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La rivière me l’a dit. Lettre de Laura Zuniga

La rivière me l’a dit. Lettre de Laura Zuniga

Berta Cáceres[1], ma mère, ma maman, était la lutte en marche, avec toutes les oppressions sur ses épaules, portant sur son dos les douleurs que le système impose aux pauvres, aux autochtones pauvres, aux femmes autochtones pauvres.

Berta, capable de s’indigner devant chaque injustice du monde, se rebelle et lutte contre elles. Pour cela, elle atteint une intégralité dans sa pensée, elle comprit qu’on doit combattre à la fois le capitalisme, le patriarcat et le racisme ensemble.

Je me souviens comme si je l’avais vécu de la fille aux cheveux longs, avec des douleurs de molaires, qui livrait en cachette les lettres avec l’information qui allait alimenter les luttes en Amérique centrale, plus particulièrement la lutte au Salvador, jadis, dans les années 1970. Je me souviens aussi de la jeune fille, sans rien à manger, qui cherchait du travail dans les maquilas, travail qui lui fut refusé parce qu’elle était enceinte. Je me souviens d’elle presqu’enfant, sans rien à manger, enceinte, dans un quartier marginal d’une ville inconnue, apportant à la lutte ce qu’elle pouvait. Le capitalisme s’exprima dans sa plénitude. Je me souviens également de la femme qui décida de ne plus avoir de filles, mais le système lui dit qu’elle ne pouvait pas décider de son corps, qu’elle devait accoucher de nouveau. Le patriarcat se fit présent. Je me souviens d’elle avec un bras ecchymosé, ce souvenir-là, je l’ai vécu. La police l’avait frappé. Les autochtones n’ont pas le droit de lutter pour leurs terres. Le racisme se manifestait.

Je me souviens d’elle forte, puissante, immense, infinie, luttant contre les mégaprojets qui s’approprient les territoires autochtones lencas, contre les batteurs et agresseurs de femmes, luttant contre les gouvernements corrompus, contre les coups d’État, en solidarité avec quiconque en avait besoin. Je me souviens d’elle de tant de façons : sans peur, riant, blaguant, humaine, traquant tous ceux qui voulaient l’arrêter.

Dans ce pays si bouleversé, avec des bases militaires étrangères (gringas), avec le 30 % du territoire sous concession d’entreprises transnationales, des entreprises qui s’approprient les territoires ancestraux, avec des projets comme celui des zones de développement (ZEDES), qui sont la nouvelle forme de colonialisme, avec la vente d’oxygène-RED PLUS, qui sont la privatisation des forêts, avec les taux les plus élevés de pauvreté, de violence, de féminicides. Dans ce pays, la rage pleut sur la douleur parce qu’ils ont volé les bras de Berta, ils m’ont volé les bras de ma maman. Ce pays, qui est l’humanité même, refuse de se résigner à cet assassinat.

C’est pour ce pays qu’a lutté Berta Cáceres, parce que la maman luttait pour le monde. Elle se passionnait pour sa terre, où se trouve son peuple lenca, ses racines. Elle était horrifiée devant les agissements sinistres et violents de l’impérialisme ici, devant les expériences (experimentos) qu’ils réalisent. Ma maman, ma camarade de lutte, Berta Cáceres, était un obstacle pour le système, car sa clarté politique, le développement constant de son discours et ses constructions ne permettraient pas, ne permettront pas, à l’extractivisme saccageur, au capitalisme exploiteur, au racisme esclavagiste, au patriarcat violent et à l’impérialisme assassin d’agir en toute liberté.

Elle, la maman, la dame (doña), la commandante, ma maman, Berta Cáceres, avec toutes les oppressions sur ces épaules, se rebelle à la mort, elle s’insère à l’intérieur du cœur d’un peuple qui n’a pas de frontières. Berta s’est multipliée. Il n’y a pas d’assassins qui puissent la tuer.

Berta la multipliée, Berta la semence, Berta semée, Berta éternelle, Berta immense, maman infinie : la rivière nous l’a déjà dit : NOUS TRIOMPHERONS!

 

Lettre publiée le 22 mars 2016, version originale en espagnol sur : http://hagamosloimposible.com/me-lo-dijo-el-rio-carta-de-laura-zuniga/

 

Photographie du Prix Goldman pour l’Environnement

Traduction par Amelia Orellana

 


Références

[1] Leader autochtone lenca, féministe et activiste environnementale. Guerrillera à l’adolescence, Berta Cáceres a privilégié la révolution au détriment de sa propre vie, « la rivière le lui a dit » et ainsi, elle s’est convertie en semence vivante; dénonçant l’impérialisme et le capitalisme, mais également l’ennemi que nous reproduisons dans nos relations quotidiennes, dénonçant le patriarcat.
Avec sa voix du centre du continent, Berta nous a appris que la lutte est intégrale, que lorsque nos luttons pour empêcher qu’ils tuent nos forêts, nous luttons également contre le garçon qui nous violente, nous luttons contre les nations qui nous saccagent. Berta était une de nos meilleures camarades, par son audace, par son féminisme, par sa cohérence. Elle se reconnaissait comme étant Lenca, féministe, anti-impérialiste et anticapitaliste. Ils l’ont tuée pour avoir voulu accoucher d’un monde nouveau sans oppresseur ni opprimés, ils l’ont tuée parce qu’elle était révolutionnaire, femme et autochtone.
Nous prenons son exemple, nous la faisons brûler dans nos poitrines rouges, dans nos ovaires et dans notre peau. Elle vit dans la lutte de notre peuple, sa dignité se trouve aux premières lignes de notre barricade. Nous ne l’oublierons pas et nous maintiendrons actif son souvenir…

Laura Zuniga
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Laura Zuniga est la fille de Berta Cáceres et militante du Frente Juvenil Hagamos Lo Imposible (Front des jeunes Faisons l’impossible)