Nous vivons dans un monde hautement technologique. Nous sommes témoins de la vitesse fulgurante à laquelle les microprocesseurs et les dispositifs de mémoire deviennent de plus en plus performants alors que leurs capacités de calcul, d’analyse de données et de stockage de l’information progressent de manière vertigineuse. C’est sans doute le bon moment de se poser des questions sur la qualité de nos communications, et à cette fin, de s’aventurer sur les terrains marécageux qui entourent la toile des toiles.
Un des principes féministes dans le domaine reconnaît l’importance de l’accès à Internet, car il s’agit d’un espace politique et public susceptible de devenir un outil d’émancipation pour les femmes, outil avec lequel nous pouvons travailler pour abolir ce qui réduit nos libertés, contraint notre bien-être et notre sécurité. L’accès à Internet souligne toutefois une grande différence entre ceux qui font partie de cette révolution digitale et ceux qui sont laissés en arrière, un fossé qui éloigne également les femmes les unes des autres.
L’indomptable leader minière, Domitila Chungara, faisait déjà ressortir ces différences en 1975 lorsqu’elle a laissé sept enfants à son partenaire, un mineur de la communauté de Siglo XX, pour sortir de Bolivie la première fois de sa vie et se rendre au Mexique pour la première Conférence de l’année internationale de la femme.
Avec une grande lucidité et à contre-courant du féminisme de l’époque, Domitila soutenait que les femmes ne seraient pas égales entre elles, malgré leur condition commune, tant que ne seront pas abordées les causes structurelles qui condamnent une partie d’entre nous à vivre dans des situations d’exploitation et d’oppression. Pour elle, la lutte des femmes ne pouvait être qu’en opposition au système de domination économique, politique et culturelle des peuples qui perpétue ces inégalités[1].
Un coup d’œil aux inégalités dans le domaine des TIC
Nos télécommunications sont indubitablement influencées par le système capitaliste générateur d’injustices auquel Domitila faisait référence; en Bolivie, bien que l’on n’en parle pas beaucoup, cette situation est une réalité. Voyons, à grands traits, certaines des différences chez les jeunes s’agissant de l’accès à Internet.
Tant les jeunes qui vivent dans des quartiers périphériques que ceux des zones résidentielles accèdent à Internet surtout par des connexions de téléphonie mobile[2]. Néanmoins, les règles du libre marché permettent à celui qui peut payer davantage d’avoir accès à une connexion plus rapide et sans limites de capacité de téléchargement.
Les jeunes des classes aisées possèdent en plus un abonnement mensuel à Internet chez eux, où le Wi-Fi ne leur fait jamais défaut. Ce type de connexions n’est pas disponible dans les zones périurbaines. Jusqu’à tout récemment, les jeunes des périphéries pouvaient aller dans les cybercafés pour remplacer le manque d’accès chez eux, mais ces derniers ont perdu en popularité avec la baisse de prix des téléphones portables.
D’une façon ou d’une autre, une fois assuré le mode d’accès, le profil socioéconomique nous dira combien de temps les jeunes peuvent rester en ligne. On dit qu’en moyenne, ils se connectent entre 4 et 5 heures par semaine[3].
Certains de ces jeunes auront plus de temps libre et pourront se connecter plus longtemps, tandis que d’autres devront combiner leurs études avec un travail ou des tâches domestiques, parcourir de longues distances en transports publics pour se rendre à l’école ou au travail, ou encore n’auront les moyens d’acheter que peu de mégas – ce sont ceux qui se connecteront moins longtemps.
D’autres facteurs entrent en jeu au moment d’aborder le thème de la connectivité, par exemple la barrière linguistique pour accéder à davantage de contenu ou la possibilité d’avoir un ordinateur personnel pour se connecter. Mais le leitmotiv n’est autre que la marchandisation de nos connexions dans un contexte dans lequel des groupes déjà exclus sont défavorisés, et où d’autres groupes sont favorisés à travers un cercle vicieux qui perpétue leur position privilégiée dans la société.
En plus de toutes ces différences qui déterminent l’accès, les femmes font face à une barrière supplémentaire : le harcèlement. Dans un contexte marqué par la violence de genre et le contrôle des espaces publics par les hommes, il est très fréquent de voir que l’on attend des jeunes femmes qu’elles révèlent leurs mots de passe à leur partenaire comme gage de « confiance » et « d’amour », ou à leurs parents ou frères comme preuve qu’elles ne font « rien de mal ». Il ne faut pas oublier le harcèlement que subissent les femmes qui essayent de participer activement dans les espaces virtuels, et toutes les autres formes que peut prendre la violence de genre sur Internet.
Un lien avec la domination culturelle
Le système d’oppression auquel faisait référence Domitila s’est enraciné dans nos sociétés latino-américaines en partie grâce à la pénétration culturelle canalisée par Internet. Cette domination culturelle perpétue les relations actuelles de pouvoir et nous empêche de rompre les structures communicationnelles au cœur même de la toile.
Il suffit de jeter un œil au cas de la corporation de communication virtuelle la plus ancrée dans le pays, Facebook. Avec une forte présence en Amérique latine, Facebook n’a pas besoin de payer des traducteurs pour offrir son service dans des langues originaires. En Bolivie du moins, le travail s’est fait bénévolement et avec l’excuse de favoriser l’estime de soi et l’identité culturelle linguistique de beaucoup de jeunes Aymara[4].
Ici, la domination culturelle se reflète dans la décision spontanée d’adapter à notre contexte un outil conçu par un groupe de personnes totalement étrangères, qui conçoivent les relations personnelles et les communications de façon très différente, avec une cosmovision et des cosmogonies diamétralement opposées aux nôtres.
Au-delà de l’anecdote, quelque chose ne va pas dans la conception des opportunités émancipatrices d’Internet si la meilleure chose que nous puissions imaginer est celle de contribuer à enrichir un millionnaire plutôt que d’adopter une approche plus critique de notre réalité et produire des contenus qui s’ajustent aux besoins de notre région, et particulièrement à ceux des jeunes femmes. Par exemple, il n’existe pas d’information en langue aymara sur la manière de pratiquer un avortement de façon sécuritaire, alors que la Bolivie a l’un des taux les plus hauts de grossesses adolescentes et que le nombre d’avortements pratiqués dans de mauvaises conditions est en rapide augmentation[5].
Les technologies de l’information et de la communication (TIC) : peuvent-elles contribuer à un monde plus égalitaire?
Il y a 90 ans, quand on a demandé à Virginia Woolf de quoi les femmes avaient besoin pour être écoutées, sa réponse a été ferme : « Nous avons besoin de notre propre chambre et argent ». Virginia, avec une sensibilité admirable, a fait une analyse de la condition de la femme à cette époque, non seulement selon le genre, mais aussi selon la classe[6]. Cette analyse est aujourd’hui tout aussi fondamentale pour comprendre pourquoi les femmes sont marginalisées dans l’usage et la production des TIC : l’indépendance intellectuelle et la capacité de création dépendent d’outils matériels et il se trouve qu’aujourd’hui, une grande partie des femmes sont pauvres.
Il y a un parallèle intéressant entre l’idée de la chambre à soi et le fait, pas nécessairement d’avoir un ordinateur à soi, mais bien de pouvoir disposer d’un système opérationnel à usage personnel. Tandis que nous, les utilisatrices d’Internet intéressées par la sécurité numérique, ne concevons pas l’idée de partager notre ordinateur personnel avec n’importe qui, entre autres parce que c’est là que nous gardons nos clés privées PGP (logiciel de chiffrement cryptographique), d’autres femmes, en plus d’avoir un accès limité à Internet, y accèdent dans un contexte d’intimidation et d’insécurité numérique.
L’apparition des TIC semble pouvoir réduire ces grandes différences sociales, d’une part parce qu’une infinité d’informations est mise à notre portée, de l’autre, parce qu’elles nous donnent la possibilité de créer des liens avec d’autres mondes qui nous permettront peut-être d’avoir une incidence sur notre propre environnement. Pour que ceci soit possible, un long chemin reste à parcourir. Il est par exemple crucial de rendre visibles davantage de femmes et leur donner la parole pour mieux connaître leurs points de vue et besoins. Il est indispensable de connaître les réalités de ces femmes se trouvant dans des situations de vulnérabilité, pas tant pour inclure leurs positions dans nos discours, mais bien pour trouver des moyens de les soutenir dans leur processus d’émancipation et ultimement d’indépendance intellectuelle.
« Un Internet féministe est l’extension, le reflet et la continuation de nos mouvements et de notre résistance dans d’autres espaces publics et privés »[7]. En tant que femmes utilisatrices d’Internet, avec des connexions stables et de qualité, avec des ordinateurs personnels, avec une connaissance d’autres langues que la langue maternelle, avec des revenus qui nous permettent de vivre avec une certaine tranquillité, avec la capacité de voyager dans d’autres pays, conscientes de l’importance de notre vie privée et disposées à défendre nos droits, nous sommes confrontées au grand défi de rendre nos mouvements de résistance plus ouverts et inclusifs. Car, comme disait Madeleine Albright : « Il existe un endroit précis en enfer pour les femmes qui ne s’entraident pas ».
Traduction par Maeva Devoto
Illustration de Jenny Galewski, 2017
Notes
1 http://www.psicosocial.net/grupo-accion-comunitaria/centro-de-documentacion-gac/aprender-de-la-voz-de-los-supervivientes/641-si-me-permiten-hablar-testimonio-de-domitila-una-mujer-de-las-minas-de-bolivia/file (p. 166)
2 http://www.la-razon.com/index.php?_url=/sociedad/Ciencia_tecnologia/Bolivia-conexiones-internet-smartphone-ADSL-redes_0_2559344092.html
3 http://www.ticbolivia.net/index.php?option=com_content&view=article&id=4623:los-jovenes-pasan-entre-4-y-5-horas-conectados-al-internet&catid=52&Itemid=229
4 https://elpais.com/cultura/2015/09/14/actualidad/1442238444_785933.html
5 http://www.eluniverso.com/noticias/2013/06/23/nota/1060956/ocurren-115-abortos-dia-bolivia-segun-investigacion
6 http://www.scielo.cl/pdf/universum/v25n1/art_05.pdf
7 http://feministinternet.net/
La Imilla Hacker
LA IMILLA HACKER est un collectif bolivien de média-activistes, hacktivistes et cyberféministes. Opposées à toute forme de protagonisme, elles gardent l’anonymat à travers un pseudonyme collectif, une position politique en défense de leurs données personnelles et leur vie privée. Le collectif souhaite ouvrir des espaces de débat et d’analyse sur les TIC, à partir de réflexions axées sur le genre, le monopole des infrastructures de communication et la sécurité numérique dans le contexte latino-américain. Elles produisent également la baladodiffusion « El Desarmador » (https://www.eldesarmador.org/).