La façon dont s’entrecroisent la discrimination et la marginalisation historiques des femmes et celle des peuples autochtones est une réalité qui à ce jour demeure enchevêtrée pour la communauté mondiale. Les multiples couches d’oppression dont sont victimes les femmes autochtones n’affectent pas que ces dernières : elles empêchent aussi la société dans son ensemble d’atteindre l’objectif d’un monde véritablement libre.
En tant que femmes, les chaînes du sexisme et les préjugés résultant de la culture et des relations de pouvoir patriarcales les accablent; pour les peuples autochtones dont elles font partie, les droits territoriaux et l’autodétermination demeurent les questions les plus pressantes, questions qui ne sont toujours pas résolues. Partout dans le monde, les nombreux cas de violation des droits humains des femmes autochtones, incluant les agressions sexuelles, les viols collectifs, l’esclavage sexuel, les meurtres, les enlèvements, le harcèlement et l’intimidation, s’ajoutent au nombre croissant d’homicides et de déplacements forcés subis par les peuples autochtones. Les femmes autochtones se trouvent ainsi à faire face à un ensemble d’attaques comportant de multiples facettes.
Nous avons cependant eu la preuve à maintes reprises que l’oppression donne naissance à des espoirs d’émancipation ainsi qu’à de grandes luttes. Nous avons aussi assisté, historiquement, à la montée des femmes autochtones, qui s’organisent et prennent les devants pour protéger et défendre leurs droits et leurs communautés.
Les défis
Aux Philippines, le plus haut fonctionnaire du gouvernement est connu pour ses sorties empreintes de misogynie envers les femmes – et les autres voix dissidentes – qui le critiquent. Dans une de ses nombreuses déclarations misogynes, le président Duterte a suggéré aux soldats de l’armée philippine de tirer dans le vagin des femmes rebelles ; selon lui, « sans vagin, elles n’auront aucune utilité » [1]. Il a aussi traité Agnès Callamard, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, de « fille de prostituée » et « d’idiote » après l’avoir entendue critiquer sévèrement les exécutions extrajudiciaires endémiques liées à la « guerre contre la drogue » du gouvernement philippin [2].
La discrimination et le sexisme se traduisent dans des politiques gouvernementales qui, depuis longtemps, s’en prennent à la fois aux femmes, à l’environnement et aux peuples autochtones. La libéralisation de l’économie du pays a ouvert les grandes industries nationales et les services publics (énergie, mines) à la concurrence, priorisant les entreprises privées (locales et multinationales) pour la construction et l’exploitation de mégabarrages, de barrages hydroélectriques, de centrales géothermiques et au charbon ; ces projets prennent principalement place dans des communautés autochtones. L’accaparement en masse de terres sous la forme de plantations de palmiers à huile, de bananiers et d’ananas, de même que le zonage économique et l’écotourisme contribuent à mettre les peuples autochtones dans une position vulnérable.
La loi philippine sur l’exploitation minière de 1995 a institutionnalisé encore davantage le pillage extractiviste en autorisant la propriété étrangère (à 100 %) des terres riches en minéraux. Si la situation actuelle laisse déjà à désirer, alors que les investissements étrangers dans les plus grands projets d’extraction et d’énergie se présentent sous la forme d’aides et de prêts nationaux, le pire s’annonce avec le changement constitutionnel vers le fédéralisme actuellement proposé, qui ouvrira la porte à la propriété étrangère des sociétés et des entreprises à la hauteur de 100 %. Par ailleurs, l’intensification de la militarisation dans les communautés autochtones se fait généralement sous le couvert d’opérations anti-insurrectionnelles et antiterroristes. Cette militarisation a eu comme résultats d’innombrables violations des droits humains, et l’impunité qui s’ensuit. Ces attaques seraient liées aux mégaprojets énergétiques et d’extraction des grandes entreprises.
Les militant.e.s, les défenseur.e.s des droits humains, les travailleurs et les travailleuses, les paysan.ne.s ainsi que d’autres groupes marginalisés, y compris les peuples autochtones, sont activement pris pour cible par le gouvernement et les forces armées. Les opérations militaires et paramilitaires soutenues par l’État dans les zones montagneuses et forestières ont entraîné des déplacements forcés, des évacuations et des assassinats, principalement de leaders autochtones.
Les femmes autochtones, discriminées mais inébranlables, attaquées mais déterminées, ont choisi d’étendre leur unité et d’être aux premières lignes de la lutte des peuples.
Beverly Longid
Beverly « Sakongan » Longid est une femme igorot de Bontok-Kankanaey, dans la province de Mountain. Elle est actuellement coordonnatrice mondiale du Mouvement international des peuples autochtones pour l’autodétermination et la libération (International Indigenous Peoples Movement for Self-Determination and Liberation, IPMSDL) et coprésidente du Partenariat des organisations de la société civile pour l’efficacité du développement (CSO Partnership for Development Effectiveness, CPDE). En février 2018, Longid a eu une surprise lors de la publication, par le ministère de la Justice, d’une « liste terroriste » renfermant plus de 600 noms : le sien y figure aux côtés de ceux d’au moins 30 autres militant.e.s et organisateur.trice.s communautaires autochtones, de même que de ceux de la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les droits des peuples autochtones, Vicky Corpuz, et de l’ancienne secrétaire du Pacte pour les peuples autochtones d’Asie, Joan Carling.
« Je dénonce cette tentative du gouvernement philippin de menacer, de harceler, d’intimider et de faire taire les militant.e.s. Nos luttes pour les droits, la liberté et la justice des peuples autochtones sont justes et légitimes. C’est le gouvernement Duterte qui est coupable de terrorisme pour avoir perpétré des meurtres et des attentats à la bombe, et pour son rôle dans la militarisation des communautés à travers le pays », a déclaré Longid.
Longid soupçonne le gouvernement de l’avoir mise en cause en raison de son implication, depuis les années 1980, dans l’organisation de campagnes pour la reconnaissance et le respect des droits des peuples autochtones. Elle a travaillé sans relâche pour les droits des peuples autochtones de la Cordillera, d’abord comme présidente de la Cordillera Peoples Alliance dans les années 1990, puis comme responsable de la solidarité internationale de Katribu (une alliance de peuples d’organisations autochtones aux Philippes) et comme membre des conseils d’administration de deux fondations : Foundation for Philippines Environment et Ibon Foundation, un groupe de réflexion menant des recherches sur des enjeux socioéconomiques.
« L’impunité règne dans le pays et ces déclarations et actions témoignent du mépris total des droits humains, du bien-être et des intérêts de la population et de l’État de droit, minant notre droit à nous exprimer librement ainsi que d’autres libertés fondamentales », a-t-elle déclaré.
En tant que coordonnatrice mondiale d’IPMSDL, elle a critiqué l’afflux de projets extractifs de sociétés transnationales sur les terres ancestrales des peuples autochtones, la militarisation croissante et la dégradation de l’environnement qu’elle entraîne, ainsi que les violations des droits humains dans les communautés. Elle continue, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, de demander des comptes aux États et aux entreprises, tout en se mobilisant pour la libération des peuples autochtones et leur droit à l’autodétermination.
Bai Bibyaon Ligkayan Bigkay
« Bai Bibiaon », comme la surnomment plusieurs, est reconnue comme la seule femme cheffe lumad à la tête du mouvement pour l’affirmation des droits des peuples autochtones aux terres ancestrales. Elle a aussi joué un rôle de premier plan dans la lutte des Lumads pour préserver la riche biodiversité et les ressources naturelles du Pantaron, chaîne de montagnes de Davao. « Nous ne sommes pas intéressé.e.s par l’entrée de grandes entreprises minières, ni par tout l’argent qu’elles avaient à offrir », a-t-elle déclaré.
Bai signifie « leader des femmes autochtones lumads », et Bai Bibiaon reste fidèle à son titre d’icône historique du leadership féminin dans la défense des peuples autochtones, elle qui s’est dressée devant Alsons Logging Company et d’autres grandes entreprises menaçant de piller les forêts luxuriantes du peuple lumad, les forêts vierges et les sources immaculées de Pantaron.
« Ce dont nous avons besoin, c’est de retourner sur notre terre natale. Ce que nous voulons, c’est que les militaires, qui se comportent comme l’armée privée des grandes entreprises, se retirent de nos communautés », a déclaré Bai Bibiaon. En 2016, sa communauté et elle ont fui vers le centre-ville de Davao, craignant la présence militaire. « Nous craignons les bombardements aériens. L’armée a arrêté les civils lumads innocents ».
Éduquant les générations futures, elle leur transmet des leçons d’unité contre l’exploitation minière et forestière à grande échelle, la présence de l’armée et ses abus contre le peuple lumad, de même que la flamme de la lutte pour la défense des terres ancestrales.
Betty Belen
« Ce sont principalement les femmes qui subissent le triple fardeau lorsque de telles entreprises arrivent. Nous subissons des abus, du harcèlement sexuel lors des opérations militaires […] ; nous perdons notre gagne-pain, nous qui n’avons pas reçu d’éducation formelle. Nous perdons nos sources de nourriture. Nous sommes déplacées partout, nous ne savons pas si ça ira jusque dans les cieux… Enfin, nous perdons nos tribus. Nous ne savons même pas qui sont nos cousins ou nos frères et sœurs ».
C’est ainsi que Beatrice « Betty » Belen, dirigeante autochtone du peuple uma de Lubuagan, Kalinga, se souvient de la situation de vulnérabilité dans laquelle le projet d’énergie géothermique de la compagnie Chevron les a mises. Avec ses compatriotes kalingas, elles ont construit une barricade dans leur village, tenant bravement tête à Chevron et s’opposant à l’installation d’équipements sans le consentement des peuples.
« Quel genre d’avenir avons-nous avec ça? C’est un gros projet qui va venir ici, sur nos territoires. Le projet va soutirer l’eau et nous, où allons-nous prendre notre eau pour boire? Où les rizières trouveront-elles l’eau dont elles ont besoin? Les gens, la terre et l’eau sont interconnectés, de même que les forêts. Où allons-nous trouver de l’ombre? De l’eau? Où trouverons-nous notre nourriture si nos terres sont perdues à cause de votre invasion? »
La perte de terres, de forêts et d’eau aggrave la pauvreté des femmes autochtones, tout en augmentant leur charge de travail domestique et leurs responsabilités associées à la subsistance. Ainsi, en tant que dirigeante d’Innabuyog – Gabriela (une alliance d’organisations de femmes autochtones de Cordillera), elle éduque les femmes sur les enjeux interconnectés des droits des femmes et des droits des peuples autochtones et les mobilise afin de renforcer les capacités des communautés à défendre les terres et les ressources.
Eufemia Cullamat
Dirigeante autochtone lumad de la tribu des Manobos, âgée de 58 ans, présidente de Kasalo-Caraga (regroupement d’organisations des peuples autochtones de Caraga, au nord de Mindanao), Eufemia Cullamat rappelle comment certaines femmes de sa tribu souffrent de la militarisation qui accompagne l’intrusion de sociétés minières, bien qu’on déguise celle-ci en opérations antiterroristes.
« Une femme lumad manobo a perdu son bébé souffrant de cardiopathie rhumatismale. Elle s’est plainte de stress excessif, de tension et de peur en raison du détachement militaire construit à quelques mètres de leur domicile », a déclaré Cullamat. « Toutes les nuits, des soldats en tenue de combat errent dans leur quartier, épiant par les fenêtres. Dans la matinée, elle s’inquiète pour son mari agriculteur qui pourrait être arrêté arbitrairement et torturé, suspecté d’être un rebelle, tout comme les autres membres de sa communauté », a-t-elle ajouté. Le bébé est décédé un soir d’état d’alerte accru.
Dans cette noirceur, Callumbat se souvient comment elle et d’autres dirigeants lumads de différents villages se sont unis dans les années 1990 pour former Mapasu, ou Malahutayong Pakigbigsog alang sa Sumusunod (qui signifie « la lutte persistante pour la prochaine génération »). Unies pour lutter pour leurs terres et leurs droits, une trentaine de communautés lumads de la province ont décidé de créer des écoles communautaires destinées non seulement à offrir une instruction de base, mais également à éduquer les gens à propos des droits humains et de leurs droits en tant qu’autochtones. On y enseigne aussi l’agriculture durable.
Récemment, en juin 2018, plus de 300 familles lumads manobos de sa tribu ont été évacuées en raison de la militarisation, de peur que le massacre public de leurs administrateurs scolaires et de leurs dirigeants locaux de 2015 ne se reproduise.
« Parfois, la peur s’immisce. Mais je sais que si je me retire de notre combat, rien ne pourra advenir. Nous devons nous battre pour nous-mêmes et pour nos enfants ».
Traduction par Roselyne Gagnon
Photo : Carlo Manalansan
Notes
[1] Rauhala, Emily (2018). « Duterte makes lewd threat to female rebels in Phillipines », Washington Post, 12 février, en ligne : https://www.washingtonpost.com/world/asia_pacific/duterte-tells-philippine-soldiers-to-shoot-female-rebels-in-their-vaginas/2018/02/12/fd42c6ae-0fb0-11e8-827c-5150c6f3dc79_story.html?utm_term=.facb6c0cfc83
[2] Baldwin, Clare et R.C Marshall, Andrew (2017). « All the predisent’s women : Duterte’s fiercest critics and surly political heir », Reuters, 14 septembre, en ligne : https://www.reuters.com/article/us-philippines-duterte-women/all-the-presidents-women-dutertes-fiercest-critics-and-a-surly-political-heir-idUSKCN1BP0RV
International Indigenous Peoples Movement for Self-Determination and Liberation
Le Mouvement international des peuples autochtones pour l'autodétermination et la libération (International Indigenous Peoples Movement for Self-Determination and Liberation, IPMSDL) est un réseau international de défenseur.e.s des droits des peuples autochtones, d’allié.e.s et d’organisations populaires autochtones engagées dans la promotion des droits des peuples autochtones à l’autodétermination, à la terre et à la vie. L’IPMSDL défend le droit des peuples autochtones à se gouverner eux-mêmes, sans impérialisme, sans oppression de l’État et sans violation des droits humains. Le réseau a été fondé en 2010 et son secrétariat est basé aux Philippines. www.ipmsdl.org