsi que la nécessité de comprendre les opérations bancaires impliquant des mots de passe et des cartes magnétiques, notamment, entravent l’accès aux ressources des familles autochtones. D’autres occasions documentées montrent que ces procédures exposent les familles autochtones à des situations de vulnérabilité économique, notamment face à l’opportunisme de certains marchands locaux qui profitent de leur méconnaissance pour demeurer en possession des cartes magnétiques et fixer des prix abusifs.
En outre, on observe un manque de ressources pour la mise en application des politiques publiques dans cette municipalité aux dimensions territoriales étendues (109 181 245 km²), tel le nombre insuffisant de véhicules pour faire le suivi des conditions qui devraient aboutir à la finalité du programme. En conséquence, le flux migratoire saisonnier des peuples autochtones vers la zone urbaine s’intensifie. C’est le cas des peuples Hupd’äh et Yuhup ́dëh, considérés comme des contacts récents (jusque récemment ces peuples vivaient sans interaction avec la société blanche). Lorsqu’ils et elles arrivent en ville, les Autochtones restent des mois à camper dans des conditions précaires dans des tentes en toile près d’un embarcadère de la rivière Rio Negro, accentuant les vulnérabilités et leur exposition à la discrimination [4]. Les familles autochtones disposent également de peu de ressources financières pour payer des déplacements constants et n’ont pas suffisamment accès aux transports pour se déplacer.
Entre 2013 et 2019, l’État a commencé à chercher des solutions aux problèmes signalés, en embauchant des locuteurs de langues autochtones locales, en étendant les heures de service, et en établissant des partenariats pour le relais de marchandises visant à épargner les déplacements à partir des communautés éloignées. Une autre réponse a été la mobilisation d’équipes de santé autochtones et la distribution de paniers de produits de base pour minimiser les problèmes locaux de sécurité alimentaire. En outre, les équipes ont organisé des ateliers et des réunions sur les terres autochtones afin de fournir plus d’informations sur la délivrance de documents civils.
Les impacts de la pandémie
En février 2020, le ministre de la Santé a officiellement publié la Déclaration d’urgence, qui comportait des mesures visant à prévenir, contrôler et contenir les risques liés à la COVID-19 dans tout le pays. La Fondation nationale de l’Indien (FUNAI) a publié l’ordonnance 419 en mars, qui donnait les lignes directrices pour la protection des peuples autochtones. Ainsi, les permis d’entrée dans les terres autochtones à travers le pays ont été suspendus, tandis que des mesures ont été adoptées pour interrompre les déplacements en bateau tout au long de Rio Negro. Ces mesures étaient indispensables compte tenu de la fragilité immunologique reconnue des peuples autochtones et des conditions de vie des communautés vivant dans des logements précaires dépourvus d’installations sanitaires de base en zone urbaine et périurbaine. De plus, la ville de SGC ne disposait pas d’unités de soins intensifs ni de respirateurs mécaniques pour répondre aux besoins de la population.
Les difficultés d’accès aux services publics dans la région de l’Alto-Rio Negro ont été identifiées depuis longtemps et c’est pour y répondre que le Forum interinstitutionnel des politiques publiques a été créé, en 2010. La demande d’un réseau de santé publique adéquat, dont l’absence se reflète par l’apparition d’épidémies successives (en particulier le paludisme et la dengue) au sein de la population s’éternise depuis des décennies. Tenant compte des progrès imminents de la pandémie dans la région, le Forum, accompagné d’institutions d’État et de groupes autochtones et ecclésiastiques, a décidé d’interdire l’accès des peuples non autochtones aux terres autochtones de la région, en mettant l’accent sur l’approvisionnement en médicaments et en nourriture et le souci de réduire la fréquence de « descente » des peuples autochtones à la ville.
La gestion des impacts par la judiciarisation
Malgré les actions du Forum, les mesures prises par l’État sont insatisfaisantes, inadéquates et insuffisantes pour organiser l’isolement sanitaire des peuples autochtones dans leurs villages, encourageant la formation de files d’attente et d’agglomérations pour l’accès aux ressources.
Par conséquent, la voie de sortie a été par la judiciarisation. En mai 2020, après de nombreuses recommandations de diverses agences d’État, et motivé par des plaintes successives et les mises en garde sur l’aggravation de la situation de la part d’organisations autochtones et alliées de la région, le Ministère public fédéral (MPF) a déposé trois actions qui se sont distinguées dans l’étendue géographique de leur portée et par les institutions interpellées.
Le juge a accepté les demandes du MPF et a exigé l’adéquation des programmes facilitant la protection des Autochtones dans le contexte de COVID-19. Parmi les mesures à mettre en place rapidement par l’État, on compte :
– La prolongation du délai de prestations pour plus de 6 mois (180 jours) ;
– L’adéquation des demandes gouvernementales liées aux programmes ;
– L’adoption de mécanismes facilitant l’accès des agents publics aux zones reculées, afin d’éviter le déplacement des résidents autochtones vers les centres urbains ;
– La mise en œuvre d’une distribution alimentaire ou de mécanismes similaires dans les villages ;
– La préparation et la diffusion de matériel d’information destiné aux peuples autochtones, incluant des conseils sur l’accès aux avantages et sur comment minimiser les risques de contamination de la COVID-19.
– L’extension des heures de service des succursales bancaires et des maisons de loterie pour faciliter les retraits bancaires.
Malgré la décision du Tribunal, les mesures n’ont pas été mises en place, y compris la livraison de paniers de base à la population autochtone, tout ceci nonobstant l’amende journalière élevée prévue en cas de non-conformité. En outre, la surveillance des mesures adoptées par les organismes et institutions publics était déficiente. Il convient également de mentionner que l’une des demandes faisait état du besoin d’un soutien logistique de la part de l’armée brésilienne, étant donné que São Gabriel est située dans une région frontalière. Selon la législation nationale, la mobilisation de l’armée est à la discrétion du pouvoir exécutif, qui n’a pas assuré son rôle dans cette demande de protection.
Ce manque d’opérabilité des politiques publiques destinées aux Autochtones expose l’absence de volonté du gouvernement fédéral à garantir le droit à la vie des peuples. Il montre également que même les dommages causés au fonds foncier (les amendes pour non-respect du jugement) ne poussent pas le gouvernement à inverser la lenteur et l’inefficacité des actions publiques dans le pays. L’absence historique d’un programme gouvernemental de nature multiculturelle reflète la persistance du racisme systémique au Brésil. Cet article met en lumière la pluralité des stratégies mobilisées pour faire valoir les demandes des peuples. Dans ce cas précis, la judiciarisation a été un moyen d’essayer de faire porter et respecter la voix autochtone au Brésil. Ainsi, la performance du Ministère public fédéral a été cohérente avec son rôle de maintien de la démocratie comme instrument d’accès à la justice pour les peuples autochtones, notamment dans l’acquisition de leurs droits fondamentaux et dans la réduction des inégalités générées par les politiques publiques [5].
Considérations finales
Dans ces temps de pandémies, il est clair que celle causée par le nouveau coronavirus accentue les vulnérabilités sociales. Dans le cas des peuples autochtones de l’Alto-Rio Negro, les conditions de vie des Autochtones se dégradent. Le modus operandi des structures étatiques est inadéquat et dépassé, et constitue, au contraire, un obstacle au respect des droits des peuples autochtones pourtant déclarés constitutionnellement et internationalement.
Pour une bonne gestion des politiques publiques concernant les peuples autochtones, il est indispensable de déconstruire la conception totalisante de la notion d’autochtonie. Bien que créée pour définir un groupe d’individus à qui des actions publiques spécifiques sont destinées, son utilisation inappropriée peut anéantir précisément ce que l’on veut préserver, c’est-à-dire la diversité des peuples et des cultures qui la composent. Une autre question à traiter est le modèle centralisé de prise de décision de la sphère fédérale, qui ne tient pas compte des dimensions territoriales et des réalités locales spécifiques des différents peuples autochtones.
La judiciarisation a cette fois servi à dénoncer les failles des politiques de transfert de revenus destinées aux peuples autochtones en temps de pandémie. Bien que la réalisation des droits se fasse toujours attendre, la réussite de ce processus réside dans l’alignement d’une agence de l’État avec les revendications des mouvements sociaux pour la protection de la dignité autochtone.
Photographie: Files d’attente pour les prestations de transfert de revenu dans la SGC pendant la pandémie. Source : Institut socio-environnemental (2020)
Traduction par Daniel Guymaraes, avec la collaboration essentielle de Rosa Peralta
Notes:
[1] Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística-IBGE (2012). Os indígenas no Censo Demográfico 2010 : primeiras considerações com base no quesito cor ou raça, en ligne : https://www.ibge.gov.br/indigenas/indigena_censo2010.pdf
[2] Les groupes prioritaires sont également des familles quilombolas et des personnes sauvées du travail esclavagistes, bien qu’il soit admis qu’il existe une plus grande diversité de groupes familiaux ayant des spécificités culturelles qui pourraient faire partie de cette catégorie. Voir : Brasília : Ministério do Desenvolvimento Social e Combate à Fome (2014). Estudo sobre o desenho, a gestão, a implementação e os fluxos de acompanhamento das condicionalidades de saúde associadas ao Programa Bolsa Família (PBF) para povos indígenas, en ligne : https://aplicacoes.mds.gov.br/sagi/pesquisas/documentos/pdf/
sumario_139.pdf
[3] Brasília : Ministério do Desenvolvimento Social e Combate à Fome (2016). Estudos Etnográficos sobre o Programa Bolsa Família entre Povos Indígenas, en ligne : https://fpabramo.org.br/acervosocial/wp-content/uploads/sites/7/2017/08/513.pdf. Silva, José Jaime da, Bruno, Miguel Antonio Pinho et Silva, Denise Britz do Nascimento (2020). « Pobreza multidimensional no Brasil : uma análise do período 2004-2015 », Brazilian Journal of Political Economy, vol. 40, no. 1, p. 138-160.
[4] Silva, Rafael Moreira Serra da (2017). Signos de pobreza : uma etnografia dos Hupd’äh e dos benefícios sociais no Alto Rio Negro, mémoire. Universidade Federal de Santa Catarina.
[5] Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes-CEPAL (2019). « Implementando Desigualdades : Reprodução de Desigualdades na Implementação de Políticas Públicas », en ligne : https://www.ipea.gov.br/portal/images/stories/PDFs/livros/livros/190612_
implementando_desigualdades.pdf