Témoignage de Hans Labra, reçu le 15 octobre 2016, dans le cadre du conflit opposant des communautés Mapuche à la compagnie transnationale RP Global, le Groupe Saesa, appartenant au Fonds de pension des enseignant-e-s de l’Ontario (Ontario Teachers’ Pension Plan-OTPP) et la compagnie Morgan Stanley.
Hier, ce que nous craignions est arrivé.
7h30. J’avais un feu allumé et je chauffais le lait de mon jeune fils lorsque l’appel que j’aurais aimé ne jamais recevoir est arrivé. « Peñi (frère), SAESA est là avec les policiers, elle change les câbles à Tranguil »…
Le paradis de la Cordillère, source de vie, a été envahi par d’obscures forces armées, comme s’il s’agissait d’une saga hollywoodienne où les Orques arrivent et détruisent tout. Je regardais autour et la nature était calme, la rivière suivait son cours, les arbres se berçaient au vent, les oiseaux chantaient… les fourmis marchaient sous nos pas dans leurs paysages microcosmiques, cherchant leur alimentation… mais, qu’est-il arrivé alors ? Comment l’être humain peut-il causer tant de déséquilibre ? Comment puis-je expliquer à mes enfants ce qui est arrivé hier à Tranguil ? Comment puis-je t’expliquer mes sentiments, à toi qui es en train de lire, toi que je ne vois pas, mais que je sens, alors que tu cherches une explication à travers ces mots ? Comment dois-je expliquer à mes enfants que la vie se tisse à chaque instant, d’une façon différente pour chaque être de cette terre… comment puis-je leur raconter que ce sont les vécus de chaque personne qui construisent la réalité de l’être humain ? […] Aujourd’hui, la force du mal a agi à travers des êtres qui ne se sont même pas rendus compte de ce qui était en train d’arriver, qui n’étaient ni coupables, ni responsables.
Mais ce que nous craignions est arrivé.
Je pourrais dire que mille idées me sont venues à l’esprit, mais ce n’est pas vrai. Je savais seulement qu’il fallait faire quelque chose, mais je ne savais pas quoi, rien ne me faisait penser à une solution. Je pense pendant que je cours à travers les champs, passant par dessus les barrières, me dirigeant à toute vitesse vers la maison du peñi qui m’a téléphoné – c’est revivre, renforcer et augmenter les liens territoriaux, rétablir des alliances et être honnête en s’engageant seulement dans ce que l’on croit être capable d’accomplir, mais entrer en relation en toute honnêteté avec les communautés, les groupes, les mouvements humains qui cherchent à s’organiser et à restructurer les réseaux populaires qu’on a détruit si brutalement par le passé.
J’arrive à sa maison, nous nous regardons et dans ses yeux je vois la même impuissance, la même angoisse de sentir qu’un énorme monstre menace non seulement nos familles et nos amis, sinon toutes les familles, toutes les personnes, non seulement notre territoire sinon toute la Terre… pas seulement depuis hier, mais depuis longtemps, et pour longtemps encore.
Je suis le seul à avoir un permis, il me passe ses clés pendant qu’il barre sa maison. Je fais démarrer son véhicule, sa femme et sa belle-sœur arrivent en courant et embarquent, le peñi embarque également et nous nous regardons tous durant un instant… on y va ? « Allons-y ! » me disent-ils d’une seule voix, et nous partons dans l’urgence, comme s’il s’agissait de sauver la planète agonisante. D’une façon ou d’une autre, ça l’est. L’équilibre s’était brisé. La rivière continuait de suivre son cours, les fourmis cherchaient leur alimentation… mais un groupe d’êtres avait transgressé la vérité, l’honnêteté et la paix.
La seule chose qui peut générer un changement profond – pensais-je, pendant que nous volions à plus de cent kilomètres à l’heure sur un chemin de gravier, montant la cordillère – c’est que l’humanité s’unisse et revienne à ce qu’elle est, qu’elle récupère le sacré de la procréation, que les gens admettent que ce qu’ils ont en tête au moment d’engendrer, c’est ce qui constituera la vie psychique-émotionnelle de la nouvelle génération. […]
La magnifique cordillère, patiente et désireuse, reverdie au printemps et couronnée de neige et de minéraux, nous regardait passer par ses jupes, à toute vitesse. Nous nous sentions prêts et capables d’affronter une autorité immorale qui s’était imposée par la force. Le contrôle territorial que nous avions établi suite aux funérailles de Macarena nous avait donné la sensation d’être des centaines de peñis à veiller sur la famille Collio Valdés. Mais ce 13 octobre, ils étaient seuls. Nous sommes arrivés à la Côte Los Añiques et dans un battement de paupière, nous étions à Llonquén. Réétablie l’importance d’engendrer la famille avec amour et conscience – je pense, accroché au volant – qu’il nous resterait à rétablir les liens avec toute la famille humaine, et à sentir comme si c’étaient les nôtres les problèmes de quiconque. Mais toujours revenir au commencement, toujours revenir à essayer d’interconnecter la famille nucléaire à la famille globale. Ce sont uniquement les liens avec les personnes, avec les voisins, avec les pairs, qui nous sauveront. Les institutions ne viendront pas le faire, des superhéros non plus, et peut-être même que nous mourrons en luttant… mais travailler avec honnêteté à renforcer les liens ne sera jamais fait en vain.
Nous ne sommes qu’à deux kilomètres de notre destination et nous nous retrouvons face à un point de contrôle des Carabineros de Chile (la police nationale) à 7h50. Ils nous font arrêter et nous demandent les papiers du véhicule et mon permis de conduire. Tout est en règle. Nous passons et arrivons à Tranguil. Des troupes obscures couvrent les chemins et le pont… nous abandonnons le véhicule et nous nous faufilons entre eux comme à travers une ruelle obscure de laquelle nous espérons sortir en vie. […]
Comment puis-je expliquer à mes enfants ce qui a poussé un groupe de personnes, d’êtres humains, à se coordonner en cachette, à exécuter un processus illégal, avec un usage démesuré de la force et à travailler, finalement, du côté de ce monstre qui dévore et détruit ? Qu’est-ce qui les motive si ce n’est pas la vocation de défendre le peuple de ceux qui abusent de leur autorité ? Nous courrons vers la zone de conflit. La mission est d’éviter qu’ils changent les câbles (d’électricité). Je me pends à un d’eux pendant qu’ils essaient de le monter au poteau, les autres de notre groupe essaient à d’autres endroits. Je vois le peñi Rubén au milieu de la rue qui lutte, entouré de vautours en vert qui tentent de le dévorer, d’autres Orques s’approchent afin de nous faire quitter les lieux, bousculades, clés de bras et menaces de nous arrêter, on me traîne vers le camion lance-gaz pour m’y embarquer, le peñi me sauve. Sa femme et sa belle-sœur font face au policier qui semble être en charge de l’opération en soulignant son inconséquence et son injustice. On m’éloigne de la zone de conflit et ils se resserrent comme un mur pour m’éviter de passer, qu’est-ce que je fais ? La lutte continue, je cours à la maison afin de chercher un crayon et une feuille de papier, je m’approche d’un groupe de forces spéciales qui attendent d’agir à environ 20 mètres de distance afin de leur parler. De loin, ils ont l’air féroces avec leurs habits blindés, de près, ils sont autant des humains que nous… c’est quelque chose qui est difficile à expliquer. Ignorance, peur, nécessité… qu’est-ce qui les motive ? Je ne le sais pas, je ne sais vraiment pas… mais quoi qu’il en soit, je sens qu’ils ne sont pas coupables et je leur donne ma bénédiction pendant que les autres les maudissent. Ils me remercient. Je leur demande de l’information sur l’opération, sur les autorisations, sur les noms des officiers en charge, je leur parle de ce qui est en train d’arriver et ils reconnaissent ne rien savoir. Lorsque je leur parle de Macarena, ils semblent déconcertés, lorsque je leur demande d’arrêter leur officier supérieur pour avoir agi en dehors de la loi, ils regardent ailleurs. Certains osent me donner de l’information.
Au milieu de ces irrégularités dignes d’être répudiées, SAESA installe ses câbles de moyenne tension sous la protection de ceux qui devraient s’opposer à leur installation. L’atmosphère est si tendue, on n’entend plus la rivière et les oiseaux se sont envolés. « Les poseurs de câbles, les héros de l’électricité » disait un reportage l’autre jour, ha, les poseurs de câbles travaillent sans arrêt tandis que, face à eux, une poignée de Mapuches tentons l’impossible. Ils terminent leur travail et tout s’arrête là. L’entreprise se retire et les Carabineros, au lieu de partir vers Valdivia, se rendent à Liquiñe où ils tenteront une explication face à ce qui s’est passé. Mais, pourront-ils expliquer l’inexplicable ? Existe-t-il une frange de l’État du Chili qui puisse nous expliquer ce qui s’est passé ? J’arrive de nuit chez moi, mes enfants dorment, demain j’aurai l’occasion de leur raconter ce que j’ai vécu…mais comment puis-je leur expliquer ? Je regarde par la fenêtre, un autre jour est arrivé.
Araucanie, Chili, 2016.
Traduction par Amelia Orellana