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Des stratégies pour penser au-delà des frontières...

Des stratégies pour penser au-delà des frontières

La crise environnementale mondiale est devenue un sujet de débat quotidien. On peut en entendre parler dans les universités, les écoles, les arrêts de bus, les marchés. Cependant, une grande partie de l’opinion publique est basée sur ce que les médias traditionnels considèrent comme les principales causes et solutions aux problèmes environnementaux contemporains. Les médias véhiculent souvent le message qu’il s’agit d’un effort individuel : si chaque citoyen et citoyenne fait sa part, tout ira bien. En même temps, il est couramment colporté qu’il ne s’agit que d’ajustements mineurs dans les systèmes économiques et productifs ou que la science et la technologie trouveront un jour un moyen de résoudre les situations critiques. Bien que toutes ces déclarations soient dans une certaine mesure vraies, elles sont superficielles et ne racontent pas toute l’histoire, surtout si l’on considère que les grandes activités industrielles et même la production scientifique ou technologique – la plupart servant les intérêts d’un nombre restreint de puissants groupes économiques – causent une grande partie des impacts négatifs sur l’environnement. Il est également essentiel de garder à l’esprit qu’il existe des groupes plus vulnérables qui sont particulièrement affectés par ces mêmes désordres environnementaux, entraînant non seulement des inégalités sociales, mais aussi environnementales.

Au Brésil, il est notoire que les médias dominants et les groupes oligarchiques sont associés, et que les conflits liés à l’accès à la terre, au territoire, à l’eau et à d’autres ressources sont rarement couverts ou associés aux demandes de justice sociale et environnementale[1]. Au lieu de cela, les petits fermiers familiaux qui luttent pour la terre sont souvent traités comme des criminels, alors que les groupes autochtones et d’autres groupes ethniques traditionnels sont considérés comme archaïques et comme une menace pour le développement du Brésil.

Il n’est guère surprenant que Rede Globo[2], le principal conglomérat brésilien de l’information, ait récemment lancé la campagne « L’agro, c’est techno; l’agro, c’est pop; l’agro, c’est tout » en avril dernier, exaltant l’industrie agroalimentaire et négligeant le fait que les petits agriculteurs familiaux sont responsables de la production de la plupart des aliments que les Brésilien.ne.s consomment, même s’ils n’occupent qu’un quart des terres agricoles (Censo Agropecuário, 2006)[3]. Il ne faut pas oublier que les catastrophes environnementales causées par des entreprises puissantes, comme l’effondrement du barrage minier de Samarco dans la ville de Mariana en 2015, sont rapidement oubliées, alors qu’en août 2017, les familles touchées attendaient toujours une indemnisation.

La couverture superficielle des agendas des mouvements sociaux par les médias dominants est délibérée et tendancieuse, ce qui empêche le grand public d’y voir clair. C’est pourquoi il est si important que les organisations et les autres groupes de la société civile créent et mettent en œuvre des stratégies de communication pour dépasser les frontières du sens commun.
Cet article vise à décrire comment un festival de films environnementaux impliquant de nombreux secteurs et acteurs d’une petite ville brésilienne a donné une visibilité à la lutte des petits agriculteurs familiaux et des communautés quilombos[4] pour leurs droits à la terre, à la sécurité alimentaire et à la souveraineté. Notre objectif est de montrer que les initiatives culturelles ont le potentiel de traiter, et donc de communiquer, des questions complexes et controversées de manière alternative et plus accessible.

Contexte social, historique et environnemental

Les trois éditions du festival du film MADrE – Environnement, droits et éducation[5] ont eu lieu dans la ville de Cabo Frio, située dans l’État de Rio de Janeiro, entre 2014 et 2015. Cabo Frio est entouré de superbes plages aux dunes de sable doré et d’une eau bleu clair et est parfois appelé les Caraïbes brésiliennes, attirant ainsi des milliers de visiteurs chaque année. Cependant, comme d’autres beaux sites naturels à travers le monde, Cabo Frio souffre du tourisme prédateur.

La pêche est une autre activité économique principale, faisant de Cabo Frio une importante fournisseur de poissons dans l’État de Rio de Janeiro, mais elle est en déclin en raison de la pollution croissante. Bien que considérée comme une activité mineure, l’agriculture joue également un rôle très important dans l’approvisionnement alimentaire local.

En tant que l’une des plus anciennes villes du Brésil, fondée par les Portugais en 1615, Cabo Frio est également riche en histoire. La ville a beaucoup de bâtiments historiques et une tradition d’activisme environnemental, bien que la plupart de sa population (environ 200 000 personnes, d’après le dernier recensement officiel de 2010) et les touristes n’en ont pas connaissance.

Le Festival de films MADrE : une expérience avec de multiples acteurs

Selon Paulo Freire, éducateur et philosophe brésilien de renom, ceux et celles qui sont engagé.e.s dans les processus d’émancipation des gens devraient concevoir la communication comme une dynamique réciproque, comme un dialogue, une forme d’éducation[6]. De cette façon, il convient de laisser de côté des concepts tels que « public » et « cible »[7] et de créer des relations plus horizontales et dialogiques.

« Seul le dialogue, qui nécessite une réflexion critique, est également capable de générer une pensée critique. Sans dialogue, il n’y a pas de communication, et sans communication, il ne peut y avoir de véritable éducation » (p. 73).

Conformément à la réflexion de Freire, l’objectif du festival était de mener une expérience d’éducation populaire capable de sensibiliser et de mobiliser les gens pour qu’ils considèrent l’environnement comme un droit humain et, en ce sens, en rapport étroit avec d’autres droits sociaux, économiques et culturels. Dans cette perspective, en s’adressant aux populations autochtones, aux communautés quilombos, à l’agriculture familiale et à la pêche artisanale, il était possible non seulement de se focaliser sur les droits territoriaux de ces groupes spécifiques, mais aussi sur le droit de la société à préserver la culture, les savoirs ancestraux et l’environnement.

Pour ce faire, des tables rondes interdisciplinaires ont été organisées, réunissant des professionnels et des professeurs de divers domaines tels que la biologie, l’ingénierie, la gestion de l’environnement, le cinéma, la communication, le tourisme et le droit. Le festival a également visé à donner la parole à des groupes invisibles, dont les luttes quotidiennes pour réclamer leurs droits sont intrinsèques à la justice sociale et environnementale[8]. Pour ce faire, outre la présentation de documentaires sur les petits agriculteurs familiaux et les quilombolas, des représentant.e.s légitimes de ces groupes ont été invité.e.s en tant que conférenciers. En mettant en lumière leurs conflits particuliers, ainsi que leur savoir traditionnel sur l’agriculture durable, les plantes médicinales et le patrimoine culturel, ils ont pu promouvoir leur droit à la communication.

C’était de riches moments d’échange de connaissances, car différents acteurs pouvaient se rencontrer, communiquer leur propre point de vue sur les questions environnementales locales et promouvoir des discussions éclairées sur les solutions individuelles et collectives possibles.

Quand MADrE a présenté un film sur la pêche artisanale dans une université locale, par exemple, cette rencontre plurielle a mis en lumière l’interconnexion des droits. Alors que les biologistes parlaient de nombreuses formes de pollution affectant les ressources en eau, le travail des pêcheurs et la santé des populations, un avocat a expliqué comment la société civile – et même les individus – peuvent prendre des mesures juridiques pour arrêter le tourisme prédateur et d’autres activités économiques ayant un impact négatif sur l’environnement et les modes de vie traditionnels. La discussion a également abordé d’autres problèmes causés par ces activités, mais a également permis de discuter des expériences réussies de tourisme durable menées par des communautés locales.

Aller vers le public

Les trois éditions du Festival de films MADrE ont permis de présenter treize films, de promouvoir dix conférences, cinq tables rondes, six ateliers, un rallye photographique, une projection photographique et deux foires agroécologiques regroupant des agriculteurs appartenant à des groupes agroécologiques de huit municipalités différentes. Le festival a réussi à faire collaborer 30 partenaires et a atteint un public de plus de 1 200 personnes. Les films et les activités ont porté sur la nourriture saine, sur les risques sociaux, environnementaux et sanitaires liés à l’utilisation croissante de produits agrochimiques au Brésil, sur les plantes médicinales, sur les écovillages comme mode de vie alternatif, sur les activités et groupes traditionnels en tant que patrimoine matériel et immatériel et sur les conflits sociaux et environnementaux.

Le festival MADrE a été couvert par des journaux locaux, des stations de télévision et de radio privées et publiques. Cependant, il est apparu clairement que la plupart des membres du public avaient été rejoints grâce à la capacité des organisateurs à contacter et à communiquer avec des partenaires stratégiques et engagés. Plus que le public, le festival visait à sensibiliser et à mobiliser des acteurs pour établir une véritable expérience d’apprentissage bilatéral.

Compte tenu de l’importance de l’échange de connaissances, chaque film et activité a été intensivement discuté et planifié avec des partenaires. Les organisateurs ont également estimé que la « qualité » du public était plus importante que la qualité des salles de projection. C’est pourquoi, au lieu d’exposer les films dans des salles de cinéma conventionnelles, nous avons concentré nos efforts pour les présenter et réaliser la plupart des activités dans les écoles publiques et les universités dont les enseignant.e.s étaient déjà sensibilisé.e.s et en quelque sorte engagé.e.s dans l’organisation du festival – bien qu’ils étaient tous ouverts à l’auditoire général.

Même si le festival a eu lieu principalement dans les établissements d’enseignement, il a favorisé les discussions sur l’importance d’autres sources de connaissances. En ce sens, la présence et la parole des groupes de base était d’une importance majeure. Il a été souligné que la science et la technologie ne suffiraient jamais à elles seules s’il n’y a pas de réflexion critique, de sensibilité sociale et de mobilisation pour s’attaquer aux problèmes environnementaux.

Il est également important de dire qu’en dépit du nombre d’activités réalisées, le festival était un événement peu coûteux, principalement grâce à la capacité des organisateurs.trices à mobiliser des ressources non monétaires grâce à la participation active des partenaires.

Impact supplémentaire

Après deux éditions, le festival a reçu un prix du Fonds municipal pour la culture et a été inclus parmi les activités pour le 400e anniversaire de la ville. De plus, le Musée d’art traditionnel et religieux, l’un des partenaires du festival, a suivi l’exemple de MADrE et organise une foire agroécologique le dernier samedi de chaque mois.

Une association écologiste, Ama Cabo Frio – qui a joué un rôle très important dans les années 90 en empêchant l’installation de projets touristiques susceptibles d’avoir un impact important sur l’environnement local – prévoit un événement pour réactiver ses activités, avec des tables rondes, des conférences et des films. Parmi les dirigeants de ce mouvement, il y a un artiste local et fondateur de l’association ainsi qu’un professeur de l’Université fédérale de Rio de Janeiro, qui réalise des projets académiques sur la sécurité alimentaire et la souveraineté impliquant les jeunes et les communautés traditionnelles locales. Ces deux acteurs importants se sont rencontrés grâce aux activités du festival.

L’expérience de MADrE montre comment les événements culturels peuvent inspirer et appeler les gens à l’action. Avec la technologie d’aujourd’hui, l’exposition de films peut avoir lieu presque n’importe où; alors que l’organisation d’activités supplémentaires et appropriées pour déclencher et approfondir la pensée critique sur des questions pertinentes et controversées est une question de créativité et d’habileté à communiquer avec les bons partenaires. En ce sens, la foire agroécologique était peut-être l’événement le plus significatif, où tous les partenaires – et le grand public – se sont rencontrés et ont eu l’occasion d’échanger des connaissances et d’acheter des produits directement auprès des petits agriculteurs familiaux.

 

Post-scriptum

Le nom MADrE[9], « mère » en espagnol, a été pensé comme une référence à la Terre Mère, mais est aussi un modeste hommage à ma mère, Maria Lima, une femme salvadorienne forte qui a été la première à m’apprendre l’importance de respecter et d’aimer les autres. Elle m’a aussi enseigné que nous devrions toujours essayer d’aller plus loin et de nous engager dans des actions qui pourraient faire du monde un endroit plus juste et paisible où vivre. Merci pour tout. Repose en paix.

 

Traduction par Émilie Noël

Photo : Table-ronde multidisciplinaire à l’Université Veiga de Almeida, juin 2015. Photographie de Émile Jair Labelle.

 


NOTES
1 Martinez-Allier, J. (2007). Ecologismo dos Pobres. São Paulo : Contexto.
2 Rede Globo fait partie de Grupo Globo, classé 14e plus grande entreprise de médias au monde, avec un chiffre d’affaires de 4,83 milliards de dollars (Business Insider, 2016).
3 Selon le recensement agricole de 2006, l’agriculture familiale est responsable de 87 % de la production de manioc, de 70 % de la production d’haricots et de 58 % de la production laitière au pays. Il a également révélé que 75 % de la main-d’œuvre agricole est employée dans l’agriculture familiale.
4 Les communautés quilombos sont des groupes ethniques brésiliens formés soit par des esclaves en fuite, des esclaves restés dans des fermes abandonnées par leurs propriétaires en période de décadence économique, des familles noires qui ont réussi à acheter ou à occuper pacifiquement des terres, des personnes noires qui ont reçu des terres après leur service militaire, entre autres situations. La Constitution brésilienne de 1988 reconnaît leurs droits de propriété collective. Cependant, bien qu’il y ait plus de cinq mille communautés occupant des territoires du nord au sud du Brésil, en 2017, pas plus de 294 communautés ont reçu leurs titres fonciers (CPI-SP, 2017), ce qui les rend vulnérables à plusieurs types de violations.
5 Le festival a été fondé et coordonné par Rosa Peralta, l’auteure de cet article, et Emile Jair Labelle, artiste plasticien (peinture, photographie et graphisme), qui a étudié le cinéma à l’Université du Québec à Montréal et possède une vaste expérience dans la production d’événements culturels et artistiques. Pour plus d’informations sur les activités organisées, visitez la page des fans de MADrE (www.facebook.com/MostraMADrE).
6 Freire, Paulo (1972). Pedagogy of the Oppressed. New York : Herder and Herder.
7 Monnerat, P.F., Almeida Souza, N. et Amaral Vaz, B. (mars 2016). « Comunicação tem gosto? ». Agriculturas, vol. 13, no. 1, p. 31-35.
8 Leff, E. (2001). Saber Ambiental. Petrópolis : Vozes.
9 MADrE est un acronyme pour « Meio Ambiente, Direitos e Educação », en portugais, bien que, comme expliqué, il était intentionnel que les initiales forment le mot « mère », en espagnol.

Références
CPI-SP (2017). « Terras Quilombolas », en ligne : www.cpisp.org.br/terras/ (page consultée le 8 septembre 2017).
IBGE (2006). « Censo Agropecuário 2006 », en ligne : http://biblioteca.ibge.gov.br/visualizacao/periodicos/50/agro_2006_agricultura_familiar.pdf, (page consultée le 8 septembre 2017).
IBGE (2010). « Cidades@ », en ligne : http://cidades.ibge.gov.br/xtras/perfil.php?lang=&codmun=330070, (page consultée le 8 septembre 2017).
O’Reilly, L. (mars 2016). « The 30 biggest media owners in the world ». Business insider, en ligne : http://www.businessinsider.com/the-30-biggest-media-owners-in-the-world-2016-5/#29-yomiuru-shimbun-holdings–288-billion-in-media-revenue-2.

Rosa Peralta
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Fondatrice du Festival de films MADrE, ROSA PERALTA est titulaire d’une maîtrise en développement et environnement (UFPB) et d’un baccalauréat en communication (UFRJ). Elle a plus de 10 ans d’expérience de travail avec des organisations de défense des droits de la personne, en particulier avec des populations traditionnelles (quilombos et petits agriculteurs familiaux agroécologiques). Elle est actuellement assistante de rédaction du magazine Agricultures : expériences en agroécologie, publié par l’organisation brésilienne AS-PTA.