Catégorie : Volume 34

Détruire le rêve américain, ou la nécessité d’une perspective décoloniale, féministe et anticapitaliste sur la migration

La migration n’est pas belle

Suis-je la seule à être agacée par ces maudits papillons?

(Je précise que je ne critique pas l’art de Favianna, mais spécifiquement cette œuvre avec les papillons. Au contraire, je suis fan de ses affiches pour les droits des femmes.)

Pourquoi cette nécessité de romantiser la migration?

Il n’y a rien de beau dans…

une mère ou un père forcé.e d’abandonner sa maison et sa famille pour chercher du travail dans un autre pays.

ces personnes qui meurent en essayant de traverser la frontière d’un pays qui ne veut pas d’elles et qui ne les respecte pas.

ces personnes attaquées, agressées sexuellement et violées en traversant la frontière ou dans les centres de détention.

ces enfants qui tentent de rejoindre leur famille ou qui travaillent pour envoyer de l’argent à leur pays d’origine.

Il n’y rien de beau dans…

d’abord, cette merde capitaliste et impérialiste qui a forcé nos familles à venir aux États-Unis.

cette pauvreté créée dans mon pays, alors que les États-Unis prospèrent.

les gens qui se suicident à cause de l’insupportable pression d’être « illégal.e ».

le fait d’être dans l’impossibilité de rendre visite à nos familles, le fait d’apprendre que nos êtres chers passent à une vie meilleure alors que nous sommes si loin d’eux.

Qu’est-ce qu’il y a de beau ou de naturel là-dedans?

Rien.

Angy Rivera, migrante sans papiers aux États-Unis, 2013 [1]

Le territoire existait avant la carte Nous avions écrit une première version de ce texte avant la pandémie de 2020, et son contenu nous apparaît toujours pertinent. Nous pourrions même dire que la situation actuelle permet d’éclaircir, de manière parfois très crue, certaines de nos préoccupations quant au prix qu’il en coûte aux travailleuses et travailleurs dans l’impossibilité de rester à la maison. Ce court texte contient les voix de différentes personnes migrantes, de nos familles et ami∙e∙s, de braceros, de déporté∙e∙s et de sans-papiers. Il aura fallu plusieurs générations pour nous comprendre mutuellement, pour nous préparer à cet humble exercice et le réaliser. Nous écrivons à partir de la posture « être migrant∙e ». Ce texte reflète ce que nous avons vu et vécu et témoigne des expériences passées et actuelles de nos familles. Nous écrivons à partir de l’altérité : nous sommes différent·e·s de vous. Nous proposons principalement un dialogue de « migrant∙e à migrant∙e » afin que s’amorce la construction d’une nouvelle géographie de la migration, un espace de réflexion « Sud-Sud ». Nous souhaitons garder en tête le lugar de fala (la place de la parole) tel que conçu par Djamila Ribeiro [2]. Ce concept nous invite à nous questionner sur qui énonce le discours, à partir de quelle posture. Un lugar de fala ne fait pas seulement référence à la parole ou à la personne qui parle, mais aussi au lieu, à la terre, au territoire, à la géographie et à l’histoire, où il existe des rapports sociaux, et donc, des rapports de pouvoir. Parler et écrire au sujet la migration est à la mode. Partout, on parle de nous, on parle pour nous : des projets d’art, des expositions dans des musées, des photos de nos visages, d’objets qui nous appartiennent, de nos expériences de vie. Il y a même un projet dans lequel on peut devenir « migrant∙e d’un jour » et faire semblant de se traîner dans le désert (on pourrait appeler ça de la « pornopauvreté »). Il y a des films, des livres, des maîtrises en études des migrations, des forums, des ateliers, du journalisme expérientiel et des programmes annuels de bénévolat (volontourisme [3]) pour nous « connaître » et nous « aider ». Des gens ont l’ambition d’ajouter cela à leur parcours d’études, pour ensuite se présenter comme des « expert∙e∙s » sensibles à la migration. Ces expert∙e∙s vont même juste qu’à se dire migrantes et migrants eux-mêmes, du simple fait d’avoir étudié à l’étranger ou de tenter de traverser les « frontières cognitives ». Ce n’est pas une blague, ce sont des déclarations sorties de leur bouche. Tout comme l’homme blanc parlait à la place des autochtones et que les hommes parlaient à la place des femmes, nous, les personnes migrantes, n’avons présentement presque aucun espace de représentation directe ni la capacité de nous concevoir nous-mêmes et d’avoir de l’incidence sur notre représentation dans les médias, le milieu universitaire et les organisations. Dans un tel contexte, en comprenant que la géographie détermine l’expérience, nous devons créer notre propre carte, sur laquelle le Sud serait placé en haut et la périphérie, au centre. Mais ce devrait être une carte vivante, remettant en question les dimensions actuelles et le narratif patriarcal, capitaliste et néocolonial pétrifié. Cette carte reflèterait vraiment le territoire selon une perspective critique, décoloniale, féministe et anticapitaliste. Quelles sont les dynamiques qui nous forcent à migrer? Qui en profite? Combien de migrant∙e∙s peut-on encore envoyer vers le « Nord »? (Aux États-Unis seulement, plus de 11 millions de personnes sont sans-papiers [4], sans aucune garantie de droits humains). Comment rendre visibles ces processus d’exploitation et y mettre fin? Cette chaîne de production dans laquelle la personne migrante est une simple marchandise de plus (travailleuses et travailleurs essentiel∙le∙s) profite aux États, aux entreprises, aux prisons, aux agences de transfert d’argent à l’étranger, aux universitaires, aux journalistes, aux militant∙e∙s, aux musées. Cette cartographie pourrait aussi montrer un horizon, une terre qui est pour l’instant inconnue, une terre de solutions incluant la protection et la garantie des droits humains, du droit à rester chez soi, du droit à l’enracinement, en gardant en tête que l’atteinte de ces droits est le résultat de la lutte des peuples. Le mythe de la migration « naturelle » La migration se définit à partir du pouvoir, à partir d’« en haut ». Nous, les personnes migrantes, sommes décrites comme des êtres paresseux (c’est pour cela que nous serions pauvres), criminels, violeurs, bad hombres. Il existe aussi des allié∙e∙s qui parlent, qui énoncent que la migration est « belle », « naturelle », que « nous sommes toutes et tous migrant∙e∙s ». D’autres, de concert avec l’ONU, disent que la migration « est un outil de développement » [5]. Les intentions sont peut-être bonnes, mais ça n’explique pas quels pays profitent de ce développement, qui vous êtes, et de quelle façon et pour qui la migration serait « naturelle et belle ». Les premières migrations de nomades, l’Hégire de Mahomet, la migration inca, la migration européenne vers le continent « américain » ou encore la migration espagnole vers le Mexique au début du 20e siècle sont complètement différentes les unes des autres. La migration européenne n’est rien d’autre qu’une des représentations les plus extrêmes du colonialisme. Cette « naturelle et belle » migration a engendré le génocide le plus grave de l’histoire : le génocide autochtone sur le continent « américain ». Quant à la migration espagnole vers le Mexique au siècle dernier, le gouvernement mexicain (les documents officiels se trouvent dans les Archives générales de la nation) a expressément refusé de porter secours et d’accorder l’entrée aux personnes gitanes, asiatiques ou noires. Cette partie de l’histoire est maquillée et vendue à l’imaginaire collectif comme un exemple de solidarité et d’aide internationale, un exemple de « bienvenue au migrant ». Or, en réalité, ce fut une politique raciste, visant à blanchir le Mexique. Durant ces mêmes années – et la situation n’est pas plus reluisante aujourd’hui –, le gouvernement méprisait, opprimait et réprimait ses propres populations noire et autochtone. Malgré toutes ces distinctions évidentes, la migration semble avoir été établie comme « naturelle », comme si les dynamiques sociales, géopolitiques, environnementales, économiques, raciales et culturelles avaient été identiques à tout moment dans l’histoire. Si la migration était naturelle, elle serait régie par des lois immuables, de la même façon que le soleil se lève le matin, que les herbivores mangent de l’herbe et que, bien sûr, les papillons migrent chaque année à la même période et vers le même endroit. Si tel était le cas, nous n’aurions donc aucun pouvoir pour modifier cet élan. Une telle pensée relève non seulement d’un romantisme nuisible, mais fait aussi état d’un fétichisme de la migration. Marx citait Burke : « Les lois du commerce sont les lois de la nature, et conséquemment de Dieu » (le scénario parfait pour le système-monde colonial, patriarcal et capitaliste). Marx continuait avec ironie : « Rien d’étonnant que, fidèle aux lois de Dieu et de la nature, il se soit toujours vendu au plus offrant enchérisseur » [6]. Le mythe de la migration « naturelle » (illustré par des papillons, des oiseaux et même des baleines) normalise l’exode stimulé par cette autre fascination : celle du « rêve américain ». La migration « naturelle » consolide et occulte les mécanismes du système qui sont responsables de l’expulsion et l’exploitation systématiques. Dans ce cadre de pensée qui veut que nous soyons soumis∙e∙s à des lois naturelles, migrer vers l’Empire devient la norme et l’unique objectif. La perversion de ce fétichisme est telle qu’elle élimine la pensée critique et l’analyse profonde de la migration forcée. Pire perversion encore, elle annihile notre rage, notre organisation et notre contrattaque comme personnes expulsées. Il est évidemment nécessaire de combattre le discours qui nous criminalise en tant que personnes migrantes vivant « au Nord ». Cependant, la romantisation de la migration a des effets négatifs qui demeurent encore peu explorés ou qui sont constamment mis de côté. Au Mexique, dans nos villages ou villes d’origine, nous n’étions que des numéros anonymes de plus, invisibles parmi ces millions de pauvres. Après avoir traversé la frontière, nous sommes devenu∙e∙s des sources de fascination, des sujets d’étude, « leurs migrants », leurs « moins que rien » ou bien leurs héros en fuite du capitalisme cannibale. Il y a quelques années, Armando Bartra évoquait l’invitation à la première Rencontre paysanne mésoaméricaine (Convocatoria al Primer Encuentro Campesino Mesoamericano) tenue en 2001. Ce texte énonçait les malheurs qui affligent la région du Mexique, de l’Amérique centrale et des Caraïbes : « Des contreréformes pour privatiser le domaine agraire, […] la négation des droits et libertés, la répression, la famine, le chômage, la migration… » [7]. Armando Bartra ajoutait : « Paradoxalement, nous critiquions de manière virulente le Plan Puebla Panama parce qu’il entraînerait une invasion de maquiladoras, de mégadéveloppements touristiques, de plantations destinées à l’agro-exportation, de l’exclusion sociale et de la migration. Mais finalement, le plus grave problème en Mésoamérique aujourd’hui est la fermeture de la maquila, la diminution des emplois dans le tourisme, la baisse d’embauche de cueilleurs dans les propriétés agricoles. Et à l’extrême : si nous étions préoccupés par les jeunes qui désertaient leurs communautés pour chercher fortune au gabacho (États-Unis), ce qui semble alarmant maintenant est plutôt le durcissement des frontières » [8]. Peu de gens ont tenu compte de ce virage à 180 degrés. Peut-être n’avions-nous pas saisi que la migration est régulée par l’accumulation de capital, que les frontières se ferment en temps de récession. Nous avons cru à tort que nous, les migrant∙e∙s, désobéissions au capitalisme, que notre soi-disant « dissidence transnationale » s’échappait en passant par les craques du capitalisme nécropolitique. Au contraire, comme le capital est timide, s’il ne voit pas de possibilité de produire de l’argent, il s’en va, et à sa suite, le pouvoir impose la crise comme modèle de gouvernance. « En adoptant la gestion de crise comme technique de gouvernement, le capital n’a pas simplement substitué au culte du progrès le chantage de la catastrophe, il a voulu se réserver l’intelligence stratégique du présent, la vue d’ensemble sur les opérations en cours » [9]. En ce sens, au-delà de Trump et des discours racistes, il est aussi important de rendre visible et observable que les voix qui prennent la parole sont les voix privilégiées, étrangères et blanchies du milieu universitaire, de l’Église, des institutions et des organisations. (Elles s’expriment aujourd’hui à partir du confort de leur demeure pendant que nous devons continuer à travailler). Ces voix imposent une vision alternative, mais tout aussi totalisante, complaisante avec les vrais responsables. Elles nous éloignent des réelles solutions et elles constituent cet autre mur qui nous fait obstacle. Nous avons été convertis en sujets d’étude, quand nous ne sommes pas transformés en simples figurant∙e∙s qui donnent du piquant à leurs performances. Aussi incroyable que cela puisse paraître, métaphoriquement parlant, le mur n’est pas seulement « Davos », mais il est aussi « Porto Alegre ». Par exemple, en 2018 au Mexique, le huitième Forum social mondial sur les migrations (FSMM) s’est tenu encore une fois avec la participation de personnes migrantes comme pure décoration. Des expert∙e∙s, des universitaires et des militant∙e∙s ont parlé et dansé entre elles et eux. On retrouve un exemple éloquent de cette situation dans le fait que les termes « Construire, Résister, Transformer et Migrer » ont été, de manière répétée, entendus dans des présentations et vus sur des banderoles gigantesques et des affiches. Heureusement, un petit groupe de migrant∙e∙s a manifesté son mécontentement en posant cette simple question : Migrer? On ne peut arriver à des conclusions sans se questionner. Que se passe-t-il? Est-ce que Porto Alegre a perdu de sa radicalité, sa capacité d’analyse et sa perspective historique? Il s’agit malheureusement d’un autre mur construit par la « gauche », peut-être involontairement. Ce secteur a fait taire la critique et s’est attelé à observer, prendre en charge et décrire la migration, sans en comprendre les causes, et encore moins en luttant contre celles-ci. Cette gauche a créé le vide fertile et idéal pour l’apparition de fausses solutions, pour la réception de financement national ou international. Elle a créé les conditions pour faire durer la souffrance, tout en renforçant et protégeant ce même système d’injustices qu’elle prétend remettre en question. Nous souffrons également d’un eurocentrisme qui teinte la réalité : à la ville de Mexico, par exemple, des organisations sociales, des militant∙e∙s et des universitaires pleins de bonnes intentions ont contribué à la rédaction de l’actuelle loi sur la migration en prenant comme modèle la législation européenne. Le Mexique est un pays qui vit principalement des transferts d’argent de ses expatrié∙e∙s. C’est un pays expulseur, où 60 millions d’habitant·e·s sont pauvres et 10 millions sont en situation de pauvreté extrême… Rien à voir avec la situation de l’Europe! En 2017, le même groupe de personnes a fait pression pour que la ville de Mexico soit déclarée « Ville sanctuaire pour les migrant∙e∙s », au même titre que Berlin ou San Francisco! En Europe ou aux États-Unis, le portrait n’est pas plus reluisant, même si des mesures positives pour les migrant∙e∙s ont été adoptées en Italie et au Portugal et qu’une campagne très active existe en Espagne demandant la régularisation des personnes migrantes. Aux États-Unis, il n’existe actuellement pas de mouvement de migrant∙e∙s comme il en existait dans le passé. Au cours de la dernière décennie, les revendications ont changé drastiquement. Elles ont d’abord tourné autour de la réforme migratoire intégrale du DREAM Act [10], un programme qui aurait profité seulement aux migrant∙e∙s les plus jeunes et privilégié∙e∙s. Le gouvernement a concédé une partie des revendications et le programme DACA [11] a temporairement été mis en place. Mais aujourd’hui, que demandons-nous? Nous supplions le gouvernement de ne pas nous déporter, tandis que nous promettons de continuer à travailler fidèlement, pandémie ou pas, au profit de l’Empire, en demandant tout de même qu’une petite couverture, du savon et de la pâte à dents soient fournis aux personnes migrant∙e∙s en centre de détention. Encore aujourd’hui, ce sont eux, les autres, qui définissent les objectifs et les dimensions de la carte, à partir de l’horizon visible depuis leur table de travail, recevant plus de financement et de nouveaux projets, en bref, vivant mieux chaque jour. En pleine pandémie, nous, de notre côté, continuons à travailler. La persécution et les déportations se poursuivent et la contagion augmente dans les centres de détention. Aux États-Unis du moins, ce sont les personnes afro-américaines et latinxs qui meurent le plus, et les femmes sans papier sont les plus affectées. Malgré cela, on voit des choses presque invraisemblables dans les « politiques migratoires » qui vont jusqu’à être contraires aux droits humains. On retrouve ces éléments non seulement dans les politiques publiques, mais aussi dans des initiatives culturelles, sans oublier dans l’expérience émotionnelle apportée par le « complexe industriel du sauveur blanc » [12] provenant de la classe moyenne qui se déplace des États-Unis, du Canada ou de l’Europe vers le Mexique. Et bien sûr, on les retrouve dans l’extractivisme épistémologique exercé par le milieu universitaire et les « migrantologues ». Aucune occasion n’est ratée pour renforcer l’échafaudage du système-monde patriarcal, capitaliste et colonial.   Photographie: @LAYqanunayawar  Traduction par Marie Bordeleau.  
Notes:  [1] Rivera, Angy (2013). « Migration is not beautiful », en ligne : https://www.nysylc.org/askangy/no-migration-is-not-beautiful [2] « El hablar no se limita al acto de emitir palabras, sino de poder existir. Cuando hablamos del derecho a una existencia digna, a la voz, estamos hablando del locus social, de cómo este lugar impuesto dificulta la posibilidad de trascendencia ». [Traduction libre]; Ribeiro, Djamila (2017). O que é lugar de fala? Belo Horizonte : Editora Letramento. [3] Illich, Ivan. « Al diablo con las buenas intenciones ». Discours de Ivan Illich devant la CIASP (Conference on InterAmerican Student Projects) à Cuernavaca, Morelos, Mexique, en ligne : http://www.ivanillich.org.mx/buenas.pdf [4] Pew Research Center (2019). « Key findings about U.S. immigrants », en ligne : https://www.pewresearch.org/fact-tank/2019/06/17/key-findings-about-u-s-immigrants/?fbclid=IwAR0fKAzidDsg1vj1zojKBdoxs3fgxx5VkfI-iTRfL6wO3VZM-LNfStN_Odc [5]  IAMR (2013). « International Assembly of Migrants and Refugees », en ligne : https://youtu.be/IL_S4wFroMk [6] Marx, Karl (1875). Le Capital, Traduction originale de M.J. Roy, Paris : Maurice Lachatre et Cie. [7] Convocatoria al Primer Encuentro Campesino Mesoamericano, citée dans Bartra, Armando (2004). « Mesoamericanos, recalentando una identidad colectiva » en Ceceña, Ana Esther (compiladora), Hegemonías y Emancipaciones en el siglo XXI (p. 61-70). Buenos Aires: CLACSO, p.61 [8] Bartra, Armando (2004). Op. cit, p.63. [9] Comité Invisible (2015). « À nos amis. La fabrique éditions », p.18, en ligne : https://issuu.com/bozines/docs/a_nos_amis?fbclid=IwAR0vdsHKaxA6RATBUBYAK5_0bjbDB_WPdPhpqa40zUYAjH_gFOBWOu1zAWs [10] Le DREAM Act (Development, Relief, and Education for Alien Minors, Développement, secours et éducation pour les mineurs étrangers) est un projet de loi proposé en 2001, mais jamais adopté, qui visait à régulariser la situation des personnes migrantes fréquentant une université ou s'enrôlant dans les forces armées. [11] DACA (Deferred Action for Children Arrivals, Action différée pour les arrivées d’enfance) est un programme fondé en 2012 par Barack Obama afin de fournir des garanties et droits temporaires pour travailler, étudier et vivre aux États-Unis pour les migrant.e.s arrivé.e.s dans le pays alors qu’ils et elles étaient mineurs. [12] The Atlantic (2012). « The White-Savoir Industrial Complex », en ligne : https://www.theatlantic.com/international/archive/2012/03/the-white-savior-industrial-complex/254843/  abc

Les parcours de femmes exilées à travers l’Amérique centrale

« J’ai pris la décision de venir ici et de risquer ma vie pour donner à mes enfants un meilleur avenir; parce que dans mon pays, on ne peut plus vivre sans craindre pour nos vies à cause des problèmes de criminalité et de chômage qui sont trop importants... » À 3 heures du matin, Isabel a préparé un sac à dos avec trois habits de rechange. Elle a pris un bain, bu un café tout en serrant sa mère dans ses bras devant le poêle à bois et a quitté sa maison de San Pedro Sula (Honduras). Ses enfants, Miguel, 3 ans, et Paola, 13 jours, dormaient encore. « Au Honduras, la délinquance dévaste la jeunesse. Les Maras (gangs criminalisés) ont déjà tué mon mari et je ne veux pas que cela arrive à mes enfants, je ne veux pas perdre mes enfants aux mains de criminels. Au Honduras, les enfants sont leurrés par les gangs pour qu’ils les rejoignent et apprennent leurs règles. C’est ainsi qu'ils ont enrôlé mon frère et c’est à cause de cela qu’il est mort aujourd’hui. Je pars et je dois y aller seule parce que je sais que je vais souffrir. Mais grâce à Dieu, je vais trouver du travail pour que ma mère et mes jeunes enfants puissent venir me rejoindre. Je ne sais pas si ce sera aux États-Unis, mais si ce n’est pas le cas, ce sera au Mexique ». Isabel est l’une des milliers de personnes migrantes provenant pour la plupart de ce qu’on appelle le « Triangle du nord » de l’Amérique centrale (Honduras, Salvador et Guatemala). Ces pays ont pendant longtemps été sous la domination autoritaire des États-Unis, en particulier depuis les années 1980, lorsque les guerres de terreur de Ronald Reagan ont forcé des milliers de personnes à émigrer. Dans les années 1980, alors qu’Isabel n’était pas encore née, les guerres civiles en Amérique centrale ont poussé un nombre important de Centraméricain∙e∙s à émigrer vers les États-Unis. C’était une période de déplacements de population, d’instabilité économique et d’insécurité. Bien que les conflits civils aient officiellement pris fin dans les trois pays avec la signature d’accords de paix, l’incertitude politique et économique a continué de sévir dans la région au cours de la décennie suivante, tout comme la migration vers le nord. Entre 1980 et 2000, la population immigrée d’Amérique centrale aux États-Unis a augmenté de près de 600 % [1]. Certaines études relient la migration en Amérique centrale au modèle économique dominant [2]. Depuis l’époque coloniale, la principale activité économique génératrice de richesse est l’extraction des ressources, une activité facilitée par une large disponibilité de main-d’œuvre alimentée par les déplacements de population. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), quant à elle, affirme que la migration trouve son origine dans la pauvreté causée par le manque d’emplois et de possibilités dans des sociétés profondément inégalitaires. Yilan Jifarro, une Hondurienne vivant dans la région frontalière de Petén, au Guatemala La migration est devenue un espoir pour les populations négligées par leurs gouvernements, dans des pays où les investissements de l’État et du secteur privé n’atteignent pas les régions d’origine des personnes qui émigrent et où le salaire minimum ne suffit même pas à couvrir le panier d’épicerie. « La raison pour laquelle je me suis d’abord rendue aux États-Unis, c’est parce que je cherchais une vie meilleure, à cause de la situation économique, parce que je voulais un meilleur avenir et aussi parce qu’il y a plus de possibilités là-bas, on m’avait dit qu’on y vivait mieux J’ai mis 43 jours pour y arriver. Certaines semaines, nous avancions alors que d’autres nous restions bloqués au même endroit. Quand nous marchions, c’était parfois sur une période allant de 24 heures à 3 jours. Plus tard, du samedi 21 heures au mardi 7 heures, c’est cela que ça nous a pris pour traverser le Río Grande où d’autres coyotes [3] venaient nous chercher, mais quelque chose a mal tourné et les agents de l’immigration sont arrivés. Ce jour-là, nous étions 25 personnes. [Parmi ces personnes,] nous étions 9 femmes. Sur les 9 femmes présentes, une autre femme et moi avons réussi à nous échapper. Les autres ont été capturées par l’agence d’immigration et je ne sais pas ce qui leur est arrivé. Je suis allée aux États-Unis et j’ai réussi à y travailler un an dans la restauration rapide. Plus tard, je suis revenue, mais je suis restée ici au Guatemala. Il était préférable pour mes enfants d’étudier là-bas, mais je devais travailler beaucoup et pour des patrons exclusivement. Ici au Guatemala, depuis que je suis arrivée, je travaille à mon compte et je vis plus paisiblement, mais maintenant ça devient pénible ici et je ne peux pas retourner dans mon pays parce que c’est trop violent... Si les choses deviennent trop difficiles ici, je devrai retourner aux États-Unis, et je devrai risquer un autre voyage avec un coyote ». « Marcheur, il n’y a pas de route... tu fais ta route en marchant » Les départements du Petén et d’Izabal au Guatemala, en raison de leur position géographique limitrophe avec le Honduras, le Belize et le Mexique, représentent une voie de transit clé de quelque 450 km dans le nord de l’Amérique centrale pour un flux migratoire de personnes migrantes et réfugiées, provenant majoritairement du Honduras, du Salvador, mais aussi des régions rurales du Guatemala. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés estime qu’au moins 60 000 personnes, la grande majorité en provenance du Honduras, du Salvador et du Guatemala, avaient utilisé cette voie de transit en date de février 2018 [4]. Parmi elles, des milliers de personnes ont fui la violence généralisée, des menaces à leur vie ou à celle de leurs proches, et n’ont eu d’autre choix que de se déplacer afin de trouver protection et sécurité. Outre ce transit de personnes migrantes, il existe une petite population de demandeurs d’asile et de réfugié∙e∙s déjà établie dans le Petén, ainsi que des individus et des familles guatémaltèques touchées par la violence généralisée qui les oblige à quitter leur foyer et à chercher une protection dans d’autres lieux ou pays; tous font partie du même groupe de personnes extrêmement vulnérables. *** Isabel a réussi à atteindre la Casa del migrante, à Santa Elena, Petén, Guatemala. Épuisée et inquiète pour sa famille, elle parvient enfin à contacter sa mère par téléphone. Sa mère lui dit de ne pas s’inquiéter, que ses voisins l’aident et que la paroisse lui a offert des vivres et qu’elle pourra se débrouiller. Elle lui dit de ne pas s’en faire et de bien prendre soin d’elle-même avant que la communication ne coupe, faute de temps restant sur sa carte téléphonique. À la Casa del migrante à Santa Elena, la première étape est un entretien avec Melani, une psychologue chargée de recevoir et d’accompagner les personnes en situation d’immigration et les réfugié∙e∙s. « Nous accompagnons les femmes différemment, les entretiens sont un peu plus approfondis. Nous pensons que les femmes, comme les enfants, sont plus vulnérables […] il est [parfois] plus difficile pour elles d’exprimer leurs besoins ou d’exposer ouvertement la raison pour laquelle elles sont ici. Beaucoup d’entre elles ont été victimes de violence dans leur pays, soit au sein de leur famille, ou en raison de discriminations quelconques. Elles fuient non seulement la violence, mais aussi l’extrême pauvreté et certaines amènent leurs enfants. Il est alarmant de constater que la violence lors du transit est devenue normale, qu’elles en viennent à accepter mentalement le fait qu’en chemin elles peuvent être battues, volées ou abusées sexuellement, et qu’elles s’y exposent malgré tout. Ici, nous ne pouvons pas leur offrir une thérapie adéquate parce que cette maison en est une de transit, mais nous leur donnons au moins des informations sur les autres maisons de transit créées pour les aider à surmonter les problèmes qu’elles peuvent rencontrer sur la route. La compassion est de mise avec les personnes en transit, car aujourd’hui ce sont elles qui sont en transit, mais demain ça pourrait être nous. Il faut se rappeler que nous, les personnes centraméricaines, avons toutes de la parenté aux États-Unis qui est à la recherche d’un avenir meilleur. Loin d’être des criminelles ou dangereuses, ces personnes ont besoin de beaucoup d’amour et d’un abri, car ce sont des êtres humains. Elles pourraient être nos sœurs, nos amies, nos mères que nous voyons passer et il est important que nous prenions soin d’elles parce qu’en fin de compte, ce sont des Centraméricaines comme nous ». Depuis 2018, il y a un effort conjoint de la part de la Pastorale de Movilidad humana, du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et de la Croix-Rouge guatémaltèque afin de fournir des services humanitaires d’hébergement, de nourriture et de soins médicaux de base dans les Casas del migrante de Santa Elena et Izabal et dans le module de soins frontaliers de La Técnica. Le mur de Trump Cette année, 99 172 Guatémaltèques ont été renvoyés dans leur pays d’origine, soit 7 % de plus qu’en 2018, année où le nombre de personnes expulsées des États-Unis et du Mexique a atteint 92 524. Sur le total des personnes expulsées, 52 503 provenaient des États-Unis et 46 669 du Mexique. 14 566 étaient des femmes et 17 156 des enfants, dont 2 356 voyageaient sans être accompagnés [5]. Le « plus haut mur » mis en place par le gouvernement américain est constitué par les tribunaux de l’immigration qui refusent de plus en plus souvent des demandes d’asile, sous prétexte que les personnes ne remplissent pas les conditions requises parce qu’elles fuient la violence généralisée et ne sont pas persécutées pour des raisons politiques, raciales, ethniques, religieuses ou d’orientation sexuelle. Une autre stratégie de la Maison-Blanche a été de faire pression sur le Guatemala afin qu’il accepte le statut de « tiers pays sûr », et un accord a finalement été signé en juillet 2019 entre les États-Unis et le Guatemala. L’idée d’un « tiers pays sûr » prend racine dans la Convention de 1951 relative au statut des personnes réfugiées, signée à Genève en Suisse, et a joué un rôle important dans la protection des personnes réfugiées et des demandeurs d’asile dans le monde entier, dans sa conception et sa mise en œuvre. Les pays signataires de cette Convention doivent remplir des conditions minimales dont la principale est d’appliquer le principe de « non-refoulement » qui stipule que les demandeurs d’asile ne seront pas renvoyés dans un pays où ils craignent d’être persécutés. En outre, les pays désignés comme « tiers pays sûr » doivent assurer que les personnes demandeurs d’asile aient accès au logement, à la sécurité sociale, aux services médicaux, à l’accès à l’emploi et à l’éducation, et le droit au regroupement familial [6]. Bien que les États-Unis souhaitent utiliser le Guatemala comme un « tiers pays sûr » pour retenir les personnes migrantes et éviter la responsabilité d’une crise qu’ils ont créée pendant des décennies, la vérité est que le Guatemala n’en a pas la capacité. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, le gouvernement guatémaltèque n’est pas en mesure de pourvoir aux besoins de base de sa propre population [7]. Les chiffres témoignent que la solidarité des communautés pauvres compense l’incapacité de l’État à pourvoir aux besoins de sa population. *** Il se fait tard et le dîner est servi à la Casa del migrante. Isabel, Yoni Armando et Gustavo, qui a 17 ans, se préparent à partir le matin, car il vaut mieux partir tôt et ensemble, « comme ça on s'encourage ». Il faut se dépêcher, car il y a des risques de rester bloqué∙e∙s à la frontière à cause d’une maladie, un virus nommé « coronavirus ». On dit que les personnes infectées commencent déjà à être expulsées, il vaut donc mieux arriver le plus vite possible... La marche commence, et tous les trois partent reconnaissant·e·s du soutien de la Casa del migrante et des organisations communautaires trouvées sur leur chemin. Voyageant avec très peu de biens, leur cœur est plein d'espoir, de résilience et aussi de peur. Il leur est évident que la souffrance les attend, mais c’est le rêve d’un avenir meilleur pour leurs familles qui les porte. Ce rêve, Isabel, Yoni Armando et Gustavo savent comment le construire, sans savoir encore où.   Traduction par Alexi Utrera, Marcella Biallo et Nicolas Le Bel Photographie: Résidente du Petén, par Nicolas Le Bel.   
Référence:  Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales (FLACSO), en ligne : https://www.flacso.org/
Notes: [1] Migration Policy Institute (2013). « Central American Immigrants in the United States », en ligne : https://www.migrationpolicy.org/article/central-american-immigrants-united-states-1 [2] Selon Gustavo Palma, cité dans López R., Claudia W. et Danilo Rivera (2013). Aproximaciones de política migratoria para Guatemala. Guatemala, en ligne : https://www.url.edu.gt/PortalURL/Archivos/100/Archivos/Aproximaciones%20de%20Pol%C3%ADtica%20P%C3%BAblica%20Migratoria%20Grupo%20Articulador.pdf. [3] Coyotes est le terme utilisé en espagnol et en anglais pour désigner un passeur ou un trafiquant de personne. [4] Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (2018). « Fact Sheet: Petén e Izabal (Guatemala), enero-febrero 2018 ». En ligne : https://www.acnur.org/5b3e5eda4.pdf. [5] Morales Rodas, Sergio (2019). « Casi cien mil guatemaltecos han sido deportados en 2019 », Prensa Libre, 16 décembre, en ligne : https://www.prensalibre.com/guatemala/migrantes/casi-cien-mil-guatemaltecos-han-sido-deportados-en-2019/ [6] Agence des Nations Unies pour les réfugiés (2007). « Convention et protocole relatifs au statut des réfugiés », en ligne : https://www.unhcr.org/fr/4b14f4a62 [7] Organisation internationale pour les migrations (2019). « Informe sobre las migraciones en el Mundo 2020 », en ligne : https://publications.iom.int/books/informe-sobre-las-migraciones-en-el-mundo-2020.abc

Les migrant∙e∙s s’organisent à travers le Canada : Entrevue avec Marco Luciano de Migrante Alberta

Pouvez-vous nous parler des groupes dont vous faites partie? De quoi s’occupent-ils? Migrante Canada est une alliance de plusieurs organismes au Canada qui se portent à la défense des droits des personnes migrantes. La plupart de nos membres sont originaires des Philippines. Nous constituons une section de Migrante International, dont le siège social se trouve aux Philippines. Je suis présentement le représentant de Migrante International au Canada, ainsi que le directeur de Migrante Alberta, basée à Edmonton. Nous travaillons avec les travailleurs∙euses migrant·e·s, surtout des Philippin∙e∙s qui sont soignant∙e·s ou qui travaillent dans les services essentiels. Nous offrons également de l’assistance aux migrant∙e∙s sans-papiers; beaucoup nous ont appelés ces dernières années, concernant divers problèmes. Quelle est la réalité des migrant∙e∙s avec lesquel∙le∙s vous travaillez? Ces migrant∙e∙s ont surtout du mal à s’installer au pays. La plupart de ces travailleuses et travailleurs sont venus au Canada par l’entremise du programme fédéral des travailleurs étrangers temporaires et se retrouvent dans la restauration rapide, le transport de marchandises, les hôtels, les services... Ils travaillent aussi dans des fermes ou pour des compagnies de télécommunications partout au Canada. Au Québec, les Philippin∙e∙s travaillent beaucoup dans les télécommunications, le transport de marchandises, et, évidemment, dans les soins à la personne. La plupart quittent les Philippines dans l’espoir d’occuper un meilleur emploi. Ils et elles passent donc par le programme des travailleurs temporaires, dont l’une des promesses est la possibilité d’obtenir un jour la résidence permanente. Mais dans les faits, s’il existe des passerelles permettant à celles et ceux qui en bénéficient de demander la résidence, rien ne leur garantit qu’ils et elles l’obtiendront. Beaucoup de travailleurs et travailleuses migrant∙e∙s qui montent un dossier tombent dans les « craques » du système. On leur dit qu’ils et elles ne remplissent pas les conditions pour demander la résidence, qu’ils et elles n’ont pas les fonds suffisants, etc. En fait, les conditions permettant de passer du statut de travailleur temporaire à celui de résident permanent sont très restrictives. Les migrant∙e∙s doivent remplir de nombreux critères afin d’être éligibles. Et lorsqu’elles et ils le sont, il revient à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) de décider qui fera ou non un bon Canadien, vous voyez? Et, bien sûr, être un bon Canadien c’est aussi parler la langue, « bien fitter », et ça, c’est très discriminatoire. À part ça, il y a aussi des « agences de placement », bien sûr frauduleuses, qui « recrutent » des travailleurs et travailleuses aux Philippines, les amènent au Canada puis les laissent sur place, sans employeur et sans ressources, après que ces migrant∙e∙s aient dépensé des milliers de dollars dans l’espoir de travailler au Canada. Ils finissent sans rien et doivent chercher de l’aide, un toit, etc. Ceux et celles qui montent un dossier de résidence permanente ou qui tombent dans les craques du système peuvent aussi être victimes de fraude, aux mains de « consultants en immigration » qui leur extorquent des 10 000 $ ou des 20 000 $ simplement pour les « assister » dans leur démarche, évidemment sans aucune garantie de leur obtenir la résidence. Ces consultants sont à l’œuvre depuis des années et agissent en toute impunité en proclamant « offrir des services ». Quelles sont les principales raisons qui poussent ces personnes à migrer? Il s’agit principalement de causes liées à la réalité socio-économique du pays d’origine. La plupart des migrant∙e∙s viennent de pays frappés par la pauvreté, comme les Philippines. Ils et elles ont essayé de réunir la somme nécessaire pour partir parce qu’il n’y a tout simplement pas de travail là-bas. Beaucoup de migrant∙e∙s philippin∙e∙s sont parti∙e∙s parce qu’elles et ils étaient sans-emploi ou ne gagnaient pas assez pour nourrir leur famille. Ces personnes prennent donc la décision difficile de quitter leur famille, leurs enfants, leur époux ou épouse, pour aller travailler à l’étranger. Et parfois, la séparation familiale est très, très longue... Il peut s’écouler entre trois et dix ans avant qu’une famille soit de nouveau réunie. Dans les pays similaires aux Philippines, en Amérique latine ou en Asie du Pacifique, ce sont bien les conditions socio-économiques qui forcent les personnes à migrer. Elles ne choisissent pas de laisser leur famille derrière elles, elles ne choisissent pas de partir. C’est parce que ces gens n’ont rien, dans leur pays d’origine; ils sont forcés de le faire. Et il est essentiel de se rendre compte que dans la mondialisation néolibérale, il est inconcevable de parler du « choix de migrer ». Ça n’existe pas. Le choix, c’est le 1 % qui peut le faire, ceux et celles qui ont les moyens de revenir parce qu’ils et elles ont quelque chose qui les attend là-bas, ce sont les personnes qui font partie des classes les plus aisées, aux Philippines ou dans d’autres pays du Sud. Même si, en réalité, celles-là ont plutôt tendance à rester au pays, justement parce qu’elles ont les moyens d’y rester. Bref, les capitalistes ou les personnes aisées ont un choix dans ces pays, mais le reste des migrant·e·s est forcé de partir pour trouver du travail ailleurs. Ce n’est pas un choix. Comment la crise actuelle de la Covid-19 affecte-t-elle ces migrant∙e∙s au Canada? Cette crise a des conséquences désastreuses pour les travailleurs et travailleuses migrant∙e∙s, particulièrement celles et ceux qui sont dans des situations très précaires, comme les sans-papiers. Déjà que ces personnes sont payées en dessous des prix du marché, elles ont été les premières à être « remerciées » et forcées à se mettre en quarantaine lorsque la pandémie a frappé. Mais tout le monde n’a pas le privilège de pouvoir rester à la maison sans rien faire. Les migrant∙e∙s, comme beaucoup d’autres travailleurs et travailleuses précaires, ont besoin de travailler. La prestation canadienne d’urgence (PCU) n’est pas toujours suffisante pour une famille complète; par ailleurs, beaucoup de migrant∙e∙s, particulièrement ceux et celles en situation « irrégulière », n’y ont pas droit. Pour ne rien arranger, la crise en a empêché beaucoup de se trouver du travail, même au noir. Le premier ministre Justin Trudeau a annoncé la fermeture de la frontière à la fin de mars 2020, à cause de la Covid-19. Comment cela affecte-t-il les travailleurs et travailleuses migrant∙e∙s? Au Canada, la fermeture des frontières fait partie des stratégies utilisées pour « aplatir la courbe » pendant la pandémie. Cependant, certains aspects de cette décision n’ont pas été pris en compte, notamment le rôle des travailleur∙euses migrant∙e∙s dans l’économie canadienne. Ces personnes, en particulier celles qui travaillent dans les fermes, arrivent généralement en mars sur le territoire, et y restent jusqu’au mois d'octobre. Ainsi, ce temps de fermeture nuit non seulement à l’alimentation des Canadien·ne·s à la source, mais également aux migrant·e·s, qui dépendent de ces emplois pour survivre. Ce n’est pas seulement la chaîne alimentaire canadienne qui est en danger, ce sont les vies des familles de ces migrant·e·s, dans les pays du Sud. Leur seule source de revenus étant le travail des migrant·e·s, leur situation devient très précaire si ceux et celles-ci ne peuvent plus travailler dans les fermes du Canada. Fermer la frontière n’est donc pas nécessairement la meilleure solution, surtout si c’est une décision prise à la va-vite. Le fait que le Canada n’ait pas de plan de durabilité alimentaire et que son économie, particulièrement dans les domaines de l’agriculture et des services, repose sur le travail des migrant∙e∙s, est un problème. Le fait que ces mêmes migrant·e·s ne peuvent pas avoir accès à la résidence permanente en est un autre. Avez-vous été capables de vous organiser collectivement pendant la crise? Oui, Migrante Canada continue de s’organiser autour de luttes communes. Nous le faisons depuis longtemps. Notre organisme a été créé en Asie du Pacifique en 1996, et a depuis donné naissance à des centaines d’associations dans plus de cent pays à travers le monde. La section canadienne continue ses actions et son organisation interne. Nous avons créé ici une alliance de plus de 11 associations membres qui reste active durant cette crise de la Covid-19. En Colombie-Britannique, en Alberta, en Ontario et au Québec, nous avons mis sur pied des unités d’urgence pour soutenir les migrant∙e∙s philippin∙e∙s dans le besoin, par exemple en offrant de la nourriture ou des soins médicaux. Nous sommes en train de créer une plaque tournante au niveau pancanadien pour faciliter ce processus d’aide. Nous avons optimisé l’usage des technologies de l’information et des rencontres virtuelles pour pouvoir parler à ces travailleurs et travailleuses migrant∙e∙s, et pour nous assurer que nos groupes à travers le Canada continuent de s’organiser et de se mobiliser.   Traduction par Caroline Hugny.  abc

Migrations : exploitation de la nature et des peuples

Il y a 40 ans, je me suis établi dans un écohameau où le partage, l’entraide et le respect de la nature sont les valeurs qui relient notre communauté. J’ai fait le choix, à partir de mes privilèges, d’un mode de vie qui tend vers l’indépendance et l’autosuffisance, tentant de vivre le plus possible au rythme des saisons et de la nature. Croyant qu’un retour à la terre et une reconnexion à la nature sont nécessaires, j’ai été l’instigateur d’un organisme Écoagir visant à partager les expériences d’agriculture écologique, d’énergies renouvelables, ainsi que les réflexions philosophiques que mon mode de vie m’a amené à développer. Pour moi, les migrations modernes sont loin d’être naturelles, tout comme l’environnement urbain et artificiel que les êtres humains ont construit pour y vivre. Une raison profonde des migrations modernes, selon moi, est une recherche d’une liberté perdue sur les territoires pillés et modifiés par les colonisateurs. C’est une recherche de liberté face à la domination et à l’exploitation de ses multiples formes sur la nature, les femmes et les peuples. L’origine des migrations n’est-elle pas à la base une réponse à des besoins fondamentaux comme manger, boire, socialiser, se reproduire, se protéger? En observant ceux et celles qui vivent encore près de la source – la source étant les cultures en lien avec la nature – il est possible de comprendre que l’origine des migrations, ainsi que les raisons qui ont poussé l’humain à vivre dans l’artificiel, ne sont pas naturelles et sont issues de systèmes complexes d’exploitation. Nous, les humains, nous sommes éloignés de la nature, ce qui nous a rendus déséquilibré·e·s, dans notre propre corps, mais aussi entre nous, au sein de nos communautés et nos sociétés. Remonter à la source et voir ce qui l’a contaminée permet de cesser les pratiques qui entretiennent sa pollution, les abus de nos corps et de la nature. La colonisation a basé son exploitation des peuples et de la nature sur une technologie extractive qui ne profite qu’à une minorité aux dépens de la majorité et qui peut sembler spectaculaire, mais qui est dispendieuse en regard de ses impacts sur l’environnement, parce qu’elle épuise complètement les ressources et bouleverse les lois de la nature. Les colons de l’empire européen ne se sont pas adaptés aux cultures autochtones et au nouvel environnement; au contraire, ils ont pris seulement ce qui leur a permis d’établir leur propre modèle de domination et de surexploitation, reproduisant celui qui avait surpeuplé et épuisé l’Europe auparavant. Destruction des cultures originelles L’image de l’arbre nous permet de comprendre les conditions essentielles à la vie. Les mots et la culture forment un arbre dont les racines et le feuillage sont intimement liés. Les racines en question sont l’environnement naturel et les conditions climatiques auxquels se sont adaptés les peuples, avant que les colonisateurs ne viennent les exploiter et leurs technologies déconnectées des conditions environnementales les pervertir. La perversion est une pratique qui épuise et intoxique la nature et les êtres vivants qui, une fois dépendants des technologies, participent à étendre cet empire parasite. Les êtres qui se nourrissent des aliments venant de l’abus, sans connaître dans quelles conditions ils sont produits, ne peuvent être conscients de la souffrance imposée à ceux et celles dépossédé∙e∙s de leur dignité et territoire qui ont permis cette production. Au sein des réserves, territoires restreints où les communautés autochtones ont été confinées, les tentatives de sauver les langues et cultures autochtones ne sont que cosmétiques, car les peuples ne peuvent y exprimer leur culture sans leur territoire et en dehors de leur mode de vie traditionnel. Offrir des compensations aux peuples dépossédés, c’est comme offrir des cadeaux pour qu’ils obéissent aux intérêts d’une élite. La dépossession des peuples se trouve parmi les causes fondamentales des migrations. La technologie moderne et ses outils performants subjuguent et donnent l’illusion d’être fort. Néanmoins, la force véritable est la santé et l’héritage génétique reçus par une lignée d’ancêtres qui ont vécu en harmonie avec la/leur nature. Le maintien et le développement des conditions artificielles et complexes sont dispendieux et de ce fait insoutenable, et comme nous le constatons présentement avec la disparition de la biodiversité, l’épuisement et l’intoxication de l’environnement, ce qui mène vers la faillite. La vision économiste est une ultime tentative par un pouvoir artificiel de déconnecter la vie de ses racines, de forcer les gens à migrer, parce qu’on détruit et pille la base qui soutient leur vie. Partout sur la planète, une culture parasite a pris la place de la culture originelle, sa tendance ambitieuse exacerbée se propage au-delà des capacités de la mère planétaire. Cette culture parasite torture et abuse de la terre-mère, forçant les peuples à se déraciner et à migrer vers d’autres lieux. Accélération du mouvement Le mouvement accéléré est l’une des causes de l’abus et il semble difficile de l’admettre, car nous en sommes devenus dépendant·e·s. La technologie moderne nous permet de communiquer et nous déplacer rapidement et de plus en plus loin, mais qu’en est-il des conséquences négatives qui deviennent de plus en plus préoccupantes? L’extraction est un mécanisme naturel d’appropriation que les êtres pratiquent instinctivement lorsqu’ils se reproduisent. Accaparer des ressources pour grandir et vivre sa vie demande une capitalisation de ressources alimentaires et matérielles. Mais, dans nos sociétés modernes, cet instinct a été récupéré et les moyens pour le satisfaire ont été dénaturalisés. Il devient difficile, et pour certains impossible, de modérer le besoin d’appropriation lorsque les moyens d’exagérer sont accessibles, d’où le parasitisme qui en découle. Il y a un savoir sur la nature humaine/animale en lien avec l’alternance de la pénurie et de l’abondance qui est utilisé par l’élite pour diriger la consommation de ressources dans le but d’en profiter. Les besoins fondamentaux sont ainsi récupérés par l’élite par une manipulation de l’approvisionnement pour en contrôler le débit et/ou les conditions pour se les procurer dans le but d’accroitre les profits. Certains peuples se retrouvent dans des conditions de pénurie quasi permanentes, où ils n’arrivent plus à répondre à leurs besoins fondamentaux. Nul autre choix que de quitter cet endroit où la souffrance a pris trop d’importance. La surexploitation des ressources par l’accélération et l’amplification de nos sociétés modernes se reflète au sein de l’économie par des montées spectaculaires suivies de dépressions marquées. Tout comme l’individu qui abuse d’aliments riches en glucides vit dans son corps des hauts et des bas vertigineux d’hyper et d’hypo glycémie, les sociétés voient le même phénomène se refléter au sein de leur économie. Rien de tout cela ne peut être géré par les mécanismes naturels et ceux-ci en sont épuisés et intoxiqués. Priver les populations pour ensuite les contraindre est une technique transmise par et pour les élites du pouvoir patriarcal qui se sont succédé depuis sa prise de pouvoir sur les femmes et la nature. L’émergence du patriarcat semble historiquement liée à l’exploitation par l’humain de son environnement. Des liens intrinsèques s’observent dans la reproduction des abus sur les femmes, les populations autochtones, les personnes migrantes, la nature. L’exploitation et la domination sont à la base des systèmes capitalistes et patriarcaux. Les hommes doivent agir vite et violemment pour établir leur domination, le temps est pour eux leur talon d’Achille. La nature se rebelle Rares sont ceux et celles qui voient la Terre comme un être vivant doué d’une conscience, encore moins qui la croient dotée d’une mémoire. Pourtant, malgré le fait qu’elle ne nous ressemble pas, elle a comme nous des mécanismes qui réagissent face à des situations qui l’affectent. Ce sont les peuples considérés primitifs et ignorants qui voient la planète et sa nature comme étant la mère de la vie qui l’honore tout en la respectant, en tentant de la traiter de manière à ne pas outrepasser ses limites pour bénéficier de ses ressources de façon durable. Quelles sont les réactions climatiques extrêmes qui, de nos jours, préoccupent les scientifiques? Une fièvre planétaire? Quelles sont les raisons qui font que l’humain moderne se ferme les yeux devant l’évidence des conséquences négatives de ses abus? C’est qu’il refuse d’abandonner les avantages qu’il croit avoir ainsi gagnés, qui sont en fait ce qui lui fera tout perdre. La technologie moderne nous permettra-t-elle en fin de compte de voir en direct sur grand écran en haute définition et avec un son stéréophonique notre propre faillite? L’être humain aura ainsi fabriqué la corde qui servira à le pendre. L’humanité n’est qu’une partie de l’ensemble du vivant. Nous avons chassé une majorité d’espèces de leurs territoires, tout comme les entreprises le font avec les communautés autochtones et paysannes partout dans le monde. Les pays capitalistes, soi-disant développés, n’ont pas les moyens d’entretenir leurs engagements sans avoir recours à l’esclavage et cela s’est perpétué avec les travailleurs et travailleuses migrant·e·s et saisonniers·ères. Le mécanisme d’asservissement utilisé est celui de ne réduire à presque rien les opportunités pour les forcer à adhérer à celles proposées par les esclavagistes. Un entonnoir administratif et structurel dont le goulot s’amenuise force les personnes migrantes à l’emprunter pour avoir des conditions de vie minimales, puis à accepter des emplois peu payés et plus durs et dangereux, n’ayant pas ou peu accès aux services essentiels promis, tels le logement, la santé et l’éducation. La place que cette société leur réserve est celle de personnes marginalisées, illégales, sans statut.abc

Migration et alimentation : un enchevêtrement

En ces temps de crise pandémique, nous faisons face à une réalité que nous ne pouvons plus ignorer. Jennifer Wickham du peuple Wet’suwet’en disait récemment dans une communication virtuelle : « Quand on va au supermarché et qu’on voit les tablettes vides, on panique. Je pense que ce serait peut-être le bon moment pour commencer à remettre en question la provenance et le mode de production des aliments que nous consommons. Et commencer à emprunter la voie vers l’autosuffisance. Voici venue notre chance de vraiment changer notre mode de vie, de repenser […] d’où provient notre nourriture, quel genre de remèdes que nous utilisons... Pour nous, les peuples autochtones, tous ces éléments sont directement liés au territoire » [1]. La majorité des fruits et légumes que nous consommons au Canada (même ceux qui portent l’étiquette « bio ») proviennent d’autres pays, notamment du Mexique ou d’Amérique centrale, depuis la signature de différents traités de libre-échange. Au Canada, ceux qui sont produits localement sont surtout issus du labeur des travailleurs et travailleuses saisonniers temporaires provenant en majorité du Mexique, d’Amérique centrale et des Antilles [2]. Lorsqu’on pense à l’extractivisme, c’est-à-dire au processus d’extraction des ressources naturelles de la planète pour les vendre sur le marché mondial, on oublie souvent de prendre en considération l’industrie agroalimentaire. Cette dernière est responsable non seulement de l’épuisement de la qualité des sols, de la contamination par pesticides, de la production de gaz à effets de serre et du massacre de la biodiversité, mais aussi de l’exploitation des êtres humains qui y travaillent. L’industrie agricole et les autres formes d’extractivisme comme l’exploitation minière par exemple, sont d’ailleurs intimement liées aux questions de migration. C’est ce que nous tenterons d’explorer dans cet article. Modification de la réalité agricole Les politiques néolibérales et l’explosion du capitalisme mondialisé ont vu l’industrie agroalimentaire grandir à vue d’œil. Depuis les années 1960, avec l’injustement nommée « révolution verte » [3], cette industrie rompt drastiquement avec l’agriculture paysanne. Que soit par l’achat ou la location de terres, les systèmes agro-industriels mondiaux accaparent les espaces cultivables et vident les sols de leur fertilité. Cette « chaîne alimentaire industrielle » contrôle « 75 % des ressources mondiales consacrées à l’agriculture », pour en fait nourrir seulement 30 % de la population [4]. Mais par-dessus tout, ces immenses champs ont besoin de main-d’œuvre en grande quantité, et la moins chère possible, pour maintenir des coûts très bas. Justement, une main-d’œuvre est rendue disponible, notamment à cause des impacts de l’agriculture de masse, de l’extractivisme et de la violence, en plus de la dévalorisation du travail paysan et le manque d’appui gouvernemental aux initiatives locales [5]. Ainsi, les terres pour l’économie paysanne se font de plus en plus rares. Au Guatemala comme au Mexique, les paysan∙ne∙s se dédient souvent à l’agriculture milpera (maïs, fèves et courges [6]), parfois aussi à la culture de fleurs et café. Cette agriculture est à majorité destinée à l’autoconsommation et à la vente dans les marchés locaux. Le reste (melon, aubergines, tomates, tabac) est souvent cultivé par des gens plus fortunés et les terres sont louées ou achetées par des entreprises du Nord qui possèdent parfois aussi des mines ou d’autres projets extractifs dans la région. Les semences natives sont gravement menacées puisque ces entreprises fournissent une trousse technologique complète avec leurs propres semences, conçues en laboratoire, qui ont besoin de produits chimiques pour croître. Ces semences créent une dépendance aux produits vendus par une poignée de multinationales et épuisent les sols. De plus, à cause des accords de libre-échange comme l’ALÉNA, les aliments cultivés de manière plus traditionnelle ne peuvent compétitionner avec les produits étrangers. C’est le cas notamment au Mexique, berceau d’une diversité impressionnante de maïs : le maïs transgénique provenant des États-Unis s’y vend moins cher que celui produit localement à petite échelle [7]. L’industrie agroalimentaire est intimement liée à l’industrie pétrochimique pour la machinerie et le transport, et à l’industrie minière pour la fabrication de fertilisants chimiques [8]. Fait intéressant, la rareté des terres dans certaines régions, comme au Chiapas ou Guerrero, est attribuée entre autres à l’industrie minière, selon différentes organisations sociales de la région. Qu’ils soient liés directement ou non à l’industrie agroalimentaire, ces projets menacent toujours de contaminer les territoires et d’épuiser les sources d’eau. Ces mégaprojets entraînent souvent des déplacements forcés, ce qui limite la capacité à développer des projets de vie. Ils s’inscrivent dans un modèle mondial qui est responsable de la dégradation de la planète. Les changements climatiques, les périodes de sécheresse, les nappes phréatiques contaminées par les pesticides [9], tout cela a de graves impacts sur l’agriculture paysanne. Sans compter les climats de tension et de violence dans les contextes de pauvreté et d’insécurité. En effet, plusieurs zones très fertiles au Mexique ne sont pas cultivées parce que les territoires sont contrôlés par le narcotrafic ou par des groupes paramilitaires. Ces phénomènes sont tolérés par la corruption dans laquelle des grandes entreprises sont souvent impliquées. Les programmes de travail agricole temporaire On observe ainsi « la dislocation de l’économie paysanne […] qui est passée de la production des biens de consommation destinés au marché agricole [local], pour se convertir désormais en une source de force de travail pour l’agro-industrie et d’autres secteurs d’emploi du Mexique et des États-Unis » [10]. Dans ce contexte, plusieurs personnes paysannes et autochtones se voient obligées à migrer, au moins temporairement [11]. Quittant plusieurs mois par année leur foyer au Chiapas, Oaxaca, Guerrero ou Veracruz, ou même au Guatemala, elles vont travailler comme journaliers et journalières dans les États du nord du Mexique, dans des cultures d’agro-exportation destinées en majorité au Canada et aux États-Unis. Les conditions de travail y sont dangereuses et instables, le racisme envers ces populations à majorité autochtone est palpable, et les cartels et leur sillage de mort ne sont jamais très loin [12]. Il s’agit souvent de familles entières qui migrent pour travailler, mais parfois c’est seulement un homme de la famille qui reçoit un salaire. Cela reproduit non seulement des dynamiques d’esclavage, mais aussi de patriarcat. Des femmes migrent aussi souvent avec leurs enfants. Étant donné que le travail infantile est illégal et qu’aucune garderie n’est disponible une fois sur place (malgré les promesses des employeurs), ces femmes se retrouvent en situation d’itinérance avec leurs enfants, endettées, sans emploi et loin de chez elles. Un modèle d’exportation de la main-d’oeuvre Depuis le Forum mondial sur la migration et le développement en 2007, les puissances du Nord global et l’ONU encouragent les pays dits du Sud à exporter leur main-d’œuvre bon marché pour la mettre à disposition des entreprises multinationales, plutôt que de développer leur économie locale [13]. Les inégalités et la violence s’exacerbent, et l’ingérence des pays impérialistes et de leurs entreprises a beaucoup à voir dans ces climats politiques de tension et de violations des droits humains. Doit-on rappeler, par exemple, que le Canada a fait partie des premiers pays à reconnaître le gouvernement issu du coup d’État au Honduras en 2009, en échange de l’adoption de politiques extractives favorables aux entreprises étrangères? Les États coloniaux comme le Canada ne sont pas prêts à reconnaître leur responsabilité dans les déplacements humains actuels. Encore moins prêts à les accueillir sur leur territoire, sauf sous certaines conditions très précises. Tel que l’écrit Holmes, « les puissances économiques impliquées dans les systèmes de migration du travail invitent la main-d’œuvre bon marché des migrant∙e∙s, voire la nécessitent. En parallèle, les puissances politiques interdisent l’entrée aux migrant∙e∙s » [14]. Ainsi, pour se maintenir compétitives sur le marché mondial, les entreprises multinationales valorisent l’importation d’une force de travail bon marché, perçue comme docile et facilement exploitable, particulièrement si elle est autochtone d’Amérique centrale et du Mexique. L’économie capitaliste des États du Nord global profite amplement de la force de travail des personnes sans-papier. Celles-ci réalisent des emplois que personne d’autre ne voudrait faire, dans des conditions inacceptables. Dans le contexte actuel de pandémie où les différents paliers de gouvernement au Canada appellent à la main-d’œuvre locale pour travailler dans les champs, nous sommes en droit de nous demander si les conditions inhumaines seront enfin exposées au grand jour, ou si des hiérarchies continueront de se reproduire selon la classe sociale et le statut migratoire des personnes travailleuses. Du côté officiel, les programmes de travail temporaire, à travers des processus de sélection très restrictifs et compétitifs, permettent à certain∙e∙s élu∙e∙s de toucher du bout des doigts le fameux rêve américain… Rêve ou cauchemar? Cela dépend des points de vue, mais ce qui est certain, c’est que malgré sa légalité, les droits sont précaires, souvent violés et les abus sont monnaie courante. Lorsque ces personnes revendiquent des droits ou tombent malades à cause des conditions de travail dangereuses, elles sont vite congédiées. Des organisations de défense des droits des migrant∙e∙s suspectent même l’existence de listes noires, limitant l’accès ultérieur à des emplois dans ces programmes. Victimes d’un système qui les rend « temporaires de façon permanente », les personnes travailleuses migrantes temporaires ont peu accès, voire pas du tout, au système de santé et aux mesures de sécurité sociale. Les États bénéficiaires de ces programmes n’ont donc aucune responsabilité financière ni légale quant au bien-être et à la santé de ces personnes une fois leur force de travail extraite jusqu’à la dernière goutte [15]. On pourrait sans se tromper parler d’extractivisme humain, un autre visage du colonialisme au XXIe siècle. De luttes, d’espoir et d’enracinement Malgré les obstacles, les travailleuses et travailleurs migrant∙e∙s se battent pour leurs droits chaque jour et revendiquent dignité, conditions de travail et salaires justes, et surtout, un statut pour toutes et tous. Dans le contexte actuel de pandémie qui exacerbe les inégalités et les vulnérabilités, les migrant∙e∙s du Canada sont organisé∙e∙s plus que jamais. La réactivation de l’Alliance internationale des migrant∙e∙s (section Canada) [16] cet hiver s’inscrit d’ailleurs dans une longue tradition de lutte. Parallèlement, des organisations [17] s’intéressent aussi aux conditions de vie dans les régions d’origine. Elles rappellent que « sans terre, sans bien naturel, la reproduction sociale communautaire serait impossible » [18]. Il est donc vital de valoriser les projets de vie des communautés en lien avec leurs aspirations et cultures, et d’appuyer les initiatives de défense du territoire. La migration est aussi un droit ancestral des peuples, qui voyageaient et échangeaient bien avant la démarcation des frontières par les États coloniaux et les guerres de dépossession. Nous devons nous engager à appuyer les luttes pour la défense des territoires en Amérique latine, ainsi que les luttes pour la dignité des personnes migrant∙e∙s au Canada, dans la diversité de leurs analyses et revendications. Et localement, espérons que le contexte de pandémie nous forcera à revoir notre rapport à l’alimentation. La « révolution verte », son explosion de semences transgéniques et sa manipulation du vivant avaient comme objectif de contrer la montée du communisme, dans l’espoir que, le ventre plein, les paysan∙ne∙s ne cultiveraient pas la révolte sociale [19]. Peut-être cela signifie-t-il qu’une agriculture locale et variée, qui s’éloigne des modèles dominants, nous permettra de nous rapprocher du collectif, de l’échange, du partage et de la diversité.   Photographie: Peinture murale photographiée dans l'espace communautaire Cocoveg, coopérative de cuisine végétarienne et végane, Ciudad de México, 2018. @CaracolPhotoMontreal  
Notes: [1] Voir CDHAL et Ke Huelga Radio, 28 mars 2020. Reportage audio « Resistencia en tiempos de covid ». Cadenazo radiofónico, en ligne : https://soundcloud.com/user-817746336/resistencia-en-tiempos-de-covid [2] Même si, pour des raisons de racisme notamment, on engage de moins en moins d’Antillais. Voir Trumper, Ricardo et Wong, Lloyd L. (2008). « Les travailleurs migrants au Canada : Racialisation, genre et flexibilité », Hommes et migrations : Mondialisation et migrations internationales, p.44-56, en ligne : https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_2008_num_1272_1_4710 [3] Grain et Pesticide Eco-Alternatives Center (2010). « From green to gene revolution : How farmers lost control of the seeds from agricultural modernisation », en ligne : https://grain.org/media/W1siZiIsIjIwMTEvMDcvMjEvMDRfMjNfMTlfNTQ1X0Zyb21fZmllbGRzX3RvX2dlbmViYW5rc19lbi5wZGYiXV0. [4] ETC Group (2017). Qui nous nourrira? Le réseau alimentaire paysan et la chaîne alimentaire industrielle, 3e édition, p.6, en ligne : https://etcgroup.org/sites/www.etcgroup.org/files/files/whowillfeedus-french_v2019_web_.pdf [5] Holmes, Seth M. (2013). Fresh Fruit, Broken Bodies : Migrant Farmworkers in the United States, Berkeley : University of California Press, p.41. [6] Voces Mesoamericanas et Enlace (2017). « Jornaleras y jornaleros migrantes en Sonora (Versión preliminar del informe) », en ligne : https://vocesmesoamericanas.org/wp-content/uploads/2017/06/Informe-preliminar-Jornaleros-Indigenas-Migrantes-en-Sonora.pdf. [7] Holmes, Seth M. (2013). Op. cit. [8] ETC Group (2017). Op. cit. [9] Labrecque, Marie-France (2016). « Le programme canadien des travailleurs agricoles saisonniers et le système régional de migration au Yucatán : où sont les femmes? », Les Cahiers ALHIM : Femmes latino-américaines en contextes de migrations : partir, rester, revenir. [10] Voces Mesoamericanas et Enlace (2017). Op. cit., p.9. [11] « La distinction entre la migration économique et la migration politique est souvent floue dans un contexte de politiques internationales qui soutiennent le libre-marché néolibéral, et d’un climat de répression militaire active contre les peuples autochtones dans le Sud du Mexique qui luttent pour l’amélioration de leurs conditions socio-économiques ». (Traduction libre de Holmes, Seth M. (2013). Op. cit., p.25) [12] Entretiens avec Aldo Ledón Pereyra, coordonnateur de Voces Mesoamericanas, lors de son passage à Montréal en novembre 2019. [13] Présentation d’Ana Robelo, IMA-USA, lors de l’assemblée de fondation de IMA-Canada à Ottawa en 2019. [14] Traduction libre de Holmes, Seth M. (2013). Op. cit., p.13. [15] L’externalisation des coûts est particulièrement avantageuse pour les pays qui reçoivent des travailleurs∙euses migrant∙e∙s car les coûts liés à la reproduction de la force de travail (éducation, santé…) ne sont pas pris en charge par l’État d’arrivée (Holmes, Seth M. (2013). Op. cit. [16] Pour en savoir plus, visitez leur page Facebook : https://www.facebook.com/InternationalMigrantsAliianceCanada/ [17] C’est le cas notamment de Voces Mesoamericanas au Chiapas, voir l’entrevue avec Aldo Ledón Pereyra dans ces pages. [18] Voces Mesoamericanas et Enlace (2017). Op. cit., p.16. [19] Grain et Pesticide Eco-Alternatives Center (2010). Op. cit.abc

La politique migratoire canadienne met en danger les femmes centraméricaines

L’Amérique centrale est sans aucun doute en crise : selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), entre 2011 et 2016, le nombre de demandeuses et demandeurs d’asile en provenance de cette région a vu une augmentation de 2 249 % [1]. Une grande partie d’entre eux et elles se dirige vers les États-Unis, mais ce pays cherche de plus en plus à limiter leur possibilité de demander l’asile sur son territoire. Le pays a adopté des politiques de plus en plus strictes envers les personnes migrantes centraméricaines : la séparation des enfants de leurs parents et la détention des migrant·e·s dans des centres surpeuplés continuent de faire la manchette. Cependant, le Canada persiste à considérer les États-Unis comme un « tiers pays sûr » pour les personnes réfugiées et interdit alors la réception des demandes d’asile aux postes frontaliers terrestres canadiens, sauf pour de rares exceptions. On parle moins du fait que ces politiques migratoires américaines et canadiennes nuisent d’une manière disproportionnée aux femmes. Cet article vise à montrer que la politique américaine en matière de réfugié∙e∙s n’est pas conforme au cadre international de protection des personnes réfugiées, et que le Canada a le devoir de changer ses politiques pour offrir une protection internationale aux personnes exclues du processus d’asile de son voisin. Le droit à l’asile : un droit fondamental La communauté internationale a reconnu que le droit à l’asile est un droit fondamental, protégé par l’article 14 de la Déclaration universelle des droits humains, qui constate que : « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ». Quand une personne bénéficie de l’asile, elle devient une réfugiée ou un réfugié et elle reçoit la protection internationale du pays d’accueil. La définition du statut de personne réfugiée reconnue par la communauté internationale vient de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés. L’article 1 de cette convention stipule qu’une personne réfugiée est celle qui se trouve hors de son pays et qui ne peut pas y retourner en raison de persécution basée sur cinq motifs :
  1. Race
  2. Religion
  3. Nationalité
  4. Appartenance à un certain groupe social
  5. Opinions politiques
  La persécution basée sur le genre relève manifestement de la catégorie d’« appartenance à un certain groupe social » et est, par conséquent, un motif légitime de demander l’asile [2]. La grande majorité des pays, y compris le Canada et les États-Unis, acceptent cette définition d’une personne réfugiée. Des bandes criminelles : cause principale des demandes d’asile Le Salvador, le Guatemala et le Honduras sont les trois pays qui composent ce qu’on appelle le Triangle du Nord en Amérique centrale. Le HCR constate que le nombre de demandeuses et demandeurs d’asile en provenance de cette région a beaucoup augmenté entre 2011 et 2016. Il s’agit de l’une des régions les plus violentes du monde, et il est bien démontré par l’Organisation des Nations unies (ONU) que les activités des bandes criminelles sont la cause principale de la fuite des demandeuses et demandeurs d’asile de la région [3]. Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC), le Salvador avait le taux d’homicides le plus élevé du monde en 2016 (les chiffres plus récents disponibles de cette agence) : 82,84 pour 100 000 personnes, un taux qui excède celui des pays en situation de conflit armé [4]. De plus, les gouvernements de ces trois pays semblent incapables de protéger leurs populations face à la violence des bandes criminelles. Par exemple, le HCR constate que les tentatives du gouvernement salvadorien pour contrer le problème des bandes criminelles n’ont pas fonctionné et ont même contribué à l’intensification de la violence dans ce pays [5]. Selon le HCR, la situation de violence dans cette région touche particulièrement les femmes. Ces trois pays ont des taux de féminicides parmi les plus élevés du monde, et la violence familiale continue d’être un grand problème pour les femmes. La violence familiale en particulier est souvent liée aux activités des bandes criminelles dans le Triangle du Nord. Selon le HCR, au Salvador, au Honduras et au Guatemala, dans les cas où des membres de bandes criminelles exercent de la violence contre leurs conjointes, les victimes se sentent incapables de demander de l’aide de peur d’être ciblées par les bandes. Il arrive même que des femmes et des filles soient considérées, sans leur consentement, comme des compagnes de membres des bandes criminelles. En raison du contrôle exercé par ces dernières sur le territoire [6], ces femmes et ces filles n’ont que rarement accès à la protection dont elles auraient besoin. La politique d’asile des États-Unis Bien qu’il reconnaisse le droit international des personnes réfugiées, le gouvernement des États-Unis a adopté une politique de plus en plus stricte envers les demandeuses et demandeurs d’asile face à l’augmentation du nombre de personnes migrantes en provenance du Triangle du Nord, particulièrement depuis le début de la présidence de Donald Trump en 2017. Depuis 2018, le gouvernement américain a arrêté les personnes migrantes traversant la frontière de manière irrégulière comme si elles étaient des criminelles, et a séparé des enfants de leurs parents [7]. De plus, en juillet 2019, les États-Unis ont signé une entente de « tiers pays sûr » avec le Guatemala. En vertu de cette entente, si elle entrait en vigueur, les demandes d’asile de réfugié∙e∙s salvadorien∙ne∙s et hondurien∙ne∙s ayant traversé le Guatemala avant d’arriver sur le territoire américain [8] seraient automatiquement rejetées. Cependant, selon le droit international des personnes réfugiées, chaque pays doit considérer chacune des demandes d’asile et offrir de la protection internationale aux personnes qui sont des réfugiées selon la définition de la Convention de 1951. Le droit international et le droit canadien dictent qu’une demandeuse ou un demandeur d’asile ne devrait pas être puni∙e pour ne pas avoir demandé l’asile dans le premier pays où elle ou il arrive [9]. Également, les demandeuses et demandeurs d’asile ne devraient pas être puni∙e∙s pour avoir traversé une frontière de manière irrégulière ou pour ne pas avoir en main les documents d’identité requis « sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulière » [10]. Le HCR est donc « vivement préoccupé » par les nouvelles restrictions aux États-Unis [11]. Ces restrictions au système d’asile des États-Unis nuisent d’une manière disproportionnée aux femmes. Notre voisin du sud a annoncé en 2018 que son gouvernement refuserait de reconnaître le genre comme motif de persécution acceptable pour demander l’asile, niant ainsi l’accès au système d’asile aux femmes survivantes de la violence familiale. Dans l’arrêt Grace c. Whitaker en décembre 2018, un juge fédéral a trouvé que cette décision rendue par le procureur général de l’époque, Jeff Sessions, était invalide. Cependant, le gouvernement américain ne semble pas avoir changé son traitement des demandes d’asile des femmes victimes de la violence familiale, lesquelles continuent à essuyer des refus [12]. Le Canada doit agir Malgré les violations du droit à l’asile des femmes centraméricaines, le Canada considère les États-Unis comme un « tiers pays sûr » depuis 2004, en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs. En d’autres termes, le Canada considère que les États-Unis sont un pays qui respecte les droits humains des demandeuses et demandeurs d’asile et ferme donc la porte à la plupart d’entre elles et eux à la frontière canado-américaine, sous prétexte qu’elles et ils recevraient un traitement adéquat aux États-Unis. L’Entente stipule que les personnes réfugiées sont tenues de soumettre leur demande d’asile dans le premier pays « sûr » où elles arrivent. Depuis son entrée en vigueur, cette entente a été très critiquée par les spécialistes canadiens en droit des personnes réfugiées. En 2007, le Conseil canadien pour les réfugié∙e∙s, le Conseil canadien des églises et Amnistie internationale ont contesté l’Entente auprès de la Cour fédérale. La contestation a toutefois été rejetée en raison d’un manque de qualité pour agir : cela signifie que seule une personne ayant été affectée par une loi peut la remettre en question devant les tribunaux. La Cour d’appel fédérale a dit que la contestation « devrait cependant être […] présentée par un réfugié à qui l’asile a été refusé au Canada […] qui est exposé à un risque véritable de refoulement en étant renvoyé aux États-Unis en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs » [13]. La situation est récemment devenue plus urgente face aux politiques encore plus strictes de l’administration Trump. En juillet 2017, les mêmes organisations se sont engagées dans une nouvelle contestation juridique. Cette fois, la contestation a été effectuée en collaboration avec une femme (dont le nom n’a pas été divulgué) qui justement a fui le Salvador avec ses filles en raison de menaces de mort de la part de son ex-compagnon membre d’un groupe armé. Les organisations ont soutenu qu’elle ne recevrait pas un juste traitement de sa demande d’asile aux États-Unis, alors que sa demande d’asile a été rejetée à la frontière canado-américaine à cause de l’Entente sur les tiers pays sûrs [14]. La contestation n’a pas encore été résolue, mais la Cour fédérale a entendu la cause en novembre 2019 et une manifestation d’appui a eu lieu devant la Cour [15]. Le fait que le Canada déclare un pays « sûr » n’empêche pas les personnes qui ont besoin d’asile de le chercher ailleurs. L’Entente sur les tiers pays sûrs s’applique uniquement aux personnes demandant l’asile à un poste frontalier. Autrement dit, les personnes se trouvant sur le territoire canadien avant de demander l’asile sont admissibles, même si elles sont passées par les États-Unis. Les personnes qui traversent la frontière canado-américaine de manière irrégulière peuvent donc demander l’asile au Canada alors que celles qui se présentent à un poste frontalier ne le peuvent pas. Ceci encourage les individus ayant besoin de la protection internationale à traverser la frontière dans des endroits isolés où les risques sont plus élevés. Les images de personnes réfugiées traversant la frontière canadienne de manière irrégulière publiées par les médias ne signifient pas que ces personnes-là cherchent à passer devant les autres. Au contraire, elles prennent une décision difficile pour faire respecter leur droit fondamental à l’asile en réponse à une politique canadienne injuste. Même s’il est évident que les États-Unis ne sont plus (ou ne sont pas) un pays « sûr » pour les demandeuses et demandeurs d’asile, il est essentiel de soulever que l’Entente sur les tiers pays sûrs a un impact disproportionné sur les femmes. Avec l’Entente toujours en vigueur, les femmes qui ont besoin de protection internationale devront voyager vers des endroits isolés pour entrer au Canada et voir leurs demandes considérées. Cependant, on sait que les femmes qui doivent traverser des frontières de manière irrégulière sont plus susceptibles de subir de la violence et de mourir comparativement aux hommes, sans compter l’impact déshumanisant de devoir entreprendre ce voyage irrégulier [16]. Les femmes centraméricaines souffrent donc de discrimination à plusieurs égards : elles sont victimes de violence familiale dans leur pays d’origine en plus d’être inadmissibles comme réfugiées aux États-Unis. Pour solliciter la protection internationale garantie par la Déclaration universelle des droits humains au Canada, ces femmes doivent entreprendre un voyage qui est plus dangereux pour elles. À la lumière de la violation des droits des femmes demandant l’asile aux États-Unis, le Canada ne peut continuer à considérer ce pays comme un « tiers pays sûr ». Le Canada a l’occasion d’ouvrir ses portes aux personnes exclues par le système d’asile trop restrictif de notre plus proche voisin, et il nous faut agir. Notre politique migratoire met en danger les demandeuses et demandeurs d’asile et a des impacts plus prononcés sur les femmes. Il faut annuler l’Entente sur les tiers pays sûrs pour répondre à nos obligations en matière de droit international des personnes réfugiées. C’est le moment d’accueillir les femmes centraméricaines et toutes les personnes réfugiées qui sont rejetées par la politique d’asile des États-Unis.   Photographie: La frontière canado-américaine, Wing-Chi Poon, 17 juin 2004.  
Notes: [1] Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) (2019). Central America Refugee Crisis, en ligne : https://www.unrefugees.org/emergencies/central-america/ [2] Voir, par exemple, HCR (2002). Guidelines on International Protection : Gender-Related Persecution within the context of Article 1A(2) of the 1951 Convention and/or its 1967 Protocol relating to the Status of Refugees, en ligne : https://www.unhcr.org/3d58ddef4.pdf; et Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) (2018). La jurisprudence sur la définition de réfugié au sens de la convention : chapitre 4 – motifs de persécution, en ligne : https://irb-cisr.gc.ca/fr/legales-politique/ressources-juridiques/Pages/RefDef04.aspx. [3] Conseil des droits de l’homme (2018). Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur propre pays concernant sa visite en El Salvador, en ligne : https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G18/359/06/PDF/G1835906.pdf?OpenElement. [4] Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) (2016). Statistics and Data: Intentional Homicide Victims, counts and rates per 100,000, en ligne : https://dataunodc.un.org/crime/intentional-homicide-victims; Conseil des droits de l'homme (2018). Op. Cit. [5] HCR (2016). Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from El Salvador, en ligne : https://www.refworld.org/docid/56e706e94.html [6] HCR (2016). Op. Cit.; HCR (2018). Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Guatemala, en ligne : https://www.refworld.org/docid/5a5e03e96.html; HCR (2016). Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Honduras, en ligne : https://www.refworld.org/docid/579767434.html. [7] Alvarez, Priscilla (2019). « ACLU says over 900 children separated from families at US border since last summer », CNN, 30 juillet 2019, en ligne : https://edition.cnn.com/2019/07/30/politics/900-children-separated-border/index.html [8] BBC (2019). « Guatemala signs migration deal with US after Trump threats », 27 juillet 2019, en ligne : https://www.bbc.com/news/world-latin-america-49134544 [9] Gavryushenko v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2000; Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (1951, 28 juillet). [Entrée en vigueur 22 avril 1954]. [10] Article 31 of the 1951 Convention, en ligne : https://www.unhcr.org/fr/about-us/background/4b14f4a62/convention-protocole-relatifs-statut-refugies.html [11] HCR (2019). Le HCR est vivement préoccupé par de nouvelles restrictions en matière d’asile aux États-Unis, 15 juillet 2019, en ligne : https://www.unhcr.org/fr/news/press/2019/7/5d2d71dda/hcr-vivement-preoccupe-nouvelles-restrictions-matiere-dasile-etats-unis.html [12] Human Rights Watch (2019). US: Protect Right to Asylum for Domestic Violence - Abuse of Women is a Human Rights Issue, 23 janvier 2019, en ligne : https://www.hrw.org/news/2019/01/23/us-protect-right-asylum-domestic-violence [13] Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada, 2008 CAF 229 (CanLII), [2009] 3 RCF 136, au para 103. [14] Conseil canadien pour les réfugiés (2017). « Lancement d’une contestation judiciaire de l’Entente sur les tiers pays sûrs », 5 juillet 2017, en ligne : https://ccrweb.ca/fr/medias/contestation-judiciaire-entente-tiers-pays-surs [15] Conseil canadien pour les réfugiés (2019). Tiers pays sûrs, 2 août 2019, en ligne : https://ccrweb.ca/fr/tiers-pays-sur; Stephanie Levitz (2019). « Demandeurs d’asile : l’Entente sur les tiers pays sûrs contestée en Cour fédérale », La Presse, 4 novembre 2019, en ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/national/201911/04/01-5248291-demandeurs-dasile-lentente-sur-les-tiers-pays-surs-contestee-en-cour-federale.php [16] Pickering, Sharon et Brandy Cochrane (2012). « Irregular border-crossing deaths and gender : Where, how and why women die crossing borders », Theoretical Criminology, no.17(1), p. 27- 48.abc

Vendre l’eldorado canadien au Guatemala : un marché florissant et lucratif

En 2019, le Canada a accueilli 11 945 Guatémaltèques dans le cadre du Programme de travailleurs étrangers temporaires (PTET), majoritairement afin de pourvoir des postes vacants dans le secteur agricole [1]. Plusieurs récits de travailleurs et travailleuses migrant∙e∙s, rapportés dans les médias canadiens [2], ont mis en exergue les difficultés qu’ils et elles rencontrent une fois au Canada. Or, pour nombre d’entre eux, l’eldorado promis par la migration s’assombrit avant même d’avoir quitté le Guatemala. Contrairement à leurs homologues du Mexique et des Caraïbes, pour qui le recrutement relève de la responsabilité de leurs gouvernements, les travailleurs∙euses guatémaltèques doivent se tourner vers des recruteurs privés afin d’émigrer au Canada. L’émergence d’un marché lié au recrutement international au Guatemala complexifie considérablement les expériences des travailleurs∙euses migrant·e·s et constitue l’une des sources de leur précarité. La libéralisation des programmes canadiens de migration temporaire La migration temporaire dans le secteur agricole au Canada a débuté dès 1967 par la signature d’une série d’accords bilatéraux entre le gouvernement canadien et ceux du Mexique et de 11 pays des Caraïbes [3]. Ces ententes établissent les rôles de chacun des États parties, dont le recrutement des travailleurs∙euses migrant·e·s, qui est une responsabilité incombant au gouvernement du pays d’origine. Admis au Canada par le biais du Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), les travailleurs∙euses originaires de ces pays ont constitué, jusqu’en 2002, la principale source de migration de travail dans le secteur agricole canadien. En 2002, un second programme a été créé afin de permettre aux ressortissant∙e∙s de tous les autres pays, dont le Guatemala, d’être admis au Canada comme travailleur∙euse migrant∙e temporaire. Aujourd’hui nommé le volet agricole du Programme de travailleurs étrangers temporaires (PTET), ce programme se distingue du PTAS car il n’est pas régi par des ententes bilatérales avec les gouvernements des pays d’origine et il permet ainsi le recours aux recruteurs privés. Le volet agricole du PTET s’inscrit dans un contexte plus global qui, depuis les années 1990, tend vers la libéralisation de la gouvernance des migrations de travail en transférant certaines prérogatives, auparavant étatiques, à des acteurs privés (recrutement des candidat·e·s, procédures administratives, contrôle de sécurité, etc.). Il s’agit d’arrimer les politiques migratoires aux exigences d’un marché du travail globalisé de plus en plus dérèglementé et axé sur la productivité [4]. Le nombre d’acteurs privés consacrant leurs activités lucratives à la gestion de la migration n’a donc cessé de croître depuis les années 1990. Au Canada, quelque 5 000 compagnies et individus offrent des services de consultation en immigration, soit deux fois plus qu’il y a cinq ans [5]. Les migrations dans le secteur agricole n’échappent pas à cette tendance et même si elles sont encore étroitement administrées par le gouvernement canadien, les acteurs privés jouent un rôle de plus en plus prépondérant dans leur organisation. Au Québec, la Fondation des entreprises en recrutement de main-d’œuvre agricole étrangère (FERME), créée en 1989, assiste les producteurs agricoles dans leurs démarches de recrutement à l’international. C’est la mise sur pied d’un projet-pilote par FERME et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en 2003, qui a permis aux Guatémaltèques de venir travailler dans le secteur agricole québécois. Depuis le retrait de l’OIM du programme en 2013, le recrutement des travailleurs∙euses est assuré entièrement par des agences privées dont la plus importante, ComuGuate, agit à titre de partenaire officiel de FERME au Guatemala. Ainsi, depuis ses débuts, la migration de travail temporaire entre le Guatemala et le Canada a été administrée presque exclusivement par des acteurs non étatiques. Une demande permanente de travailleurs∙euses migrant∙e·s temporaires La libéralisation des programmes de migration temporaire au Canada a permis l’émergence d’une économie dédiée au recrutement des travailleurs∙euses migrant∙e∙s au Guatemala. Toutefois, c’est la demande permanente et croissante des agriculteurs canadiens pour les travailleurs∙euses étrangers qui fait du recrutement international un marché lucratif et en expansion au Guatemala. Si leur contribution à l’agriculture canadienne a longtemps été destinée à la production maraîchère saisonnière, aujourd’hui nous retrouvons des travailleurs∙euses migrant·e·s dans tous les secteurs d’activités agricoles, et ce, toute l’année. Dans son plus récent rapport annuel, FERME indiquait que le nombre de travailleurs∙euses encore présent∙e∙s au Québec au mois de décembre ne cessait d’augmenter et ce phénomène s’expliquait par « le nombre croissant d’entreprises agricoles [membres de FERME] dont les activités sont désormais annuelles et non plus saisonnières […] les travailleurs se retrouvent de plus en plus nombreux dans les productions animales [avicole, bovine, canard, lait, porc] qui ne connaissent jamais d’interruption dans leur production » [6]. Cette forte demande des employeurs se traduit par une augmentation marquée du nombre de Guatémaltèques admis au Canada (augmentation de 115 % de 2014 à 2019) [7]. Recruter les candidat∙e∙s pour le PTET est donc devenu un business de plus en plus intéressant au Guatemala et qui étend ses activités à des régions de plus en plus éloignées de la capitale (San Marcos, Izabal, etc.). Aux côtés des agences de recrutement situées dans la ville de Guatemala, avec lesquelles FERME collabore ou a collaboré (ComuGuate, Amigo Laboral), existent aussi des réseaux de recruteurs aux activités informelles. Cette économie du recrutement opère avec peu, voire sans contrôle gouvernemental, laissant le champ libre aux pratiques arbitraires et abusives. Vendre des permis de travail pour le Canada, un business payant L’hiver dernier, lors de mon passage dans le département de Chimaltenango, l’une des principales régions du Guatemala d’où proviennent les travailleurs∙euses, Eduardo (nom fictif) a partagé avec moi son expérience du programme canadien. C’est par l’intermédiaire d’un autre travailleur guatémaltèque, cumulant plusieurs années de travail auprès d’un producteur québécois, qu’il a pu obtenir un emploi à la même ferme. Si ces pratiques de référence entre travailleurs∙euses sont répandues, certains n’hésitent pas à exiger un montant pour le service rendu. Eduardo a donc emprunté 3 000 $ à un usurier afin d’obtenir ce contrat de travail. Or, une fois au Canada, les relations avec son collègue/recruteur se sont détériorées et trois semaines après son arrivée, le patron l’a congédié et reconduit à l’aéroport le même jour. De retour au Guatemala, Eduardo peine à comprendre les motifs de son congédiement, ne parvient pas à rembourser sa dette que les taux d’intérêt élevés ne cessent d’alourdir, et cherche désespérément un moyen de retourner au Canada pour subvenir aux besoins de sa famille. L’histoire d’Eduardo est celle de nombreux∙ses Guatémaltèques qui n’hésitent pas à débourser des sommes importantes dans l’espoir de venir travailler au Canada. Si le Code du travail du Guatemala et les règlements régissant le PTET au Canada interdisent formellement aux employeurs et recruteurs de transférer les coûts du recrutement aux travailleurs∙euses, en pratique, les frais assumés par ceux-ci varient de quelques centaines à plusieurs milliers de dollars canadiens. Ces frais de recrutement sont le plus souvent exigés par les recruteurs informels agissant comme intermédiaires entre les agences de recrutement situées en milieu urbain et les zones rurales d’où viennent les travailleurs∙euses migrant·e·s et sont problématiques pour plusieurs raisons. D’abord, ils placent les travailleurs∙euses dans une situation de précarité financière qui accentue leur dépendance à l’emploi (et à l’employeur) au Canada. Préoccupé∙e∙s par les dettes à rembourser, ils et elles sont moins susceptibles de dénoncer les situations d’abus et plus vulnérables lorsque le contrat de travail n’est pas respecté (saison plus courte, heures diminuées, etc.). Deuxièmement, cela encourage l’émergence d’une économie frauduleuse proposant de faux contrats de travail au Canada en échange de paiements pouvant atteindre jusqu’à 4 000$ [8]. Une campagne a d’ailleurs été lancée par des organisations de la société civile guatémaltèque en 2016 afin de sensibiliser la population aux fraudes et frais de recrutement pour des emplois au Mexique, aux États-Unis et au Canada. ComuGuate, l’agence partenaire de FERME au Guatemala, a également comme mission d’informer les travailleurs∙euses sur les frais de recrutement illégaux.  Néanmoins, bon nombre de ces travailleurs∙euses, conscient∙e∙s qu’ils ou elles ne devraient pas payer de frais de recrutement, m’ont confié ne pas déclarer les sommes d’argent déboursées par crainte de voir leur opportunité de travail au Canada révoquée. Des processus de recrutement opaques et arbitraires Payer pour son droit de travail au Canada n’est pas le seul obstacle auquel font face les personnes désirant émigrer par le biais du PTET. Plusieurs critères de sélection définis par l’employeur ou l’agence de recrutement sont arbitraires et discriminatoires (interdiction de tatouages, non-consommation d’alcool, préférence pour personnes mariées avec enfants, personnes de grande taille, etc.). Par exemple, le responsable d’une agence m’expliquait que pour déterminer si le candidat était un ouvrier agricole expérimenté, il évaluait l’état de ses mains (usure due au travail manuel) et la peau du visage (brulure due au travail extérieur). Selon une employée de l’Organisation internationale du travail au Guatemala, il est primordial de revoir les processus de sélection : « les employeurs continueront de faire leur requête d’employés conformément à ce qu’ils croient le plus rentable pour eux. Et les agences, en raison de leur vocation commerciale, s’adapteront à ce marché (…) il faut dépersonnaliser le recrutement afin de ne pas se baser sur des critères subjectifs mais plutôt sur des critères objectifs que les agences peuvent évaluer, mesurer » [9]. Même lorsque les travailleurs∙euses sont recruté∙e∙s, leur place dans le programme est loin d’être garantie. Celle-ci est tributaire d’un processus d’évaluation opaque de l’employeur dont les balises sont méconnues. De nombreux∙ses travailleurs∙euses, comme Eduardo, ont été licencié∙e∙s ou n’ont pas été réembauché∙e∙s les années suivantes sans en connaître les raisons et sans pouvoir contester la décision. C’est pour protester contre le blacklisting pratiqué par certaines agences de recrutement qu’une vingtaine de travailleurs, exclus du programme, ont fondé AGUND (Asociación civil guatemaltecos unidos por nuestros derechos) en 2010. Rencontré dans son bureau à Santiago Sacatapéquez, le directeur de AGUND, José Sicajau, m’expliquait que le faible contrôle gouvernemental sur les activités de recrutement ainsi que le manque d’informations et de ressources disponibles pour les personnes désirant émigrer facilitent grandement les pratiques arbitraires. C’est pourquoi l’organisation appuie aujourd’hui les travailleurs∙euses migrant∙e∙s guatémaltèques, victimes d’injustice, dans la défense de leurs droits et milite pour une meilleure régulation du programme canadien de travail temporaire. Enfin, les activités de ces acteurs privés au Guatemala soulèvent le paradoxe inhérent au PTET. Alors qu’il s’agit d’un programme étroitement règlementé, et notamment restrictif en ce qui concerne les conditions d’admission et de séjour des travailleurs∙euses migrant∙e∙s au Canada, leur recrutement est complètement libéralisé, laissant le champ libre à une industrie lucrative grandissante. En capitalisant sur le désir d’émigration et en alignant ses pratiques aux exigences d’un secteur de travail aux conditions précaires, cette économie du recrutement façonne le ou la travailleurs∙euse « idéal∙e » et accentue la logique utilitaire propre aux programmes de migration temporaire : import labour but not people [10].  
Notes: [1] Immigration, Refugees and Citizenship Canada (IRCC) (2020). « Work Permit Holders from Guatemala by Program and Year in which Permit(s) became effective 2000-2019 ». Statistiques obtenues le 24 avril 2020 à la demande de la chercheure. [2] Voir par exemple les reportages publiés dans Le Devoir : https://www.ledevoir.com/societe/525253/agriculture-travailleurs-sans-loisirs-ni-vie-sociale [3] Anguilla, l’Antigua-et-Barbuda, la Barbade, la Dominique, la Grenade, la Jamaïque, Montserrat, Saint-Kitts-et- Nevis, Sainte-Lucie, Saint-Vincent et les Grenadines, Trinité-et-Tobago [4] Voir par exemple les travaux de Kerry Preibisch. 2010. « Pick-Your-Own Labor : Migrant Workers and Flexibility in Canadian Agriculture », International Migration Review 44, no.2, p. 404-441. [5] Tomlinson, Kathy. 2019. « False promises: Foreign workers are falling prey to a sprawling web of labour trafficking in Canada », The Globe and Mail, 5 avril 2019, en ligne : https://www.theglobeandmail.com/canada/article-false-promises-how-foreign-workers-fall-prey-to-bait-and-switch/. [6] FERME.2016. Rapport d’activités 2016, Montréal, 9 p. [7] IRCC. 2020. Op. cit. [8] Selon les entrevues menées au Guatemala, ces montants oscilleraient entre 10,000 et 20,000 quetzales (devise guatémaltèque). [9] Extrait de l’entrevue réalisée le 20 février 2020 à la ville de Guatemala, avec la responsable à l’OIT des dossiers  Migración Laboral y Contratación Equitativa [10] Castles, Stephen. 2006. “Guestworkers in Europe: A Resurrection?”, International Migration Review, 40, no.4, p.741-766.abc

Causes structurelles des migrations forcées: Analyse d’une entrevue avec Johnny Marín, jeune leader social colombien

Migrer, une possibilité pour des milliers d’êtres humains : connaître, vivre, apprendre. Mais, migrer, c’est autre chose quand la possibilité devient une obligation. Chaque jour des milliers de personnes franchissent les frontières, peu importe leur âge, leur sexe ou leur pays d’origine. À l’heure actuelle les migrations atteignent des niveaux jamais observés, pas même durant la seconde Guerre mondiale [1]. Cet article découle d’une conversation entre Johnny Marín et moi. Une entrevue réalisée le 15 août 2019, transcrite par Sam Marciales et analysée à partir d’un regard personnel. L’intention première est de comprendre les causes structurelles du phénomène des migrations forcées, pour ensuite mettre en lumière l’importance de l’action collective face à ce problème. Qui est Johnny Marín? Né à Pereira dans l’ouest de la Colombie, Johnny Marín s’est consacré, dans les dernières années, à la défense des droits humains. Militant de la Jeunesse communiste colombienne (JUCO) depuis 2004, il a siégé au conseil académique de l’Université technologique de Pereira. Il est actuellement secrétaire général de la Jeunesse communiste et coordonnateur de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique. En 2005 sous l’application de la Loi pour la justice et la paix [2], visant la démobilisation des groupes paramilitaires, on a plutôt assisté, selon Johnny, à un phénomène d’occupation paramilitaire. « On s’est retrouvé, au milieu des guerres de pouvoir entre groupes paramilitaires au sein même de l’université. On a vécu des évènements très difficiles, y compris des fusillades et des situations de violations des droits humains ». Toutefois, la JUCO n’a pas cessé de défendre la paix et de lutter pour les droits des communautés, de pair avec les organisations populaires de quartiers. Une attitude dont ils ont dû payer le prix; un jeune proche du mouvement est venu leur dire : « vous seriez mieux de quitter le quartier, parce que moi je vous apprécie, mais ici ceux qui commandent sont dans l’autre camp ». La JUCO décida donc de cesser ses activités pour un certain temps. Plus tard, gardant à l’esprit que le mouvement étudiant a le devoir d’étendre son action au-delà des salles de classes, la JUCO reprit ses activités de formation et vit la nécessité de créer des écoles des droits humains. Le problème de la migration forcée L’année 2018 fut marquée par des déplacements massifs de populations sur tous les continents. Ces migrations recensaient un grand nombre de personnes de tous les genres et de tous âges. Selon l’UNHCR (Agence des Nations Unies pour les réfugiés), à la fin de l’année, on estimait à 70,8 millions le total de personnes déplacées [3]. Une forte proportion de ce nombre correspond à ce que l’on appelle de la migration forcée. Par migration forcée, on désigne un « déplacement de population à l’extérieur de son lieu d’origine ou de résidence habituel, à caractère temporaire ou permanent, généralement à grande échelle et involontaire, en ce sens qu’il est provoqué par la pression ou la menace (…) [4] ». Plusieurs facteurs peuvent être en cause. D’une part, la violence systémique qui se concrétise sur le terrain par la persécution pour des raisons de genre, de religion, d’idéologie politique, entre autres. D’autre part, il y a les conflits découlant des guerres internes et les violations systématiques des droits humains qu’ils entrainent. Toutefois, ces facteurs ne sont que des manifestations de causes structurelles. Ces causes sont les intérêts économiques à grande échelle, qui comprennent les pouvoirs des gouvernements et des multinationales. Ces pouvoirs impérialistes qui exigent que les pays « en voie de développement » acceptent que le marché international réduise leur souveraineté à sa plus simple expression. Ces pouvoirs cherchent à anéantir l’autorité des États afin de laisser le champ libre aux entreprises internationales, comme en témoigne sur le terrain la mise en œuvre de projets de barrages hydroélectriques, d’infrastructures de transport urbain et d’irrigation [5], de même que les réformes agraires avortées ou mal ciblées, les monocultures, l’élevage extensif et jusqu’au narcotrafic. Selon Johnny Marín, « ce qu’on voit en Amérique latine, ce sont des populations obligées de fuir parce qu’elles se retrouvent au milieu d’un saccage ». Cette violence n’est pas seulement le fait de ce que l’on nomme les bandes criminelles ou le crime organisé. Les gens souffrent de la violence systémique qui les prive au quotidien de travail, de sécurité sociale et de sécurité alimentaire. C’est pour cette raison qu’actuellement, dans le monde, on compte 387 mille Centraméricain.e.s à la recherche d’un refuge [6]. « C’est cela que l’on désigne par la violence systémique. C’est le capitalisme despotique, qui dépouille des milliers de personnes de leur travail, de leurs rêves, de leur espérance, et qui fait qu’elles se résignent à partir, mettant ainsi leur vie en péril ». Marín constate que « ces personnes connaissent les risques [ce qui fait de la migration] un mécanisme de sortie, pour préserver leur vie, n’ayant pas les conditions nécessaires pour se nourrir. C’est le système qui a mené à ce que certains puissent manger et remplir leurs poches aux dépens de la vie des autres. Je crois que toute personne qui quitte le Honduras ou l’Amérique latine pour se diriger vers les États-Unis sait ce que le Rio Bravo lui réserve ». Le problème des migrations forcées se développe en trois temps : les causes structurelles, les facteurs qui contribuent au déplacement et finalement, la migration elle-même. Ces trois phases affectent toutes les couches de la société, dans la mesure où elles ne se limitent pas à l’abandon d’un territoire. Elles sont le résultat d’interventions capitalistes entrainant guerres, conflits et mort dans leur sillage, et ce, au nom des intérêts de l’industrie extractive et de la quête de monopoles économiques. La Colombie : leader en matière de déplacements internes forcés Selon certaines organisations comme l’UNHCR, le nombre de personnes déplacées en Colombie dépasse la population du Costa Rica, c’est-à-dire 7,7 millions de personnes depuis 1985 [7]. La Colombie occupe le premier rang au chapitre du nombre de déplacé·e·s à l’intérieur de son territoire, dépassant la Syrie qui est un État en guerre. Le conflit armé qui a duré plus de cinquante ans constitue un des facteurs ayant mené à ce résultat. Les causes de ce déplacement sont étroitement liées « à tout ce que nous avons vécu au pays depuis deux cents ans ». Les causes structurelles de ce processus sont de nature colonisatrice et extractiviste. Le territoire ayant été géré comme une cour arrière pouvant être utilisée sans restriction aucune. Il s’agit d’un processus de pillage de la terre. « Ce n’est pas que les Espagnols arrivèrent [en voulant simplement s’en prendre aux peuples autochtones dans le seul but de les assassiner]. Ils voulaient les tuer parce que ces peuples possédaient des terres riches en minéraux, avec un grand potentiel de production agricole, et parce qu’avoir des terres permet d’accéder à la richesse ». La terre est au cœur du conflit colombien [8] parce que jamais dans son histoire la Colombie n’a mis en œuvre un processus de redistribution de la terre, c'est-à-dire une véritable réforme agraire. Or, s’il n’y a pas redistribution des terres, il ne peut y avoir de redistribution de la richesse. En ce sens, comme l’affirme Johnny, « par la violence on concentre la richesse et au moyen de la richesse on concentre plus de terres; toutes ces terres qui ont été prises par des colons, après que l’occupant eût quitté pour un autre endroit ». C'est-à-dire que « la terre continue d’être une promesse non tenue pour une bonne partie des paysannes et paysans [9]». Grâce au Processus de paix signé en 2016 par le gouvernement de Juan Manuel Santos [10] et les FARC, on pensait mettre fin au conflit qui a entrainé l’assassinat de 218 914 personnes entre 1958 et 2012 [11]. L’Accord prévoit une réforme agraire complète avec une participation effective des communautés à chacune des étapes [12]. Cependant, le gouvernement actuel a bloqué sa mise en œuvre sans discernement. Le rapport de l’ONU de 2019 sur la Colombie rapporte que : « les agressions envers les personnes qui œuvrent à la défense des droits humains et envers les peuples autochtones sont particulièrement préoccupantes, de même que l’augmentation des cas présumés de privation arbitraire de la vie, ainsi que les violations graves des droits humains perpétrées envers les enfants dans le climat de violence et le conflit armé [13] ». Johnny Marín souligne le fait que chaque fois qu’un accord ou un traité de paix n’est pas mis en œuvre, « on assiste à une relance aggravée des situations de violence, ce qui se traduit en Colombie par des exodes ruraux et des mouvements vers les centres urbains ». En ce sens ce qui est survenu après la signature de l’Accord, « c’est une recrudescence des assassinats ciblés, systématiques liés aux difficultés que nous n’avons pu surmonter, en particulier le problème de la distribution des terres ». Les grandes corporations et la migration forcée Le processus de mondialisation de l’économie qui a commencé à la fin du XXe siècle [14] faisait miroiter les vertus du libre commerce et de l’intégration des économies locales au marché mondial. On prétendait vouloir « abolir les frontières et les limites de la connaissance. Mais la réalité est venue contredire ces affirmations : le savoir obéit aux intérêts des élites économiques » [15]. Les défauts de la mondialisation affectent toutes les couches de la société, laissant les États et la population sans protection face aux exigences du marché international. Parmi les inconvénients, citons : « l’incapacité de contrôle et d’administration des gouvernements nationaux, le fait d’entraver ou d’étouffer le développement du commerce local, l’augmentation de l’interventionnisme étranger, la concentration du capital dans les grandes corporations multinationales et l’élargissement des inégalités dans la répartition des richesses » [16]. En ce sens, la mondialisation est une cause structurelle du phénomène des migrations forcées, car « les mécanismes de régulation des États ne fonctionnent pas », affirme Marín. Dès lors, ce sont les intérêts des corporations qui, mondialement, mènent le bal tandis que les États obéissent sans réplique, c’est-à-dire qu’« en général les grands problèmes migratoires sont aussi associés au fait que de nombreuses corporations ont intérêt à provoquer ces déplacements, de même qu’à entretenir l’incapacité et la négligence à résoudre ces situations, au centre desquelles se retrouvent piégées des personnes qui migrent pour sauver leur famille ». Depuis les années 1980, on doit également composer avec le phénomène de la concentration des médias de communication, qui se retrouvent maintenant entre les mains des grands de l’industrie et les multinationales [17]. En Colombie, le groupe Planeta et le groupe Prisa y Sarmiento Angulo se trouvent liés d’une manière ou d’une autre. Marín affirme que « parmi les groupes qui font les acquisitions et ceux qui déplacent des gens dans chacune des régions, on constate qu’effectivement ce sont les mêmes personnes qui sont à l’origine des déplacements et qui, dans les faits [dirigent] les médias ». Ainsi, localement, à la fois l’entreprise et la communication se retrouvent intégrées aux intérêts du capital mondial, et aux dynamiques de la géopolitique [18]. Ce sont les grands intérêts économiques et « le cas du Venezuela, entre autres » nous le démontre 24 heures par jour 7 jours par semaine. « Pendant ce temps », dit Johnny avec tristesse, « nous sommes insensibles à la mort de dirigeant·e·s sociaux qui survient chaque jour dans les territoires, parce que ces nouvelles ne suscitent plus l’intérêt et que nous assistons à un processus d’étouffement médiatique », où il y a beaucoup d’information, mais peu d’analyse. Conclusions L’expression « cinquième pouvoir » fait référence au contrepoids à ce que l’on appelle le quatrième pouvoir, c’est-à-dire aux moyens de communication qui devraient contribuer à corriger les imperfections de la démocratie [19]. Selon Marín, « nous aurions à faire un gros effort pour braquer les projecteurs sur ce qui se passe, pour briser le cercle médiatique et politique qu’ont établi les gouvernements » et les corporations. Travailler à partir des moyens alternatifs de communication servirait à « opposer une force civique citoyenne à la classe dominante, dénoncer le superpouvoir des médias classiques de communication, des grands groupes médiatiques, complices et diffuseurs de la mondialisation néolibérale »[20]. Une façon de dénoncer pourrait être la création de journaux, de revues, d’émissions de radio, de baladodiffusions, entre autres, afin de contribuer à démythifier le pouvoir absolu des médias de communication commerciaux. Comment sauver les vies d’autant de personnes qui migrent? « Je crois que parmi les solutions, il y a les changements démocratiques que nous devrions faire dans chacun de ces pays ». Comme on l’a vu dans l’analyse qui précède, une des causes structurelles des migrations forcées est l’absence de garantie à une vie digne dans les territoires. Les États ne peuvent pas ou ne veulent pas donner de telles garanties, car ils ont les mains liées de telle façon qu’ils doivent s’attirer les bonnes grâces des multinationales et des institutions financières. Alors, tant que les garanties de base ne seront pas présentes, il y aura des millions de vies perdues dans la Méditerranée, le Rio Bravo et sur toute la planète. Il faut se soucier de l’avenir des mécanismes de solidarité régionale en Amérique latine, comme l’ALBA, le MERCOSUR et l’UNASUR. Selon Johnny, leur reconstruction permettrait « l’adoption d’un passeport unique pour l’ensemble de l’Amérique latine, ce qui faciliterait la mise sur pied d’un fonds commun de développement afin de subvenir aux besoins de base comme l’assistance aux personnes migrantes et les soins de santé ». Ceci aiderait à atténuer d’une certaine manière la migration forcée entre certains pays et réduirait la précarisation de la situation des personnes migrantes. Comités de paysans, collectifs agricoles, mouvements autochtones, mouvements de femmes, organisations populaires, afros, juvéniles et certains partis politiques d’opposition, ce sont les communautés elles-mêmes qui s’organisent et mettent leur vie en péril pour résister dans les territoires. Ces collectivités ne peuvent envisager leur existence ailleurs que près de la rivière, du lac, de la mer ou de la montagne. C’est ce qui les anime à travailler notamment à la défense de la paix, de l’eau et des écosystèmes. Dans de tels contextes, les Brigades de paix représentent un des outils pour aider à maintenir les populations dans les territoires en dépit des facteurs incitant à la migration. Johnny Marín cite en exemple l’action qu’a menée son organisation pendant plusieurs années. « Chaque brigade mène son action dans le cadre d’une situation politique importante. La première, nous l’avons réalisée à La Macarena (Meta, Colombie) suite à la découverte à cet endroit de la plus grande fosse commune du continent. La deuxième action s’est tenue à El Mango (Cauca) en lien avec le débat sur la trêve bilatérale en vue de l’accord de paix entre l’État colombien et les FARC, dans un moment difficile où il y a eu rupture des négociations et des attaques des forces publiques envers les communautés. Enfin, nous avons senti la nécessité d’en réaliser une troisième à El Catatumbo (Nord de Santander), un secteur où les communautés ont été affectées par le non-respect des accords de la part de l’État colombien. [Par surcroit, il s’agit d’une] région frappée en permanence par les violences de l’armée et des groupes paramilitaires ». Finalement, « j’espère que nous saurons être assez tenaces pour continuer à croire, contre toute évidence, que la condition humaine en vaut la peine, parce qu’on a été mal construits, mais nous ne sommes pas achevés » [21]. Cette phrase de l’auteur uruguayen Eduardo Galeano rejette l’invitation, que nous fait le système néolibéral, à laisser l’histoire suivre le chemin qu’il nous a tracé sans que nous fassions quoi que ce soit pour l’empêcher. « S’il y a une chose par laquelle nous devrions commencer, je crois que c’est par cette belle phrase de Jorge Luis Borges. Elle nous dit que : « en temps de crise, l’espérance est un devoir » [22], c’est un devoir au milieu des assassinats, il ne faut pas baisser les bras, continuer d’espérer et de chercher à articuler les différents modes d’expression », dit Marín avec beaucoup d’enthousiasme. Puisque l’espérance est une boussole qui nous pousse à croire et à créer, qui nous oriente vers des chemins imparfaits, mais pleins de possibilités de dépasser la course absurde vers l’argent.   Traduction par Pierre Bernier.  
Notas:  [1] Sacchi, Diego (2018). « Migrantes : la peor crisis desde la Segunda Guerra Mundial », La Izquierda Diario, 19 juillet, en ligne : http://www.laizquierdadiario.com/Migrantes-la-peor-crisis-desde-la-Segunda-Guerra-Mundial [2] Ley 975 de 2005 (2005, 25 juillet), en ligne : https://www.fiscalia.gov.co/colombia/wp-content/uploads/2013/04/Ley-975-del-25-de-julio-de-2005-concordada-con-decretos-y-sentencias-de-constitucionalidad.pdf [3] ACNUR. « Datos Básicos », en ligne : https://www.acnur.org/datos-basicos.html [4] Diccionario de Acción Humanitaria y Cooperación al Desarrollo. « Migración forzosa », en ligne : http://www.dicc.hegoa.ehu.es/listar/mostrar/143 [5] Ibid. [6] ACNUR. « Desplazamiento en Centroamérica », en ligne : https://www.acnur.org/desplazamiento-en-centroamerica.html [7] Rolón Salazar, Mariana (2018). « Hay más víctimas de desplazamiento forzado en Colombia que número de habitantes en Costa Rica », ACNUR, 26 décembre, en ligne : https://www.acnur.org/noticias/noticia/2018/12/5c243ef94/hay-mas-victimas-de-desplazamiento-forzado-en-colombia-que-numero-de-habitantes.html [8] Centro Nacional de Memoria Histórica (2013). ¡BASTAYA! Colombia : Memorias de guerra y dignidad. Resumen. Bogotá: Imprenta Nacional. [9] Ibid. [10] Alba Moreira, Marcela Forero et Ana Maria Parada (2015). « Dossier proceso de paz en Colombia », Barcelona Center for International Affairs, en ligne : https://www.cidob.org/es/publicaciones/documentacion/dossiers/dossier_proceso_de_paz_en_colombia/dossier_proceso_de_paz_en_colombia [11] Ibid. [12] Consejo de Derechos Humanos (2020). Situación de los derechos humanos en Colombia. Informe del Alto Comisionado de las Naciones Unidas para los Derechos Humanos. 26 février, en ligne : https://www.hchr.org.co/documentoseinformes/informes/altocomisionado/informe-anual-2019-ES.pdf [13] Ibid. [14] Significados. « Significado de Globalización », en ligne : https://www.significados.com/globalizacion/ [15] Celis, Raquel y Beatriz Plaza (2016). « Empresas transnacionales y desplazamiento forzado: una mirada crítica », Pueblos, nº 69, avril, en ligne : omal.info/spip.php? article7859 [16] Significados. Op. Cit. [17] Fernández Sáenz, Oscar (2010). La fábrica del consentimiento Uribista: cómo descifrar los mecanismos ocultos tras el respaldo popular a Uribe. Bogotá : Ediciones desde abajo. [18] Ibid. [19] Ibid. [20] Ibid. [21] La Historia del día. « Ojalá – Por Eduardo Galeano », en ligne : https://lahistoriadeldiablog.wordpress.com/2014/07/31/ojala-por-eduardo-galeano/ [22] Negrete P. et Jorge Fernando (2019). « El deber de la esperanza digital », Reforma, 9 décembre, en ligne : https://www.reforma.com/aplicacioneslibre/preacceso/articulo/default.aspx?__rval=1&urlredirect=https://www.reforma.com/el-deber-de-la-esperanza-digital-2019-12-09/op169948?referer=--7d616165662f3a3a6262623b727a7a7279703b767a783a--abc

Peuples autochtones migrants : l’expérience de Voces Mesoamericanas au Chiapas

Voces Mesoamericanas - Acción con Pueblos Migrantes (Voix mésoaméricaines - En action avec les peuples migrants) est une organisation sociale située au Chiapas, au Mexique, créée formellement en 2011. Elle tire son origine d’un espace de dialogue et de réflexion stratégique sur le développement et la migration qui s’est ouvert en 2008 dans le contexte de la réforme migratoire aux États-Unis. Les « voix mésoaméricaines » se sont alors fait entendre à Washington en mettant de l’avant une approche de politiques régionales et une vision à moyen et long terme qui tient compte des causes structurelles, économiques et politiques des migrations. Le travail de Voces Mesoamericanas promeut l’organisation et la concertation des personnes autochtones migrantes pour la défense et l’exercice de leurs droits, et pour la construction du Bien Vivre (en maya, Lekil Kuxlejal). S’appuyant sur une perspective transnationale et interculturelle, ses actions visent l’organisation et la mobilisation des familles et des communautés pour qu’elles revendiquent leurs identités et leurs expériences migratoires, qu’elles exercent leur droit à une vie digne et qu’elles puissent décider de leur enracinement et de leur mobilité en Mésoamérique et en Amérique du Nord [1]. Le CDHAL s’est entretenu avec Aldo Ledón Pereyra, coordonnateur de Voces Mesoamericanas, afin de mieux comprendre la situation migratoire des peuples autochtones du Chiapas et d’en apprendre davantage sur les actions menées par son organisation. Dans l’imaginaire collectif, le Chiapas est surtout perçu comme une région de transit pour les personnes migrantes en route vers le Nord. Cependant, la réalité migratoire des personnes qui viennent du Chiapas, elle, est beaucoup moins connue. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet? Les peuples mayas du Chiapas font depuis longtemps partie de certaines dynamiques de mobilité humaine. Leurs premiers déplacements remontent au 16e siècle, alors qu’ils allaient vers la région du Soconusco pour travailler d’abord dans les raffineries de sucre et plus tard dans les plantations de café. L’industrialisation de la culture du café, impulsée principalement par des propriétaires terriens allemands, a fait en sorte que ce produit est devenu l’un des principaux piliers de l’économie des peuples du Chiapas à la fin du 19e siècle et au 20e siècle. Un élément central à la compréhension des déplacements de la population autochtone du Chiapas de nos jours est l’ouverture au modèle néolibéral dans les années 1980 et 1990. Ce modèle a atteint son point culminant avec l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) et ses stratégies pour écraser les populations paysannes autochtones et non-autochtones en Amérique centrale et au Mexique. Les communautés rurales productrices de café, à l’époque organisées en coopératives, ont été particulièrement affectées par l’ALÉNA durant la période connue comme « la crise du café ». À la suite de la dévaluation des prix du café, des milliers de personnes du Chiapas ont dû s’inscrire dans les circuits migratoires transnationaux et suivre la vague de travailleuses et travailleurs en route vers les yunaites (les États-Unis). Étant donné la situation précaire au Chiapas, surtout à la campagne, de nombreuses personnes paysannes et autochtones se sont tournées vers le travail journalier dans les États du nord du Mexique, dans des conditions qui ne respectent absolument pas les droits humains [2]. De nos jours, environ un demi-million de personnes du Chiapas, en majorité des autochtones mayas, se trouvent aux États-Unis. Elles et ils travaillent dans les différents secteurs de la production agricole et, dans une moindre mesure, dans le domaine de la construction. Encore aujourd’hui, cette population est sans papiers, même si une première génération d’enfants autochtones mayas du Chiapas né∙e∙s aux États-Unis commence à apparaître. Ces familles migrantes contribuent aux immenses revenus que le Mexique tire chaque année des transferts d’argent – 34 milliards de dollars en 2019 – montrant l’importance de la mobilité pour l’économie du pays; la situation est la même pour l’Amérique centrale. Pourquoi est-il nécessaire de faire entendre la voix des peuples autochtones lorsqu’il est question de migration? D’abord, à titre indicatif, on estime que les personnes issues des peuples autochtones représentent au moins 70 % de la migration transnationale du Chiapas vers les États-Unis. Il est important de rappeler que, du point de vue de la protection et de l’aide humanitaire, les personnes autochtones au Mexique ne sont pas prises en compte dans les plans de développement national. Le modèle prédominant dans le pays est fondé sur une logique occidentalisée qui ignore les éléments culturels des peuples autochtones dans les prises de décision et qui ne les invite surtout pas à participer à la construction de nouveaux paradigmes basés sur leurs cosmovisions et savoirs ancestraux. Les peuples autochtones sont les éternels exclus de nos sociétés racistes et inégalitaires. Il est donc essentiel d’accompagner ces peuples afin d’activer les mécanismes de justice face aux violences et violations de leurs droits humains, de construire ensemble, à partir de leurs propres expériences, des propositions politiques de bien-être, de travail, d’éducation et même d’intégration dans un pays qui, dans une perspective misérabiliste, ne les valorise que par la folklorisation de leur culture, notre culture. Depuis les soi-disant caravanes de migrant∙e∙s en 2018, la migration est abordée sous l’angle de la crise. Elle est présentée dans le discours populaire et médiatique comme un phénomène nouveau. Quelle est la posture de Voces Mesoamericanas à ce sujet? Croyez-vous que la migration est un phénomène récent? Avant tout, il faut cesser d’utiliser le terme « phénomène » pour parler des processus migratoires et de la mobilité humaine en général car ces derniers n’ont pas émergé spontanément : ils font partie de la construction même de nos sociétés. Le véritable phénomène, c’est que les démocraties et les sociétés ont réussi à catégoriser les personnes selon leur valeur économique, reléguant les migrant∙e∙s à une classe de dernier ordre, les étiquetant comme indésirables, pauvres, inutiles, comme des déchets dans le modèle de développement actuel. Pour nous, à Voces Mesoamericanas, les migrations doivent être comprises comme la source première de l’humanité et de la vie elle-même. Elles sont à l’origine de la construction des sociétés telles qu’on les connaît aujourd’hui. On doit cependant mettre l’accent sur le fait que les migrations actuelles sont des déplacements forcés dans toutes leurs dimensions : économiques, sociales, politiques, environnementales, etc. Notre rêve est que les communautés de la Mésoamérique émergent comme sujets politiques qui se réapproprient leurs identités et leurs expériences migratoires dans la dignité tout en construisant des rapports de genre égalitaires et en exerçant leurs droits au Buen Vivir et au Buen Migrar (Bien Vivre et Bien Migrer). Nos postures sont :
  • La résistance, le droit de fuir et l’action politique : contester les frontières tout en les habitant!
  • Le passage d’une intégration « subordonnée » à une intégration « libératrice ».
  • La fin de l’exploitation et la mise en place de nouveaux droits du travail.
  • La construction non pas d’une communauté où se réfugier, mais plutôt d’une communauté qui soit un foyer.
  Votre organisation se réfère souvent au concept du Buen Vivir (Bien Vivre). Qu’est-ce que c’est, et qu’est-ce que cela a à voir avec la migration? Nous croyons en la dignité, la liberté et la capacité des personnes et des communautés à s’autodéterminer. Toutes et tous, nous devons nous reconnaître comme des sujets de droits et revendiquer nos propres histoires, nos formes singulières et collectives de penser, sentir et faire le monde. Nous devons aussi reconnaître les multiples identités de genre et de sexe des personnes migrantes de même que l’oppression historique vécue par les femmes et exercée par les systèmes de développement mondiaux (le patriarcat, le colonialisme et le capitalisme). Il faut comprendre en quoi les territoires, en tant qu’espaces habités, sont des constructions sociales et historiques qui expriment des rapports humains, des pratiques et des sens d’appartenance. Ces territorialités reflètent des manières d’être et de vivre dans cet espace et de l’occuper à partir d’une perspective du Bien Vivre qui rend possible l’enracinement. Nous revendiquons les échanges interculturels profonds et ancestraux entre les peuples qui ont rendu possibles les identités diverses actuelles. Nous n’oublions pas pour autant les processus historiques d’oppression, d’inégalité et de violences qui existent entre différents modèles culturels.   Encadré Qu’est-ce que le droit à l’enracinement? Il s’agit de la possibilité de rester dans son lieu d’origine de manière volontaire tout en y exerçant pleinement ses droits, d’avoir les meilleures conditions possibles pour reproduire ses plans de vie, d’éducation, de santé, d’alimentation, de bien-être… et que la seule option de survie ne soit pas d’être forcé∙e à partir.   Transcription et traduction par Marie Bordeleau  
Notes:  [1] L’information sur laquelle s’appuient les deux premiers paragraphes est tirée du site internet de Voces Mesoamericanas : https://vocesmesoamericanas.org [2] Enlace et Voces Mesoamericanas (2017). « Jornaleras y jornaleros migrantes en Sonora (Versión preliminar del informe) », en ligne : https://vocesmesoamericanas.org/wp-content/uploads/2017/06/Informe-preliminar-Jornaleros-Indigenas-Migrantes-en-Sonora.pdfabc

La mort du rossignol

Pour Aylan Kurdi [1] Faites rouler les pommes jusqu’au ruisseau Que personne ne goûte leur douceur Faites taire les oiseaux, faites disparaitre les papillons Mettez des pierres à bouillir dans la marmite Fermez les fenêtres… aujourd’hui je veux de la noirceur Je veux extraire cette douleur de l’âme Que l’on écoute les sanglots de la mer Il n’y a rien comme une mer qui pleure, Laissez-moi aussi pleurer… Il y a un enfant sans vie sur la plage Quelqu’un a dit…un rossignol Le monde entier est en train de le pleurer L’humanité s’est échouée sur la rive!, la multitude se déchire Nous voulons couvrir et réchauffer son corps Remédier à la peine pour ceux qui par milliers nous glissent entre les doigts Des milliers qui parviennent à la rive de ce monde frontière L’âme et le corps saignant sous la violence de la guerre, la dépossession, l’impunité, la pauvreté, l’horreur et l’indifférence Nous voulons nous rebeller contre le puissant pouvoir de « ne pas pouvoir » qui nous gouverne Nous voulons oublier qu’on a perdu le sourire Oublier que nous l’avons oublié Oublier ce que nous avons oublié, Nous rappeler que nous l’avons oublié Indispensable exercice de mémoire… Pour garder nos enfants sains et saufs, qu’ils foncent dans la vie libres et heureux qu’ils fassent le plein d’eau claire et de fruits frais Retrouver le bon sens… Nourrir à nouveau nos âmes avec leur joie   Traduction : Pierre Bernier  
Note  [1] Aylan, trois ans, son frère Galip, cinq ans, ainsi que leur mère, ont perdu la vie en 2015 dans les eaux de la Méditerranée alors qu’ils tentaient de fuir de l’horrible guerre syrienne. La photo de l’enfant noyé a été prise par le journaliste turc Nilufer Demir, de l’agence Reuters. Elle a parcouru la planète et a frappé les cœurs. Le roman de l’écrivaine états-unienne Harper Lee intitulé To kill a mocking bird (traduit en français par Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur et paru en espagnol sous le titre Matar a un ruiseñor, soit « Tuer un rossignol, ndlr) dénonce la violence d’une société à travers l’histoire d’une enfant. Cette œuvre, très critiquée il y a un demi-siècle, est citée ici. Des milliers de personnes en Europe, aux États-Unis, au Canada et dans le monde entier ouvrent leur porte aux réfugié.e.s de la guerre, aux communautés déplacées par le pillage et la dépossession de leur territoire et par la pauvreté, devançant les décisions que les gouvernements ne finissent pas par prendre pour faire face au drame que représentent les migrations.  abc