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« Déghettoïser » une culture: le rôle des radios dans l’histoire du hip-hop québécois

Jadis marginale et confinée à l’imaginaire urbain nord-américain, la place prépondérante qu’occupe la culture hip-hop dans le monde est révélatrice de plusieurs paradoxes de la mondialisation. D’une part, l’esthétique hip-hop consolide une certaine hégémonie culturelle, notamment à travers les expressions urbaines de langue anglaise et les valeurs capitalistes d’ici et d’ailleurs. D’autre part, des populations et des groupes marginalisés l’utilisent comme outil politique de dénonciation et de revendications identitaires et socioéconomiques dans diverses régions du globe. Étant personnellement impliqué au sein de la radio universitaire à Montréal depuis plus d’une décennie, notamment par le biais de mon émission Ghetto Érudit[1], je souhaite partager certaines réflexions sur la richesse de cette culture au plan local.

De la marginalité au mainstream : l’exception québécoise

Le rap est un élément emblématique du hip-hop qui s’inscrit dans un ensemble d’expressions culturelles issues du quartier du Bronx à New York au début des années 1970 incluant le graffiti, le Djing et le breakdance. Les paroles rythmées des maîtres de cérémonie (MC) qui animaient les fameux « block parties » new-yorkais sont rapidement devenues une forme d’expression des populations afro-américaine et latino-américaine conjuguant habilement poésie et politique[2]. Pour l’auteur Jeff Chang, la culture hip-hop représente l’histoire d’une génération multiculturelle qui a transposé les revendications du mouvement des droits civiques vers le champ culturel[3]. En fait, le rap est devenu une forme d’expression populaire traversant les barrières linguistiques et participant à la mondialisation de la culture hip-hop. Face à la culture dominante, un élément commun aux membres de la génération hip-hop demeure la lutte contre l’invisibilité. J’estime que cette lutte contre l’invisibilité contient une dimension culturelle particulièrement frappante au Québec.

En juillet 2017, la firme d’analyse des ventes musicales Nielson confirmait que la musique hip-hop détrônait le rock pour la première fois en termes de popularité aux États-Unis[4]. Malgré l’immense succès de la musique rap chez les jeunes au Québec, principalement en ce qui concerne le téléchargement et la vente de billets de concert, il n’existe pas encore de stations de radio strictement hip-hop sur les ondes FM à Montréal à l’inverse de la majorité des grandes villes en Amérique du Nord ou en Europe[5]. Au-delà d’une simple dénonciation de cette situation, il convient de rappeler le caractère hétérogène de la culture hip-hop au Québec. D’une part, la complexité du tissu social de la génération hip-hop au Québec est marquée par des facteurs linguistiques, raciaux et socioéconomiques qui façonnent la musicalité et les thèmes du rap québécois. Ceci est particulièrement visible et audible en comparant le rap montréalais à celui des autres régions du Québec.

Autrement dit, il y a une multitude de styles, de langues et de thématiques dans ce qui est communément appelé le « rap québécois ». D’autre part, les artisans de la scène hip-hop au Québec se heurtent encore à la non-reconnaissance dans l’espace médiaticoculturel mainstream et demeurent cantonnés dans les médias dits alternatifs. C’est pourquoi plusieurs émissions hip-hop sur les radios communautaires et universitaires continuent de jouer un rôle déterminant dans la diffusion de cette culture au Québec. En anglais, je pense au travail de Don Smooth sur la radio communautaire de Kahnawake K103.7 FM, tout comme aux gens de Masters at Work, The Goods, Off The Hook Radio, WEFUNK à CKUT 90,3 FM, la radio de l’Université McGill. En français, je ne peux pas passer sous le silence le rôle de l’animateur Dice B à Radio Centre-Ville, qui tient la barre de l’émission Nuit Blanche depuis 1994. Dans le circuit des radios universitaires francophones, Les Arshitechs du son à CHYZ 94,3 FM, la station de l’Université Laval, et plusieurs émissions à CISM 89,3 FM, la station de l’Université de Montréal, dont Hip-Hop Café et Rythmologie, participent au rayonnement et à la diffusion du rap québécois. Enfin, les sites Web tels que HHQC.com, hiphopfranco.com et wordupbattles.net contribuent également à faire connaître les nouveaux sons de la scène locale. Incubateur de voix dissidentes, plusieurs de ces projets hip-hop sont composés de personnes racisées et québécoises « de souches » participant à un effort commun d’éducation et démystification de la culture.

La culture hip-hop au Québec : « tu pensais que c’tait ça que c’tait mais c’est pas ça que c’tait »

La culture hip-hop est intrinsèquement liée aux réalités sombres de certains quartiers défavorisés et plusieurs villes du Québec n’y échappent pas[6]. Certes, le « gangsta rap » occupe encore une place centrale dans l’imaginaire et la commercialisation de la culture hip-hop. Ce sous-genre de rap est connu « pour son caractère violent et misogyne et associé à la culture du bling-bling »[7]. Si l’ancrage de cette forme de rap n’est pas étendu à l’ensemble des rappeurs québécois, les médias de masse ont tendance à associer le rap à la violence, aux gangs de rue, à la drogue et à l’illégalité. Comme le soulignait Sylvain Lemay dans son mémoire de maîtrise sur les rappeurs francophones du Québec entre 1990 et 2012, il y a un sentiment d’exclusion très présent au sein de leurs écrits : « une partie de ce sentiment d’exclusion repose notamment sur le fait que la plupart des rappeurs locaux estiment être victimes de préjugés à travers les médias et au sein de la population, en plus de se sentir boycottés par l’industrie du disque et les radios commerciales »[8]. C’est dans un esprit de déconstruction des idées préconçues du hip-hop et avec l’objectif de démocratiser le rap au-delà de son écosystème qu’a été créée en 2006 l’émission Ghetto Érudit. Véritable courroie de transmission entre l’ancienne et la nouvelle génération du mouvement hip-hop à Montréal dans les deux langues, Ghetto Érudit a servi de première plateforme pour la majorité des artistes et groupes associés à l’actuel âge d’or du rap québécois et aux débats autour du franglais[9].

Au-delà du phénomène linguistique faisant peur à certains pharisiens de la langue et de l’identité québécoise, je suis convaincu du potentiel créatif, poétique et politique de la démarche artistique derrière ceux et celles qui maîtrisent réellement le rap franglais. À titre d’exemple, il est intéressant de souligner que le premier morceau rap à obtenir un succès commercial en 1979, la chanson « Rapper’s Delight » du groupe The Sugarhill Gang, a fait l’objet d’une reprise québécoise digne de mention. En effet, l’artiste KNLO a reproduit en 2007 ce classique tout en conservant les mêmes thèmes, intonations, assonances et allitérations avec le morceau « Délice d’un rappeur » dont le vidéoclip met bien de l’avant l’appropriation québécoise des éléments de la culture hip-hop. Cette chanson de KNLO issue d’une mixtape intitulée « Flattebouche » a donné le nom à une technique qui a été répétée à plusieurs reprises au Québec. Par exemple, le collectif K6A, dont fait partie KNLO, a repris en 2012 la chanson « Protect Ya Neck » de Wu Tang Clan qui est devenue « Protège Ta Nuque ». En 2013, le rappeur et slameur D-Track s’est approprié le morceau « I ain’t mad at cha » de 2pac, qui est devenu sa pièce « Jtenveuxpastantqueça »[10]. Plus récemment, sans mettre de l’avant cette technique du flattebouche, le collectif hip-hop féminin Bad Nylon a démontré comment l’utilisation du franglais pouvait également servir un agenda féministe tout en préservant l’aspect ludique du rap. Ces différentes formes de musique rap sont généralement mises de l’avant par les émissions hip-hop sur les radios universitaires et communautaires.

Mis à part le franglais, le thème de l’appropriation culturelle revient souvent dans les débats internes de la communauté hip-hop, principalement entre les personnes racisées et celles dites de « souches ». Entre les puristes et les artisans versant davantage dans le champ gauche du hip-hop, je tiens à préciser qu’il n’y a pas toujours consensus sur la forme et le fond du rap québécois. Cependant, la diversité des émissions hip-hop des radios communautaires et universitaires partage un objectif commun : faire connaître le son et les éléments culturels d’une génération. Dans cet esprit, je crois également que nous participons implicitement ou explicitement aux débats sur l’identité québécoise. Pour citer le politologue Jean-Charles St-Louis « la génération hip-hop contribuerait ainsi à la redéfinition libre et ouverte des expériences de la vie en société au Québec »[11]. Après une décennie de radio universitaire avec des gens natifs de Rouyn-Noranda, du Chili, du Guatemala, d’Haïti et des divers quartiers de l’île de Montréal, j’espère que nos voix ont permis de « déghettoïser » la culture hip-hop au Québec.

 

Photo : Enregistrement de l’émission Guetto Érudit, Photographie de Ghetto Érudit

 


Notes
1 L’émission Ghetto Érudit a débuté en janvier 2006 sur CHOQ la radio Web de l’UQAM. Depuis mai 2008, Ghetto Érudit est diffusé tous les samedis soirs sur les ondes du 89,3 FM, CISM la radio de l’Université de Montréal, et l’émission est rediffusée sur les ondes du 89,1 FM, CHUO la radio de l’Université d’Ottawa et 107,9 FM, CILS la radio communautaire francophone de Victoria en Colombie-Britannique. En 2017, Ghetto Érudit fait partie du top 5 des émissions les plus populaires de la station CISM 89,3 FM à Montréal. Pour un survol sur les 10 ans de Ghetto Érudit et son impact sur la scène locale, voir Olivier Boisvert-Magnen « Rap local : Ghetto Érudit, Monk.e, et Artbeat », Voir, 16 juin, en ligne : https://voir.ca/musique/2016/06/16/rap-local-ghetto-erudit-monk-e-b-k-l-l-o-y-d-et-artbeat/
2 Bradley, Adam (2009). Book of Rhymes. The Poetics of Hip Hop. BasicCivitas : New York.
3 Chang, Jeff (2006). Can’t stop won’t stop : une histoire de la génération hip-hop. Editions Allia.
4 Forbes, « Report: Hip-Hop/R&B Is The Dominant Genre In The U.S. For The First Time », en ligne : https://www.forbes.com/sites/hughmcintyre/2017/07/17/hip-hoprb-has-now-become-the-dominant-genre-in-the-u-s-for-the-first-time/.
5 Leijon, Erik (2015). « Montreal is still waiting for a hip-hop radio station », Montreal Gazette, 7 août, en ligne : http://montrealgazette.com/entertainment/music/montreal-is-still-waiting-for-a-hip-hop-radio-station
6 Boisvert-Magnen, Olivier (2016). « On ne peut plus ignorer le street rap québécois », Vice, 2 novembre, en ligne : https://www.vice.com/fr_ca/article/exkawe/on-ne-peut-plus-ignorer-le-street-rap-quebecois-5847800de17bea0210308987
7 LeBlanc, Marie Nathalie, Alexandrine Boudreault-Fournier et Gabriella Djerrahian (2007). « Les jeunes et la marginalisation à Montréal : la culture hip-hop francophone et les enjeux de l’intégration », Diversité urbaine, 71, p. 9–29.
8 Lemay, Sylvain (2016). Analyse des messages dans le rap francophone du Québec : entre contestations, résistance, opinions et revendications (1990-2012). Montréal (Québec, Canada), Université du Québec à Montréal, Maîtrise en sociologie, p. 11.
9 Pensons aux groupes Loud Lary Ajust et Dead Obies. À titre l’album Gullywood du groupe Loud Lary Ajust a été lancé en ondes à l’émission Ghetto Érudit le 5 mai 2012. Cet album a été qualifié de « classique instantané » du rap québécois et s’est également attiré les foudres de certaines critiques en raison de l’utilisation du franglais.
10 Le groupe Alaclair Ensemble, dont fait aussi partie KNLO, utilise cette technique en puisant dans trois chansons classiques du rap américain au sein de la pièce « Les infameux » tiré de l’album Les Frères cueilleurs (2016). Les sous-titres de ce texte est un clin d’œil à la chanson du groupe « Ça que c’tait » tiré du même album.
11 St-Louis, Jean-Charles (2014). « L’identité québécoise » dans les sciences sociales et dans les débats universitaires. Quelques significations et enjeux dans Alain-G. Gagnon (dir.). La politique québécoise et canadienne une approche pluraliste. Québec : Presses de l’Université du Québec, p. 130 et les travaux de Mela Sarkar.

Marc-André Anzueto
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MARC-ANDRÉ ANZUETO enseigne les relations internationales à l’Université du Québec à Montréal et les enjeux du développement en Amérique latine à l’Université de Sherbrooke. Il est cofondateur de l’émission de culture hip-hop, Ghetto Érudit.