Parce que le territoire nous habite autant que nous l’habitons. Nos corps et nos entrailles sont (dé)formés par des moules hétéronormés, nos psychés sont marquées par une éducation raciste, ces territoires sont traversés par les autoroutes du colonialisme.
La civilisation qui est la nôtre s’est construite à travers trois piliers : l’exploitation (et la financiarisation [1]) des ressources, la colonisation (et le racisme) ainsi que la domination hétéropatriarcale (et l’hétéronormativité). Ces trois systèmes interdépendants se renforcent les uns les autres. Ils fondent le système social, politique et économique actuel, de concert avec d’autres rapports de pouvoir et dimensions de l’oppression. Parce qu’ils sont liés, il faut les affronter simultanément pour espérer les comprendre et les ébranler. Ils valsent les uns avec les autres, s’entremêlent, s’entrechoquent, se rencontrent, créent des rapports d’oppression qui s’imbriquent les uns les autres et se recoupent à des intersections. C’est de ces points de rencontre que nous partons.
Ancré dans une perspective féministe anticoloniale, ce texte explore brièvement les interactions entre le(s) territoires, le(s) sexe(s) et le(s) genre(s) aujourd’hui, sur le territoire nommé Québec, soumis à l’intensification de l’exploitation de la nature et des humains qui y habitent.
Territoire(s), entre pillages et ravages, normativité et assimilation
Le territoire, qu’il soit un corps ou une terre, est le lieu de tous les combats. On se l’approprie, on le contrôle, on le pille jusqu’à la dernière miette. Et pourtant, bien qu’il soit omniprésent et qu’il nous façonne, il reste mystérieux dans sa définition. Il ne cesse d’être un espace à définir, un espace d’identités, d’inter-influences, de réciprocités, de pluralités, de multiplicités, d’affectivités sans cesse en (re)construction.
Parce que nous vivons dans un monde où les arbres sont vus comme des signes de dollar, la nature est devenue ressources et investissements.
À travers l’exploitation des ressources naturelles, les éléments qui composent le territoire ont été étiquetés suivant des valeurs abstraites. Les animaux se vendent pour leur fourrure, la forêt se compte en billots, les roches sont cotées en bourse, les rivières sont autant de barrages hydroélectriques potentiels… Le capitalisme, imposant une définition monétaire des territoires et des espèces qui les peuplent, n’a que faire de leur protection, quelles qu’en soient les prétentions du développement durable. La propriété de la terre est peut-être un des pires fléaux : terre clôturée, quadrillée, vendue, « no trespassing », « ça c’est à moi, va-t’en chez vous »…
Parce que nous habitons sur des terres non cédées et que la colonisation continue aujourd’hui d’être un pilier de nos sociétés, et ce, depuis plus de 500 ans.
La capitalisation s’est mêlée à plusieurs danses, et les terres sur lesquelles nous habitons ont été tantôt envoûtées par sa puissance, tantôt enrôlées de force – tout comme les peuples autochtones, parcourus d’une multitude de petites et grandes résistances. Sur les rivières, des canots puis des bateaux de guerre ont navigué. La menace s’est instaurée partout, soif insatiable de ces êtres voulant avaler jusqu’à la dernière gouttelette, extraire jusqu’à la dernière poussière d’or, jusqu’au bout du monde. Vastes vagues de destruction, de domination, l’œuvre coloniale – commencée ici par les Français et les Anglais – a continué de plus belle avec le Canada (sans parler de leurs autres empires coloniaux), ses gouvernements tout aussi racistes, ses désirs d’assimilation et de contrôle, « d’un océan à l’autre ». Ce rapport au territoire prend source dans des inégalités de pouvoir, une domination de l’Autre, des autres.
La valse s’accélère, les colons continuent à envahir l’espace…
Parce qu’on se fait mettre, sans cesse, dans des boîtes avec des étiquettes : « genre », « race », « handicap », « sexe », « étranger », entre autres catégories sectaires.
Les colons envahissent non seulement l’espace, mais également la définition des genres, des sexes, des « races », des identités. Il n’est pas étonnant que l’appropriation coloniale du continent « américain » soit aussi passée par la répression et l’élimination de différents rapports sociaux, de multiples sexualités et expressions de genre qui existaient chez certains peuples autochtones. En témoignent plusieurs récits de missionnaires et d’explorateurs qui ont été rapportés par des historien.ne.s. Un d’entre eux raconte, dans des termes colons, comment la nation Choctawl respectait les personnes transgenres et certaines pratiques et comportements homosexuels [2]. De pair avec la colonisation, on a assisté à l’imposition d’une norme hétérosexuelle; ainsi, l’attitude des missionnaires, par exemple vis-à-vis des Hopis et de certaines de leurs pratiques sexuelles, considérées bestiales. Cela est allé jusqu’à une justification rhétorique des génocides, qui ciblait ces identités de genre dites déviantes et la présence de pratiques érotiques non hétérosexuelles. Et c’est la « nature » qui sert, une fois de plus, à justifier des normes sociales étriquées, au détriment des territoires, des peuples, des femmes, des personnes racisées, des queers, de toutes celles et ceux qui vivent des oppressions basées sur le genre.
Marionnettes du genre : jouer le rôle de la femme, et puis quelle(s) femme(s)?
Parce que les oppressions de genre et les oppressions de la nature sont reliées et que la destruction des unes ne va pas sans la destruction des autres.
On n’a pas cessé de vouloir enfermer « la » femme dans un bocal hermétique. Et pourtant, les identités sont multiples et reliées à la complexité du monde, non universel. Plusieurs identités « femmes » existent, sont appropriées et appropriables. Qui peut définir son identité sinon chaque personne elle-même? Qui peut m’imposer qui je suis?
« La » femme n’existe pas. Néanmoins, nous croyons que des rapports sociaux de pouvoir produisent une catégorie sociale « femmes », à travers une domination qui impose une place, un rôle à jouer. Le genre « femme » est construit socialement et politiquement, au-delà de la diversité des identités et des expériences. Ainsi, on constate que les femmes vivent des impacts différenciés d’un modèle économique basé sur l’extractivisme.
Nous savons que ce n’est pas nouveau et nous constatons que ça continue et que ça s’amplifie. Les inégalités structurelles déjà existantes se trouvent accentuées dans une économie extractiviste : renforcement des inégalités socioéconomiques entre les femmes et les hommes; vulnérabilité des femmes à la dépossession des terres et moyens de subsistance; hausse du travail non rémunéré et difficultés de conciliation vie sociale-famille-travail; hausse de la violence envers les femmes (sexuelle, conjugale, familiale et institutionnelle); exposition aux risques environnementaux et sanitaires; impacts sur la santé; masculinisation exacerbée des espaces de pouvoir et féminisation intensifiée de la pauvreté; augmentation de la criminalisation et de la répression de la résistance des femmes, pour n’énumérer que celles-ci. Le système extractif approfondit les divisions genrées (rôles au sein des familles, des couples, des sociétés, des relations sociales) et entretient une binarité qui convient à l’exploitation des ressources. Ce sont des hommes qui sont en majorité les acteurs dominants de l’extractivisme : promoteurs, propriétaires, travailleurs, actionnaires, gestionnaires… Ils définissent les règles et s’approprient le territoire, leur terrain de jeu.
Divisions et binarité : encore une question de profit?
Nous appelons à la destruction de ce modèle productiviste qui est aussi générateur d’inaptitudes et de handicaps. Générateur d’inaptitudes, notamment à travers les multiples contaminations environnementales et les accidents de travail. Générateur de handicaps, par la configuration des infrastructures propres à l’industrie extractive, qui crée des emplois destinés à des personnes dites valides, toujours en fonction de la norme prescrite, c’est-à-dire des personnes pensées comme des êtres productifs et producteurs. Ces emplois renforcent la conception du handicap et son exclusion (du système productif travaillant). Les possibilités d’exister et les rôles conventionnels proposés et valorisés dans l’hétéropatriarcat occidental s’approfondissent au sein du système extractif. Il s’agit dès lors de détruire non seulement les dominations, oppressions et injustices, mais aussi les rôles que nous avons intégrés.
Ces rôles conventionnels nous renvoient à la division du monde qui nous est habituellement enseignée en termes de dualités : homme/femme, hétérosexuel/homosexuel, nature/culture, raison/nature, corps/esprit, rationalité/animalité, raison/émotion, humain/nature, civilisé/primitif, public/privé, soi/l’autre, nous/les autres, classe ouvrière/bourgeoisie, ville/campagne… et la liste continue. Nous apprenons à associer le genre féminin à la nature, à la passivité. La femme à sauver? (D’autant plus si elle est « voilée » pourrions-nous ironiser…). Alors qu’aux hommes on réserve la force, la raison, l’appropriation des richesses. La vision binaire du monde va de pair avec l’essentialisation de la femme.
Pourtant, il est possible de penser des alternatives identitaires, en dehors de la catégorie « femme », tout en reconnaissant que ce groupe social est structuré par des rapports de domination et d’oppressions. Ce sont ces rapports qu’il nous faut détruire. Également, nous souhaitons penser l’être humain comme appartenant à la terre, et non en dehors de celle-ci, la contrôlant. Imaginer et faire exister d’autres formes d’identités, peut-être mouvantes, changeantes, d’autres possibilités d’être, d’autres orientations.
Entrer dans la danse
Mais à cette valse, d’autres éléments se joignent, ils s’invitent, leur pilant sur les pieds, un croc-en-jambe au passage, désorganisant la cadence et refusant de suivre les pas aux 1-2-3… D’une beauté infinie, vastes comme les territoires, multiples comme la biodiversité, nous avons pris l’habitude de les nommer luttes, résistances, solidarités. Invisibilisées, réprimées par les conflits de valeurs, le savoir-vivre normatif et les lois, elles existent pourtant et sont bien vivantes. Elles prennent plusieurs formes, s’adaptent aux différents contextes, créant une diversité s’exprimant dans les rapports sociaux et les façons de vivre des identités multiples. Et les femmes, parmi d’autres personnes marginalisées, occupent souvent la première ligne de ces résistances pour le territoire.
Nous, vivantes, habitantes de territoires dévastés, colonisés, sommes traversées par des rapports de pouvoirs et de domination. Nous en sommes parties prenantes. Nous voulons faire tomber les masques. Nous souhaitons confronter les mille visages de la domination.
Dessin par Monâ
Notes
[1] Nous faisons référence ici non seulement à la marchandisation de la nature, mais aussi à l’entrée des ressources dans l’économie spéculative, notamment par la vente en bourse d’actions, dans le but d’accumuler du capital.
[2] GAARD, Greta (1997). « Toward a queer ecofeminism », Hypatia, vol. 12, no 1.
Projet Accompagnement Solidarité Colombie
Nous faisons partie du collectif Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC). Nous sommes féministes, à l’étroit dans les moules qui nous sont imposés. Nous sommes blanches, habitantes de territoires voués à la destruction, de territoires tachés du sang de la colonisation, qui se poursuit encore. Nous constatons, subissons, dénonçons et, malgré tout, participons, aux rapports de domination qui façonnent nos communautés, les sociétés humaines, nos vies.