En Amérique latine, l’idée que démocratiser les moyens de communication soit une condition indispensable pour démocratiser la société s’est érigée en cadre conceptuel sur lequel les organisations sociales ont élaboré leurs campagnes pour le droit à la communication. Ces campagnes se sont concentrées sur la demande de législations qui garantiraient l’accès des médias communautaires aux fréquences du spectre radioélectrique. Des fréquences accaparées historiquement par les secteurs privés qui, dans un grand nombre de cas, les ont obtenues lors d’appels d’offres ayant un processus peu transparent ou lors d’enchères publiques où primaient les critères économiques au-dessus de tout autre. Cela a créé un panorama médiatique hautement concentré et monopolisé : « en moyenne, dans une grande partie de la région, presque la moitié des produits et services des marchés de l’information et des communications de chaque pays est contrôlée par un seul fournisseur »[1].
Mais, en plein XXIe siècle, alors que la radio et la télévision sont en train de se réinventer pour résister à l’assaut de l’Internet, maintenir ces revendications a-t-il encore du sens? Ou aurons-nous besoin d’actualiser nos discours pour défendre le droit à la communication dans la société numérique?
Il est certain que les revendications pour démocratiser l’accès aux fréquences radioélectriques continuent d’être totalement légitimes. Des vingt pays qui constituent l’Amérique latine, seulement treize reconnaissent légalement l’existence de médias communautaires[2]. Quatre d’entre eux le font avec un certain type de pourcentage spécifique à ces médias : l’Uruguay et l’Argentine ont opté pour une réserve de 33 %, et la Bolivie et l’Équateur ont préféré répartir les fréquences à parts égales entre les trois secteurs, 33 % pour le privé, 33 % pour le public et 34 % pour le secteur communautaire et les peuples autochtones. Malgré ces avancées notables en matière législative, nous croyons qu’il est urgent d’élargir le spectre des demandes.
Et la parole devint byte
Internet promettait d’être la panacée, l’outil définitif qui démocratiserait le droit à la communication de façon globale. Et quoique l’on ne puisse nier qu’il ait provoqué des changements significatifs en ce sens, il n’en demeure pas moins qu’il a aggravé la situation actuelle de concentration et de monopole dans les technologies de l’information et de la communication qui permettent la création de moyens de communication.
Une étude approfondie menée à terme par OBSERVACOM (2016) démontre comment toutes les couches qui constituent Internet sont contrôlées par moins de quinze entreprises au niveau mondial[3]. Par exemple, 90 % du trafic des réseaux de diffusion de contenu (appelés intermédiaires CDN) est concentré parmi cinq grandes sociétés. Parmi ces réseaux, six entreprises contrôlent plus de la moitié des domaines et des hébergements Web existants dans le monde entier. Et si nous parlons de services et de plateformes, environ cinq compagnies se répartissent le contrôle des réseaux sociaux et des courriers électroniques. De plus, ces entreprises sont des conglomérats internationaux difficiles à contrôler ou à limiter par des législations nationales.
Un autre facteur aggravant est le fait que cette concentration soit multicouche. Cela signifie qu’une compagnie qui fournit l’accès à Internet est en même temps propriétaire d’une maison de production ou vend des services d’hébergement Web. Nous pourrions citer le cas d’Amazon qui, en plus d’être un des plus grands magasins en ligne du réseau, est l’un des principaux fournisseurs de serveurs d’hébergement dans « l’infonuagique ». Cette infrastructure de données « fournit à la compagnie une énorme perspective sur l’économie, au travers de laquelle elle peut recueillir des informations provenant de millions de sources »[4]. Un autre exemple de cette concentration multicouche est celui de l’entreprise américaine AT&T qui a récemment fait l’acquisition de Time Warner, propriétaire à son tour de la chaîne CNN ou de la chaîne de divertissement HBO.
Le pouvoir qu’exercent ces grandes multinationales leur permet d’imposer les règles du jeu et d’obtenir des législations en leur faveur. C’est ce qu’ils font avec un insistant lobby pour en finir avec la neutralité du réseau, ce principe qui oblige à ce que tout byte qui circule sur Internet soit traité de la même manière. La nouvelle administration de la commission fédérale des communications des États-Unis (« FCC » pour ses acronymes en anglais) est en train de céder aux pressions afin d’éliminer le cadre réglementaire qui protège la neutralité du réseau depuis 2015[5]. Avec les nouvelles lois, une entreprise qui fournit l’accès à Internet pourrait bloquer certains contenus ou les offrir à plus grande vitesse si les compagnies propriétaires payaient pour ce service premium. Sans neutralité sur le Web, il n’y aurait pas d’inconvénients à ce que, par exemple, AT&T priorise sur son infrastructure Internet les contenus de ses chaînes de nouvelles en reléguant à un second plan les autres médias.
Reculs dans la démocratisation de la communication
Les risques pour la liberté d’expression et l’exercice des autres droits en lien avec la communication sont évidents. Surtout pour les médias alternatifs qui ne peuvent compter sur leur pouvoir d’achat pour concurrencer ces grands conglomérats. La concentration et la privatisation des technologies numériques laissent de plus en plus la voie libre pour imposer une pensée hégémonique et faire taire les voix dissidentes de la population que l’on peut entendre sur les « autres médias ». Ces voix qui sont toujours plus simples à faire taire sur Internet avec des méthodes plus subtiles qu’en refusant l’accès aux fréquences de radios et de télévision, ce qui empêche que l’on s’en rende compte. Nous croyons être en train de nous informer sur un réseau social alors qu’en réalité, nous consommons des doses contrôlées d’information qu’un algorithme personnalise en fonction de données de navigation que nous lui avons fournies, parfois même sans notre consentement. Cela permet aux plateformes et à ceux et celles qui savent manipuler ces algorithmes de contrôler, manipuler ou conditionner le comportement social avant des élections ou un référendum, ce qu’on appelle la « politique numérique »[6].
Il ne fait aucun doute qu’Internet peut être un outil fondamental pour les luttes sociales, l’émancipation citoyenne, ainsi que pour amplifier les voix critiques, mais la potentialité de ce média est en train d’être récupérée et limitée à pas de géants. Le manque de liberté et de transparence dans la façon de gérer les TIC qui nous permettent d’exercer le droit à la communication dans la société numérique est l’une des causes. C’est pourquoi les organisations sociales qui ont promu ce droit durant des décennies ont devant elles un grand défi : intégrer la défense des technologies numériques à leurs demandes traditionnelles pour les fréquences de radio et de télévision. Ces technologies, qui actuellement sont tellement étroitement liées à l’exercice du droit, que certains plaident pour qu’Internet soit considéré comme un droit humain en lui-même et non comme un moyen pour exercer d’autres droits[7].
Quelques-unes de ces nouvelles requêtes pourraient être : des législations qui garantissent un Internet libre, neutre, ouvert et décentralisé; la promotion de réseaux et de plateformes fédérés au lieu de ceux qui font du commerce avec nos données; l’exigence d’une gestion transparente des données que les compagnies recueillent de nos activités numériques; des politiques publiques qui favorisent l’utilisation et le développement de logiciels libres; l’usage de licences libres comme Creative Commons pour la publication de contenus. Mais, par-dessus tout, promouvoir le débat social autour des technologies et de son étroite relation avec l’exercice de nos droits dans la société actuelle. Parler de médias et de technologies n’est pas parler de sujets techniques, c’est traiter de questions profondément politiques. Ne pas soulever la question en ces termes peut nous précipiter vers un panorama médiatique où, encore une fois, s’intensifie de plus belle la présence des voix hégémoniques au détriment de la pluralité et de la diversité. Un recul dans la démocratisation de la communication qui favorise le marché et ses grandes multinationales, au lieu des citoyen.ne.s et de leurs droits.
Traduction par Andrée Boudreau
Photo : Semaine d’Internet à Rome en Italie, juin 2009, Courtoisie de Codice Internet
Notes
1 UNESCO (2014). « Tendencias Mundiales en Libertad de Expresión y Desarrollo de los Medios : Situación regional en América Latina y el Caribe », en ligne : http://unesdoc.unesco.org/images/0022/002290/229042S.pdf, p. 99
2 OBSERVACOM (2017). « Libertad a medias : la regulación de los medios comunitarios en América Latina y su compatibilidad con los estándares interamericanos de libertad de expresión », en ligne : http://www.observacom.org/sitio/wp-content/uploads/2017/08/Libertad-a-Medias-Informe-2017-Medios-comunitarios-y-libertad-de-expresi%C3%B3n-OBSERVACOM.pdf (page consultée en septembre 2017).
3 OBSERVACOM (2016). « Concentración en internet : un asunto de capas », en ligne : http://www.observacom.org/concentracion-en-internet-un-asunto-de-capas/ (page consultée en septembre 2017).
4 Bernasek, A. et Mongan D. T. (2017). « ¿Tienen los nuevos monopolios gigantes (Amazon, Google, Facebook) el poder de transformar economías globales? ». Vanguardia dossier, no 63, p. 52-59, p. 57.
5 Harmon, Elliot (2017). « Don’t Let Congress Compromise on Net Neutrality. EFF », 9 août, en ligne : https://www.eff.org/es/deeplinks/2017/08/dont-let-congress-compromise-net-neutrality (page consultée en septembre 2017).
6 Tambini, Damian (2017). « Brexit : ¿triunfo de la robot-política? » Vanguardia dossier, no 63, p. 66-69.
7 García, Santiago (2014). « ¡Internet como Derecho Humano ya! », RadiosLibres, 10 décembre, en ligne : https://radioslibres.net/article/internet-como-derecho-humanos-ya/ (page consultée en septembre 2017).
Références
Mendel, Toby, García, Angel et Gómez, Gustavo (2017). Concentración de medios y libertad de expresión: normas globales y consecuencias para las Américas. Montevideo: UNESCO.
Santiago García Gago
SANTIAGO GARCÍA GAGO est coordonnateur de RadiosLibres.net, un projet de Radialistas.net. Il est communicateur et formateur, spécialisé en production radiophonique, communication numérique et technologies libres de l’information et de la communication, et détient une maîtrise en Communication, culture et citoyennetés numériques.