Catégorie : Volume 33

Récits transformateurs. Femmes, territoires et communication : le pari de La Sandía Digital

Au Mexique, tout comme dans le reste de l’Amérique latine, des centaines de combats contre l’extractivisme sont livrés. Des projets miniers, éoliens, de fracturation hydraulique (fracking) et de barrages, entre autres, portent atteinte au droit des communautés paysannes et autochtones à l’autodétermination et au choix du type de développement de leur territoire. Beaucoup de ces combats sont menés par des femmes et celles-ci jouent un rôle clé dans la défense du territoire. Ce rôle va de l’organisation d’activités de diffusion et d’éducation pour sensibiliser la population aux impacts de l’extractivisme à des actions de mobilisation (marches, manifestations, blocage de l’accès aux mines, barrages, centrales et routes), où elles exercent différentes formes de leadership. Ces femmes font pourtant face à des obstacles particuliers, dont celui de ne pas être propriétaires des terres [entre autres en raison de régimes fonciers qui n’accordent pas aux femmes un accès égal aux droits de propriété foncière, ndlr]. Au Mexique, seulement 19 % des femmes vivant dans des zones rurales sont propriétaires de la terre. Cette situation empêche leur pleine inclusion dans la vie communautaire, tout particulièrement dans la prise de décisions, et fait en sorte qu’elles ne sont pas consultées par les promoteurs des projets extractivistes. La communication sous différentes formes fait partie des stratégies employées par les femmes pour défendre leur territoire. Elle a notamment servi à diffuser de l’information au sujet d’événements et de situations qui bafouent leurs droits culturels et collectifs. La Sandía Digital est une collective[1] formée au Mexique par des femmes qui, par le biais de la production audiovisuelle, du cinéma, des médias libres, des arts plastiques et de la communication communautaire, mise sur une transformation de la réalité. L’objectif de ce texte est d’exposer, à partir des expériences de La Sandía Digital, les défis que nous, les femmes, rencontrons tant dans la défense de la terre que dans les processus de communication. Il aborde l’importance d’ouvrir des espaces pour raconter des histoires « autres », si nous voulons transformer le monde. Les femmes et la communication : manque d’accès et faible représentation La Campagne pour les droits de la communication dans la société de l’information fait valoir que « toute personne a le droit de s’exprimer, d’être écoutée, d’être reconnue, d’être représentée avec dignité, de recevoir de l’information basée sur la transparence, la diversité, la participation et la justice sociale et économique » [2]. Au Mexique, une forte concentration du secteur des communications est entre les mains de peu d’acteurs. Le rapport « Qui tire les ficelles des médias? », produit par le Centre national de communication sociale (Centro Nacional de Comunicación Social, CENCOS) et Reporters sans frontières, mentionne que onze familles possèdent la majorité des médias les plus influents, qu’elles accaparent les plus grands pourcentages d’audience et qu’elles reçoivent la moitié des investissements en publicité officielle [3]. Une étude réalisée par Aimée Vega Montiel, en plus de confirmer la forte concentration des médias dans les mains de quelques-uns, démontre également que ces protagonistes sont principalement des hommes. Il subsiste donc encore des conditions d’inégalité et de marginalisation dans l’accès des femmes aux médias en tant que propriétaires, directrices et preneuses de décisions [4]. Dans son rapport de 2015, le Projet mondial de monitorage des médias (GMMP) précise que seulement 24 % des personnes interviewées, entendues, vues ou mentionnées dans les médias écrits et audiovisuels sont des femmes, alors que 76 % sont des hommes. Dans les nouvelles abordant la politique et le gouvernement, les femmes ne représentent que 16 % des personnes apparaissant dans les communiqués, et seulement 4 % des nouvelles remettent en question les stéréotypes de genre [5]. Les médias de masse contribuent à renforcer la vision stéréotypée des femmes dans la société, par le biais des discours présents dans des émissions, séries et messages publicitaires, où les femmes sont présentées dans des rôles de mères et d’épouses, comme des objets sexuels ou comme des victimes. Nous, les femmes, ne faisons la manchette que lorsqu’on nous tue (et c’est toujours notre faute). Si les femmes en général sont perçues ainsi, qu’en est-il des femmes paysannes et autochtones, qui défendent le territoire et qui ne correspondent pas aux critères (blanche, blonde, mince, de classe sociale élevée) imposés par les médias de masse? Elles sont invisibilisées ou criminalisées pour la simple raison que ce que l’on peut voir à la télévision, en plus de véhiculer des stéréotypes machistes, est classiste et raciste. Selon Vega Montiel, les médias sont une des principales institutions pouvant permettre aux femmes d’obtenir des droits essentiels comme la liberté, l’équité, l’inclusion et la participation dans l’espace public [6]. En ce sens, invoquer son droit de communiquer implique non seulement de promouvoir une représentation appropriée des femmes et de leur pouvoir comme agentes sociales dans les contenus médiatiques, mais aussi de reconnaitre et d’encourager leur pleine participation dans l’industrie des communications comme propriétaires, directrices et créatrices. Il y a clairement un parallèle à faire entre la propriété de la terre et la propriété de la parole : les femmes défendant la terre et les femmes qui exercent leur droit à la communication ne dénoncent pas seulement les projets extractifs sur leur territoire ou la cooptation des espaces de communication, elles remettent aussi en question la place réservée aux femmes dans la société et affirment la nécessité d’assumer des rôles de premier plan. Plus de femmes derrière et devant la caméra. Voilà sur quoi mise la Sandía Digital et ce qu’elle cherche à favoriser par ses activités. Le chemin parcouru par la Sandía La Sandía Digital est née en 2011, avec l’intention d’être une collective formée de femmes. Depuis ses débuts, la Sandía a cherché à donner de la visibilité aux luttes et aux projets de collectifs, de mouvements et de communautés situées en marge du débat public, en particulier sur les questions de développement, d’équité de genre, de défense du territoire, des biens communs et des droits humains. La collective offre de l’accompagnement, la formation et la production – principalement de façon participative – à des groupes de femmes, des membres de communautés rurales et autochtones, et à des personnes engagées dans des mouvements sociaux; elle documente et diffuse leurs luttes et leurs réalités par le biais de productions audiovisuelles. Chemin faisant, La Sandía Digital s’est rendue dans les États de Guerrero, Morelos, Michoacán, San Luis Potosi, Oaxaca et dans la ville de Mexico, et a travaillé avec des mouvements comme CECOP, Cherán, Frente Wirikuta, Amilcingo et des organisations comme Telar de raíces, Copevi, HIC-AL, WITNESS, Tlachinollan et Ojo de agua. Depuis mars 2018, la Sandía a entrepris de réaliser une étude diagnostique portant sur le rôle de la communication dans les luttes socioenvironnementales au Mexique, avec l’objectif d’alimenter une réflexion collective et critique des récits autour du développement et du progrès, ainsi que sur les stratégies et outils de communication qui sont utilisés pour la défense du territoire. Parmi les autres expériences de la Sandía, il y a Voix de femmes (Voces de Mujeres), un laboratoire d’appropriation d’outils audiovisuels et numériques visant la production de récits alternatifs. Le projet cherche à rendre visible le rôle transformateur des femmes dans leurs communautés, en tant que protagonistes et productrices de leurs propres histoires. Il cherche aussi à changer la façon dont les femmes sont représentées dans les médias. À cette fin, une caravane de laboratoires audiovisuels est en cours de réalisation dans la république mexicaine, à l’intérieur de laquelle des outils photo, radio, vidéo, audio et de rédaction sont partagés. Le projet s’est réalisé grâce à la convergence de diverses collectives : Luchadoras TV, Social TIC, Subversiones et WITNESS. Quarante et une femmes de quatorze États à l’intérieur du pays ont participé aux deux éditions de la caravane en 2015 et 2017. Avec sa propre voix « Dans un monde rempli de récits qui ne représentent pas les différences, nos histoires existent », Voces de Mujeres, 2017 Dans un monde plein de mensonges et de désinformation, le récit de nos histoires et leur diffusion sont aujourd’hui des pratiques essentielles : elles sont indispensables devant « le danger d’une histoire unique », pour reprendre les paroles de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie. Adichie nous prévient que la répétition d’une histoire unique nous rend vulnérables et influençables : « Nous avons besoin de voir des histoires dans lesquelles nous pouvons nous identifier, où nous racontons nos peurs mais aussi nos rêves et espoirs. Raconter nos histoires nous permet de nous trouver dans les yeux des autres ». Elle souligne que : « les histoires ont été utilisées pour déposséder et pour calomnier, mais elles peuvent aussi être utilisées pour donner du pouvoir et pour humaniser. Les histoires peuvent briser la dignité d’un peuple, mais les histoires peuvent aussi réparer cette dignité brisée » [7]. L’audiovisuel est une fenêtre et un miroir; la Sandía Digital offre un chemin pour se retrouver devant et derrière la caméra et pour raconter nos histoires, celles que l’on a tenté de nous refuser durant des dizaines d’années. Toutefois, le travail de la Sandía Digital fait face à deux défis importants :
  • être productrices/réalisatrices dans un monde (l’audiovisuel) où les hommes constituent toujours la majorité;
  • produire du matériel qui nous représente, qui rompt avec les stéréotypes sur les femmes et qui nous présente comme des agentes de changement et pas seulement comme des victimes ou de la chair à vendre.
Conclusion Les médias de masse invisibilisent les conflits produits par les projets extractivistes et leurs conséquences, ainsi que les voix des personnes affectées qui défendent le territoire. En plus de reproduire des stéréotypes, ces médias génèrent des récits racistes, classistes et sans perspective de genre, qui discriminent et délégitimisent les personnes qui mènent les luttes. La lutte pour la défense du territoire et la lutte des femmes, alliées à la communication, ont un fabuleux potentiel : elles nous permettent de dénoncer ce monde patriarcal et anthropocentrique et de mettre en lumière ces mondes que nous défendons et construisons. Les récits qui s’opposent actuellement au sein de la lutte pour les territoires et dans la lutte pour le droit à la communication des femmes reflètent une « guerre » de civilisations. Le pari de la Sandía Digital est la création de récits transformateurs. Des récits qui ouvrent l’imaginaire vers un monde qui est juste pour tous les êtres vivants, incluant ceux et celles d’entre nous qui sont en périphérie du pouvoir : les femmes, les peuples autochtones et les écosystèmes. Nous voulons récupérer, habiter et prendre soin des espaces de communication, tout comme nous défendons nos corps et les territoires. Nous ne voulons pas deux récits parallèles, mais plutôt la possibilité d’écouter, de voir et de sentir cette diversité d’histoires, qui laissent entrevoir nos particularités, mais qui nous rappellent aussi ce que nous partageons. Cela nous permet de mener à bien ce désir, sur lequel nous misons, de transformation de la réalité.   Traduction par Geneviève Messier   Photographie par La Sandía Digital  
Notes [1] Les collectives représentent un mode d’organisation présent au sein de certains groupes de femmes. Dans les collectives de femmes, le changement social n’est pas qu’un but extérieur, mais il est aussi visé à l’interne, au sein même des groupes [ndlr]. [2] Red de Investigadoras por la Vida y la Libertad de las Mujeres (2008). Por los Derechos Humanos de las Mujeres y las Niñas : su acceso a la Comunicación y la Información. Lineamientos y Mecanismos para una legislación de medios de comunicación con perspectiva de género, Mars, en ligne : http://americalatinagenera.org/newsite/images/leydemediosconperspectivadegenero.pdf (Cette campagne, également connue sous le nom de Campagne CRIS, a pris forme dans la foulée du Sommet mondial sur la société de l’information organisé par les Nations Unies à Genève et à Tunis, ndlr). [3] Media Ownership Monitor Mexico. « Propiedad de los medios », en ligne : https://mexico.mom-rsf.org/es/ (page consultée en octobre 2018). [4] Vega Montiel, Aimée (2014). « Igualdad de género, poder y comunicación : las mujeres en la propiedad, dirección y puestos de toma de decisión », Revista de Estudios de Género. La ventana. [5] WACC (2015) « ¿Quién figura en las noticias? », Proyecto de Monitoreo Global de Medios (GMMP), en ligne : https://www.cimacnoticias.com.mx/sites/default/files/gmmp_global_report_es.pdf (page consulté en octobre 2018). [6] Vega Montiel, Aimée (2014). Op Cit. [7] Chimamanda Adichie (2009). « Le danger d’une histoire unique », conférence dans le cadre de l’événement TEDGlobal Ideas Worth Spreading, juin, en ligne : https://www.ted.com/talks/chimamanda_adichie_the_danger_of_a_single_story?language=frabc

Honduras : Corps et territoires en résistance

Textes par Jackie McVicar Photographies par Luis Bockner En février 2018, l’écrivaine militante Jackie McVicar et le photographe Louis Bockner se sont rendus au Honduras pour documenter les récits des résistant.e.s au gouvernement de Juan Orlando Hernandez, qui a pris le pouvoir de manière frauduleuse, et la crise « postélectorale » à laquelle le pays est confronté. Près de 40 personnes ont été assassinées entre le moment des élections, en novembre 2017 et la prise de pouvoir deux mois plus tard. Jusqu’à présent, un seul cas a été traité par les autorités. Il a mené à la capture d’un officier de police, accusé du meurtre d’un jeune de seize ans, tué par balles sur le chemin de l’église. Les propos de la cinquantaine de personnes interrogées par Jackie et Louis, des habitant.e.s du Nord et de l’Ouest pour la plupart, mettent bien en évidence que la crise qui a suivi ces élections n’est qu’une partie d’une situation dramatique en réalité bien plus vaste et remontant au moins au coup d’État de 2009. Chaque jour, des centaines de Hondurien.ne.s affecté.e.s par les politiques néolibérales décrétées pour satisfaire les intérêts du Canada et d’autres pays, des politiques qui mettent en danger leur vie et leurs moyens de subsistance, se voient obligé.e.s de fuir cette crise. Ils et elles sont prêt.e.s à prendre des risques importants pour émigrer et demander l’asile, convaincu.e.s qu’au Honduras, il n’y a aucun avenir pour eux, pour elles. Les visionnaires, les organisateurs et organisatrices des communautés, les leaders interviewé.e.s font courageusement partie de la résistance, mais se trouvent à devoir choisir entre leurs luttes et leur survie. Leurs corps, leurs territoires sont attaqués. Voici cinq portraits tirés de ces rencontres. Portraits de cinq femmes : portraits de résistance, de détermination farouche et de courage incompréhensible dans un système où il n’y a pas de place pour elles. Albertina López Melgar Planes, Terrena Blanca « Nous, les communautés d’ici, on s’organise pour défendre nos ressources naturelles », dit Albertina López Melgar, membre du Mouvement élargi pour la justice et la dignité (Movimiento Amplio para la Justicia y la Dignidad, MADJ). « Dans cette expérience, on a eu beaucoup de joie et beaucoup de peine. On a vécu de tout. C’est ce qu’on a choisi, de défendre notre territoire pour ne pas que l’eau soit contaminée ». Albertina et d’autres membres de sa communauté du secteur de Pajuiles ont érigé, il y a plus d’un an et demi, le « Campement digne pour l’eau et la vie » afin de lutter contre l’implantation d’un projet hydroélectrique dans la cordillère Nombre de Dios et sur la rivière Mezapa. Plus de vingt personnes de la communauté ont encouru des poursuites criminelles et un plus grand nombre encore ont été réprimées par les forces de l’ordre de l’État hondurien, qui répondait ainsi aux intérêts de la compagnie Hydrocep et de son propriétaire, Jason Hawit. D’autres ont été séquestré.e.s et assassiné.e.s, des actes qui n’ont fait l’objet d’aucune enquête ou condamnation. Albertina elle-même, à six mois de grossesse, a été violemment arrêtée par la police. Elle a été détenue pendant seize heures, jusqu’à ce que ses avocats puissent la faire libérer. Les résistant.e.s ont réussi, avec l’aide du MAJD, à mettre en place des recours légaux pour freiner le projet, mais le promoteur bénéficie du soutien de l’État et fait tout son possible pour le mener à terme. « Dans notre pays, les institutions ne représentent pas le peuple, elles représentent les intérêts économiques des grandes entreprises qui ne nous apportent aucun développement. Elles apportent le développement économique à un petit groupe seulement. Nous, on a juste droit à la destruction ». Même dans ces conditions, Albertina et le reste du Campement digne continuent la lutte. « C’est une très belle expérience grâce aux communautés, à leur unité. De voir comment, quand on sonne l’alarme, quand on appelle à l’aide, les gens viennent… les gens sont là. Attentifs. Alertes. Parce qu’on est conscientisé.e.s et bien décidé.e.s à lutter pour notre territoire ».   Gloria Orellana Agua Blanca Sur « La seule chose qu’il nous reste, c’est de lutter, lutter, lutter. Il faut que ce soit constant. Parce qu’une bataille qu’on ne livre pas est une bataille que l’on perd ». Pour Gloria Orellana, la crise actuelle au Honduras a beaucoup à voir avec le coup d’État de 2009. « Avec ce qui s’est passé en 2009, nous avons compris que nous avons été dépossédé.e.s de notre souveraineté, de ce territoire qui nous appartient. On est venu violenter nos droits, mais nous restons là. Nous luttons pour que nos droits soient respectés ». Gloria s’implique activement dans le mouvement social; elle parle de sa participation à la lutte pour la réforme agraire, la souveraineté routière, l’accès à l’eau, à l’éducation et à un système de santé publique. Toutes ces luttes lui ont valu, ainsi qu’à d’autres militantes, de nombreuses agressions de la part de la police militaire. « Il faut se rappeler que nous nous battons contre un système. Un système patriarcal qui ne profite qu’aux riches ». « Nous continuons à avancer, parce que nous savons que maintenant, avec les élections postcoup d’État, ce gouvernement en place, lui, il ne se préoccupe pas des biens communs ni du peuple. Ce qui nous convient à nous, les citoyen.ne.s, ça ne lui va pas du tout à lui ». Le gouvernement de Juan Orlando Hernandez est revenu au pouvoir fin janvier 2018 à la suite d’un processus électoral marqué par les illégalités, la fraude et la violence d’État. Comme il l’avait déjà fait après le coup d’État de 2009, le Canada a reconnu et appuyé les résultats contestés des élections. Il donne ainsi à ce gouvernement brutal toute la légitimité pour maintenir son pouvoir par des institutions qui provoquent de l’insécurité et des politiques répressives qui transforment les résistants et les résistantes en délinquant.e.s ou en cibles de la violence. « Quand nous revendiquons nos droits, quand nous réclamons ce que le gouvernement nous doit, la seule chose qu’il nous donne, c’est la répression et la mort. C’est ça qu’il nous donne ».   María Carmela Caballeros Azacualpa « J’ai des frères là-bas et je suis pas d’accord qu’on les chasse de là ». María Carmela Caballeros parle rapidement, avec conviction. « Il y a mes beaux-parents, mes beaux-frères, et nous, on ne veut pas qu’ils soient obligés de partir ». La mine à ciel ouvert San Andrés appartient à la compagnie Aura Minerals, dont le siège social se situe à Toronto. L’entreprise a acquis la mine en août 2009, quelques semaines après le coup d’État perpétré par les militaires qui a chassé Mel Zelaya du pouvoir. La compagnie a donc commencé à agrandir l’exploitation en pleine période d’agitation sociale et politique. Aujourd’hui, la seule chose qui fasse obstacle à l’expansion continue de Aura Minerals, expansion qui verrait toute la communauté d’Azacualpa déplacée et relocalisée, est un petit cimetière juché au sommet d’une colline remplie d’or. « Cette colline, nous voulons la défendre, les morts comme les vivants ». Selon le rapport 2016 de la Loi sur les mesures de transparence du secteur extractif (Ley de Medidas de Transparencia del Sector Extractivo, ESTMA), Aura Minerals a versé au gouvernement hondurien une somme de 2,48 millions de dollars US, montant correspondant à la « taxe de sécurité » de 2 %, que les entreprises doivent payer en vertu de la Loi sur les mines adoptée en 2013. La taxe de sécurité sert à financer l’entraînement et l’armement des forces de sécurité honduriennes, qui mènent depuis le coup d’État de 2009 des actes de violence dictés par l’État. Le Canada a joué un rôle important dans l’élaboration de la Loi minière hondurienne qui a imposé cette taxe. Le Canada a aussi fourni un appui diplomatique et politique à la compagnie Aura Minerals pendant des années, comme il l’avait fait pour les anciens propriétaires de la mine. En 2016, Aura Minerals s’est enregistrée aux îles vierges britanniques et n’est donc plus considérée comme une entreprise canadienne. S’installer offshore ou vendre une mine après avoir été impliqué dans de graves violations des droits humains est une tactique communément employée par les minières canadiennes pour échapper aux procédures judiciaires ou aux sanctions économiques qui pourraient être prises contre elles.   Dilma Consuelo Soto Tribu Francisco du peuple Tolupan, Département Yoro « Nous défendons notre territoire parce que les terres ont été accaparées par les propriétaires terriens. Nous défendons la forêt parce que les entreprises continuent d’exploiter la nature ». Consuelo et sa communauté autochtone sont entrées en 2002 dans la lutte pour la protection de leurs terres, leurs arbres et leurs eaux. En 2013, ses camarades Ricardo Soto Funez, María Enriqueta Matute et Armando Funez ont été assassiné.e.s par des mercenaires à la solde d’une minière de la région. En 2015, Luis de Reyes Marcía, le mari de Consuelo, a été assassiné par balles en réponse à son militantisme. Aujourd’hui, Consuelo continue de faire face à de très graves dangers à cause de son opposition ouvertement affichée. « Il y a tellement d’entreprises qui occupent notre territoire. Nous, les Autochtones, nous sommes abandonné.e.s par le gouvernement. Le gouvernement ignore le peuple tolupan, notre peuple ». Dilma Consuelo raconte les maladies qui accablent les enfants, le manque de soins de santé – il y a bien un centre médical, mais il n’est pas toujours ouvert, ce qui met en danger la vie des malades – à cause du peu d’importance que l’État accorde à leur communauté. « Je suis indignée ». « Nous autres, les femmes, avons commencé à nous organiser à cause de toute la destruction que nous voyons. Nous manifestons pacifiquement et nous le faisons par amour pour le peuple ».   Karen García Durugubuti - San Juan Tela « Nous sommes contre l’injustice, et c’est ce que nous vivons aujourd’hui dans notre pays », dit Karen García, coordonnatrice de l’organisation Espoir de la femme garifuna et membre de l’Organisation noire fraternelle hondurienne (Organización Fraternal Negra Hondureña, OFRANEH). Les communautés garifunas [1] de la côte nord du Honduras subissent des violences ancrées dans le racisme systémique. À Durugubuti (connu sous le nom de San Juan Tela), elles ont été expulsées successivement par les entreprises bananières, puis celles d’agrocombustibles comme Palma Africana et, aujourd’hui, par les compagnies de tourisme, pour la plupart canadiennes, qui veulent s’installer sur leurs territoires ancestraux. « Dans la majorité des communautés garifunas, nos camarades sont persécutés. Parfois par les militaires, parfois par des propriétaires terriens, toujours à cause de la problématique liée à nos terres. Notre ennemi, chaque fois, c’est l’État. Parce que c’est lui qui octroie à d’autres les terres des Garifunas, nos terres ». En mars 1937, un massacre à Durugubuti a fait 19 mort.e.s parmi la communauté garifuna. Les maisons ont été pillées et les femmes et les jeunes filles violées. L’attaque était organisée par le parti national. La justice n’a jamais été complètement rendue, et cette violence d’État se perpétue aujourd’hui à travers des politiques économiques, par exemple les Zones d’emploi et de développement économique (ZEDE), mieux connues sous le nom de « cités modèles », qui menacent de déplacer les communautés garifunas. « Ces entreprises viennent de partout et nous portent énormément préjudice à nous, les Garifunas, parce que leurs affaires les amènent à s’installer en bord de mer ». Randy Jorgenson, un Canadien qui a fait fortune grâce à ses magasins de vidéos pornographiques, est l’un des plus féroces promoteurs de la violence quand il s’agit de voler les territoires garifunas pour développer des projets touristiques. Au fil des années, il a usé de chantage, de menaces, d’actions judiciaires arbitraires, tout ça pour vendre la côte nord du Honduras aux retraités canadiens. « Nous devons rester solidaires les unes des autres ».   Traduction par Caroline Hugny  
Notes [1] Peuple des Caraïbes, les Garifunas sont issu.e.s du métissage, dans l’île Saint-Vincent, entre des esclaves africain.e.s en fuite et les Autochtones calliponas; ils furent déportés sur la côte centraméricaine à la fin du XVIIIe siècle. [ndlr]abc

Genres de territoires, valse d’oppressions

Parce que le territoire nous habite autant que nous l’habitons. Nos corps et nos entrailles sont (dé)formés par des moules hétéronormés, nos psychés sont marquées par une éducation raciste, ces territoires sont traversés par les autoroutes du colonialisme. La civilisation qui est la nôtre s’est construite à travers trois piliers : l’exploitation (et la financiarisation [1]) des ressources, la colonisation (et le racisme) ainsi que la domination hétéropatriarcale (et l’hétéronormativité). Ces trois systèmes interdépendants se renforcent les uns les autres. Ils fondent le système social, politique et économique actuel, de concert avec d’autres rapports de pouvoir et dimensions de l’oppression. Parce qu’ils sont liés, il faut les affronter simultanément pour espérer les comprendre et les ébranler. Ils valsent les uns avec les autres, s’entremêlent, s’entrechoquent, se rencontrent, créent des rapports d’oppression qui s’imbriquent les uns les autres et se recoupent à des intersections. C’est de ces points de rencontre que nous partons. Ancré dans une perspective féministe anticoloniale, ce texte explore brièvement les interactions entre le(s) territoires, le(s) sexe(s) et le(s) genre(s) aujourd’hui, sur le territoire nommé Québec, soumis à l’intensification de l’exploitation de la nature et des humains qui y habitent. Territoire(s), entre pillages et ravages, normativité et assimilation Le territoire, qu’il soit un corps ou une terre, est le lieu de tous les combats. On se l’approprie, on le contrôle, on le pille jusqu’à la dernière miette. Et pourtant, bien qu’il soit omniprésent et qu’il nous façonne, il reste mystérieux dans sa définition. Il ne cesse d’être un espace à définir, un espace d’identités, d’inter-influences, de réciprocités, de pluralités, de multiplicités, d’affectivités sans cesse en (re)construction. Parce que nous vivons dans un monde où les arbres sont vus comme des signes de dollar, la nature est devenue ressources et investissements. À travers l’exploitation des ressources naturelles, les éléments qui composent le territoire ont été étiquetés suivant des valeurs abstraites. Les animaux se vendent pour leur fourrure, la forêt se compte en billots, les roches sont cotées en bourse, les rivières sont autant de barrages hydroélectriques potentiels… Le capitalisme, imposant une définition monétaire des territoires et des espèces qui les peuplent, n’a que faire de leur protection, quelles qu’en soient les prétentions du développement durable. La propriété de la terre est peut-être un des pires fléaux : terre clôturée, quadrillée, vendue, « no trespassing », « ça c’est à moi, va-t’en chez vous »… Parce que nous habitons sur des terres non cédées et que la colonisation continue aujourd’hui d’être un pilier de nos sociétés, et ce, depuis plus de 500 ans. La capitalisation s’est mêlée à plusieurs danses, et les terres sur lesquelles nous habitons ont été tantôt envoûtées par sa puissance, tantôt enrôlées de force – tout comme les peuples autochtones, parcourus d’une multitude de petites et grandes résistances. Sur les rivières, des canots puis des bateaux de guerre ont navigué. La menace s’est instaurée partout, soif insatiable de ces êtres voulant avaler jusqu’à la dernière gouttelette, extraire jusqu’à la dernière poussière d’or, jusqu’au bout du monde. Vastes vagues de destruction, de domination, l’œuvre coloniale – commencée ici par les Français et les Anglais – a continué de plus belle avec le Canada (sans parler de leurs autres empires coloniaux), ses gouvernements tout aussi racistes, ses désirs d’assimilation et de contrôle, « d’un océan à l’autre ». Ce rapport au territoire prend source dans des inégalités de pouvoir, une domination de l’Autre, des autres. La valse s’accélère, les colons continuent à envahir l’espace… Parce qu’on se fait mettre, sans cesse, dans des boîtes avec des étiquettes : « genre », « race », « handicap », « sexe », « étranger », entre autres catégories sectaires. Les colons envahissent non seulement l’espace, mais également la définition des genres, des sexes, des « races », des identités. Il n’est pas étonnant que l’appropriation coloniale du continent « américain » soit aussi passée par la répression et l’élimination de différents rapports sociaux, de multiples sexualités et expressions de genre qui existaient chez certains peuples autochtones. En témoignent plusieurs récits de missionnaires et d’explorateurs qui ont été rapportés par des historien.ne.s. Un d’entre eux raconte, dans des termes colons, comment la nation Choctawl respectait les personnes transgenres et certaines pratiques et comportements homosexuels [2]. De pair avec la colonisation, on a assisté à l’imposition d’une norme hétérosexuelle; ainsi, l’attitude des missionnaires, par exemple vis-à-vis des Hopis et de certaines de leurs pratiques sexuelles, considérées bestiales. Cela est allé jusqu’à une justification rhétorique des génocides, qui ciblait ces identités de genre dites déviantes et la présence de pratiques érotiques non hétérosexuelles. Et c’est la « nature » qui sert, une fois de plus, à justifier des normes sociales étriquées, au détriment des territoires, des peuples, des femmes, des personnes racisées, des queers, de toutes celles et ceux qui vivent des oppressions basées sur le genre. Marionnettes du genre : jouer le rôle de la femme, et puis quelle(s) femme(s)? Parce que les oppressions de genre et les oppressions de la nature sont reliées et que la destruction des unes ne va pas sans la destruction des autres. On n’a pas cessé de vouloir enfermer « la » femme dans un bocal hermétique. Et pourtant, les identités sont multiples et reliées à la complexité du monde, non universel. Plusieurs identités « femmes » existent, sont appropriées et appropriables. Qui peut définir son identité sinon chaque personne elle-même? Qui peut m’imposer qui je suis? « La » femme n’existe pas. Néanmoins, nous croyons que des rapports sociaux de pouvoir produisent une catégorie sociale « femmes », à travers une domination qui impose une place, un rôle à jouer. Le genre « femme » est construit socialement et politiquement, au-delà de la diversité des identités et des expériences. Ainsi, on constate que les femmes vivent des impacts différenciés d’un modèle économique basé sur l’extractivisme. Nous savons que ce n’est pas nouveau et nous constatons que ça continue et que ça s’amplifie. Les inégalités structurelles déjà existantes se trouvent accentuées dans une économie extractiviste : renforcement des inégalités socioéconomiques entre les femmes et les hommes; vulnérabilité des femmes à la dépossession des terres et moyens de subsistance; hausse du travail non rémunéré et difficultés de conciliation vie sociale-famille-travail; hausse de la violence envers les femmes (sexuelle, conjugale, familiale et institutionnelle); exposition aux risques environnementaux et sanitaires; impacts sur la santé; masculinisation exacerbée des espaces de pouvoir et féminisation intensifiée de la pauvreté; augmentation de la criminalisation et de la répression de la résistance des femmes, pour n’énumérer que celles-ci. Le système extractif approfondit les divisions genrées (rôles au sein des familles, des couples, des sociétés, des relations sociales) et entretient une binarité qui convient à l’exploitation des ressources. Ce sont des hommes qui sont en majorité les acteurs dominants de l’extractivisme : promoteurs, propriétaires, travailleurs, actionnaires, gestionnaires… Ils définissent les règles et s’approprient le territoire, leur terrain de jeu. Divisions et binarité : encore une question de profit? Nous appelons à la destruction de ce modèle productiviste qui est aussi générateur d’inaptitudes et de handicaps. Générateur d’inaptitudes, notamment à travers les multiples contaminations environnementales et les accidents de travail. Générateur de handicaps, par la configuration des infrastructures propres à l’industrie extractive, qui crée des emplois destinés à des personnes dites valides, toujours en fonction de la norme prescrite, c’est-à-dire des personnes pensées comme des êtres productifs et producteurs. Ces emplois renforcent la conception du handicap et son exclusion (du système productif travaillant). Les possibilités d’exister et les rôles conventionnels proposés et valorisés dans l’hétéropatriarcat occidental s’approfondissent au sein du système extractif. Il s’agit dès lors de détruire non seulement les dominations, oppressions et injustices, mais aussi les rôles que nous avons intégrés. Ces rôles conventionnels nous renvoient à la division du monde qui nous est habituellement enseignée en termes de dualités : homme/femme, hétérosexuel/homosexuel, nature/culture, raison/nature, corps/esprit, rationalité/animalité, raison/émotion, humain/nature, civilisé/primitif, public/privé, soi/l’autre, nous/les autres, classe ouvrière/bourgeoisie, ville/campagne… et la liste continue. Nous apprenons à associer le genre féminin à la nature, à la passivité. La femme à sauver? (D’autant plus si elle est « voilée » pourrions-nous ironiser…). Alors qu’aux hommes on réserve la force, la raison, l’appropriation des richesses. La vision binaire du monde va de pair avec l’essentialisation de la femme. Pourtant, il est possible de penser des alternatives identitaires, en dehors de la catégorie « femme », tout en reconnaissant que ce groupe social est structuré par des rapports de domination et d’oppressions. Ce sont ces rapports qu’il nous faut détruire. Également, nous souhaitons penser l’être humain comme appartenant à la terre, et non en dehors de celle-ci, la contrôlant. Imaginer et faire exister d’autres formes d’identités, peut-être mouvantes, changeantes, d’autres possibilités d’être, d’autres orientations. Entrer dans la danse Mais à cette valse, d’autres éléments se joignent, ils s’invitent, leur pilant sur les pieds, un croc-en-jambe au passage, désorganisant la cadence et refusant de suivre les pas aux 1-2-3… D’une beauté infinie, vastes comme les territoires, multiples comme la biodiversité, nous avons pris l’habitude de les nommer luttes, résistances, solidarités. Invisibilisées, réprimées par les conflits de valeurs, le savoir-vivre normatif et les lois, elles existent pourtant et sont bien vivantes. Elles prennent plusieurs formes, s’adaptent aux différents contextes, créant une diversité s’exprimant dans les rapports sociaux et les façons de vivre des identités multiples. Et les femmes, parmi d’autres personnes marginalisées, occupent souvent la première ligne de ces résistances pour le territoire. Nous, vivantes, habitantes de territoires dévastés, colonisés, sommes traversées par des rapports de pouvoirs et de domination. Nous en sommes parties prenantes. Nous voulons faire tomber les masques. Nous souhaitons confronter les mille visages de la domination.   Dessin par Monâ  
Notes [1] Nous faisons référence ici non seulement à la marchandisation de la nature, mais aussi à l’entrée des ressources dans l’économie spéculative, notamment par la vente en bourse d’actions, dans le but d’accumuler du capital. [2] GAARD, Greta (1997). « Toward a queer ecofeminism », Hypatia, vol. 12, no 1.abc

Les femmes autochtones philippines sur la ligne de front

La façon dont s’entrecroisent la discrimination et la marginalisation historiques des femmes et celle des peuples autochtones est une réalité qui à ce jour demeure enchevêtrée pour la communauté mondiale. Les multiples couches d’oppression dont sont victimes les femmes autochtones n’affectent pas que ces dernières : elles empêchent aussi la société dans son ensemble d’atteindre l’objectif d’un monde véritablement libre. En tant que femmes, les chaînes du sexisme et les préjugés résultant de la culture et des relations de pouvoir patriarcales les accablent; pour les peuples autochtones dont elles font partie, les droits territoriaux et l’autodétermination demeurent les questions les plus pressantes, questions qui ne sont toujours pas résolues. Partout dans le monde, les nombreux cas de violation des droits humains des femmes autochtones, incluant les agressions sexuelles, les viols collectifs, l’esclavage sexuel, les meurtres, les enlèvements, le harcèlement et l’intimidation, s’ajoutent au nombre croissant d’homicides et de déplacements forcés subis par les peuples autochtones. Les femmes autochtones se trouvent ainsi à faire face à un ensemble d’attaques comportant de multiples facettes. Nous avons cependant eu la preuve à maintes reprises que l’oppression donne naissance à des espoirs d’émancipation ainsi qu’à de grandes luttes. Nous avons aussi assisté, historiquement, à la montée des femmes autochtones, qui s’organisent et prennent les devants pour protéger et défendre leurs droits et leurs communautés. Les défis Aux Philippines, le plus haut fonctionnaire du gouvernement est connu pour ses sorties empreintes de misogynie envers les femmes – et les autres voix dissidentes – qui le critiquent. Dans une de ses nombreuses déclarations misogynes, le président Duterte a suggéré aux soldats de l’armée philippine de tirer dans le vagin des femmes rebelles ; selon lui, « sans vagin, elles n’auront aucune utilité » [1]. Il a aussi traité Agnès Callamard, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, de « fille de prostituée » et « d’idiote » après l’avoir entendue critiquer sévèrement les exécutions extrajudiciaires endémiques liées à la « guerre contre la drogue » du gouvernement philippin [2]. La discrimination et le sexisme se traduisent dans des politiques gouvernementales qui, depuis longtemps, s’en prennent à la fois aux femmes, à l’environnement et aux peuples autochtones. La libéralisation de l’économie du pays a ouvert les grandes industries nationales et les services publics (énergie, mines) à la concurrence, priorisant les entreprises privées (locales et multinationales) pour la construction et l’exploitation de mégabarrages, de barrages hydroélectriques, de centrales géothermiques et au charbon ; ces projets prennent principalement place dans des communautés autochtones. L’accaparement en masse de terres sous la forme de plantations de palmiers à huile, de bananiers et d’ananas, de même que le zonage économique et l’écotourisme contribuent à mettre les peuples autochtones dans une position vulnérable. La loi philippine sur l’exploitation minière de 1995 a institutionnalisé encore davantage le pillage extractiviste en autorisant la propriété étrangère (à 100 %) des terres riches en minéraux. Si la situation actuelle laisse déjà à désirer, alors que les investissements étrangers dans les plus grands projets d’extraction et d’énergie se présentent sous la forme d’aides et de prêts nationaux, le pire s’annonce avec le changement constitutionnel vers le fédéralisme actuellement proposé, qui ouvrira la porte à la propriété étrangère des sociétés et des entreprises à la hauteur de 100 %. Par ailleurs, l’intensification de la militarisation dans les communautés autochtones se fait généralement sous le couvert d’opérations anti-insurrectionnelles et antiterroristes. Cette militarisation a eu comme résultats d’innombrables violations des droits humains, et l’impunité qui s’ensuit. Ces attaques seraient liées aux mégaprojets énergétiques et d’extraction des grandes entreprises. Les militant.e.s, les défenseur.e.s des droits humains, les travailleurs et les travailleuses, les paysan.ne.s ainsi que d’autres groupes marginalisés, y compris les peuples autochtones, sont activement pris pour cible par le gouvernement et les forces armées. Les opérations militaires et paramilitaires soutenues par l’État dans les zones montagneuses et forestières ont entraîné des déplacements forcés, des évacuations et des assassinats, principalement de leaders autochtones. Les femmes autochtones, discriminées mais inébranlables, attaquées mais déterminées, ont choisi d’étendre leur unité et d’être aux premières lignes de la lutte des peuples. Beverly Longid Beverly « Sakongan » Longid est une femme igorot de Bontok-Kankanaey, dans la province de Mountain. Elle est actuellement coordonnatrice mondiale du Mouvement international des peuples autochtones pour l’autodétermination et la libération (International Indigenous Peoples Movement for Self-Determination and Liberation, IPMSDL) et coprésidente du Partenariat des organisations de la société civile pour l’efficacité du développement (CSO Partnership for Development Effectiveness, CPDE). En février 2018, Longid a eu une surprise lors de la publication, par le ministère de la Justice, d’une « liste terroriste » renfermant plus de 600 noms : le sien y figure aux côtés de ceux d’au moins 30 autres militant.e.s et organisateur.trice.s communautaires autochtones, de même que de ceux de la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les droits des peuples autochtones, Vicky Corpuz, et de l’ancienne secrétaire du Pacte pour les peuples autochtones d’Asie, Joan Carling. « Je dénonce cette tentative du gouvernement philippin de menacer, de harceler, d'intimider et de faire taire les militant.e.s. Nos luttes pour les droits, la liberté et la justice des peuples autochtones sont justes et légitimes. C’est le gouvernement Duterte qui est coupable de terrorisme pour avoir perpétré des meurtres et des attentats à la bombe, et pour son rôle dans la militarisation des communautés à travers le pays », a déclaré Longid. Longid soupçonne le gouvernement de l’avoir mise en cause en raison de son implication, depuis les années 1980, dans l’organisation de campagnes pour la reconnaissance et le respect des droits des peuples autochtones. Elle a travaillé sans relâche pour les droits des peuples autochtones de la Cordillera, d’abord comme présidente de la Cordillera Peoples Alliance dans les années 1990, puis comme responsable de la solidarité internationale de Katribu (une alliance de peuples d’organisations autochtones aux Philippes) et comme membre des conseils d’administration de deux fondations : Foundation for Philippines Environment et Ibon Foundation, un groupe de réflexion menant des recherches sur des enjeux socioéconomiques. « L’impunité règne dans le pays et ces déclarations et actions témoignent du mépris total des droits humains, du bien-être et des intérêts de la population et de l’État de droit, minant notre droit à nous exprimer librement ainsi que d’autres libertés fondamentales », a-t-elle déclaré. En tant que coordonnatrice mondiale d'IPMSDL, elle a critiqué l’afflux de projets extractifs de sociétés transnationales sur les terres ancestrales des peuples autochtones, la militarisation croissante et la dégradation de l’environnement qu’elle entraîne, ainsi que les violations des droits humains dans les communautés. Elle continue, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, de demander des comptes aux États et aux entreprises, tout en se mobilisant pour la libération des peuples autochtones et leur droit à l’autodétermination. Bai Bibyaon Ligkayan Bigkay « Bai Bibiaon », comme la surnomment plusieurs, est reconnue comme la seule femme cheffe lumad à la tête du mouvement pour l’affirmation des droits des peuples autochtones aux terres ancestrales. Elle a aussi joué un rôle de premier plan dans la lutte des Lumads pour préserver la riche biodiversité et les ressources naturelles du Pantaron, chaîne de montagnes de Davao. « Nous ne sommes pas intéressé.e.s par l’entrée de grandes entreprises minières, ni par tout l’argent qu’elles avaient à offrir », a-t-elle déclaré. Bai signifie « leader des femmes autochtones lumads », et Bai Bibiaon reste fidèle à son titre d’icône historique du leadership féminin dans la défense des peuples autochtones, elle qui s’est dressée devant Alsons Logging Company et d’autres grandes entreprises menaçant de piller les forêts luxuriantes du peuple lumad, les forêts vierges et les sources immaculées de Pantaron. « Ce dont nous avons besoin, c’est de retourner sur notre terre natale. Ce que nous voulons, c’est que les militaires, qui se comportent comme l’armée privée des grandes entreprises, se retirent de nos communautés », a déclaré Bai Bibiaon. En 2016, sa communauté et elle ont fui vers le centre-ville de Davao, craignant la présence militaire. « Nous craignons les bombardements aériens. L’armée a arrêté les civils lumads innocents ». Éduquant les générations futures, elle leur transmet des leçons d’unité contre l’exploitation minière et forestière à grande échelle, la présence de l’armée et ses abus contre le peuple lumad, de même que la flamme de la lutte pour la défense des terres ancestrales. Betty Belen « Ce sont principalement les femmes qui subissent le triple fardeau lorsque de telles entreprises arrivent. Nous subissons des abus, du harcèlement sexuel lors des opérations militaires […] ; nous perdons notre gagne-pain, nous qui n’avons pas reçu d’éducation formelle. Nous perdons nos sources de nourriture. Nous sommes déplacées partout, nous ne savons pas si ça ira jusque dans les cieux… Enfin, nous perdons nos tribus. Nous ne savons même pas qui sont nos cousins ou nos frères et sœurs ». C’est ainsi que Beatrice « Betty » Belen, dirigeante autochtone du peuple uma de Lubuagan, Kalinga, se souvient de la situation de vulnérabilité dans laquelle le projet d’énergie géothermique de la compagnie Chevron les a mises. Avec ses compatriotes kalingas, elles ont construit une barricade dans leur village, tenant bravement tête à Chevron et s’opposant à l’installation d’équipements sans le consentement des peuples. « Quel genre d’avenir avons-nous avec ça? C’est un gros projet qui va venir ici, sur nos territoires. Le projet va soutirer l’eau et nous, où allons-nous prendre notre eau pour boire? Où les rizières trouveront-elles l’eau dont elles ont besoin? Les gens, la terre et l’eau sont interconnectés, de même que les forêts. Où allons-nous trouver de l’ombre? De l’eau? Où trouverons-nous notre nourriture si nos terres sont perdues à cause de votre invasion? » La perte de terres, de forêts et d’eau aggrave la pauvreté des femmes autochtones, tout en augmentant leur charge de travail domestique et leurs responsabilités associées à la subsistance. Ainsi, en tant que dirigeante d’Innabuyog – Gabriela (une alliance d’organisations de femmes autochtones de Cordillera), elle éduque les femmes sur les enjeux interconnectés des droits des femmes et des droits des peuples autochtones et les mobilise afin de renforcer les capacités des communautés à défendre les terres et les ressources. Eufemia Cullamat Dirigeante autochtone lumad de la tribu des Manobos, âgée de 58 ans, présidente de Kasalo-Caraga (regroupement d’organisations des peuples autochtones de Caraga, au nord de Mindanao), Eufemia Cullamat rappelle comment certaines femmes de sa tribu souffrent de la militarisation qui accompagne l’intrusion de sociétés minières, bien qu’on déguise celle-ci en opérations antiterroristes. « Une femme lumad manobo a perdu son bébé souffrant de cardiopathie rhumatismale. Elle s’est plainte de stress excessif, de tension et de peur en raison du détachement militaire construit à quelques mètres de leur domicile », a déclaré Cullamat. « Toutes les nuits, des soldats en tenue de combat errent dans leur quartier, épiant par les fenêtres. Dans la matinée, elle s’inquiète pour son mari agriculteur qui pourrait être arrêté arbitrairement et torturé, suspecté d’être un rebelle, tout comme les autres membres de sa communauté », a-t-elle ajouté. Le bébé est décédé un soir d’état d’alerte accru. Dans cette noirceur, Callumbat se souvient comment elle et d’autres dirigeants lumads de différents villages se sont unis dans les années 1990 pour former Mapasu, ou Malahutayong Pakigbigsog alang sa Sumusunod (qui signifie « la lutte persistante pour la prochaine génération »). Unies pour lutter pour leurs terres et leurs droits, une trentaine de communautés lumads de la province ont décidé de créer des écoles communautaires destinées non seulement à offrir une instruction de base, mais également à éduquer les gens à propos des droits humains et de leurs droits en tant qu’autochtones. On y enseigne aussi l’agriculture durable. Récemment, en juin 2018, plus de 300 familles lumads manobos de sa tribu ont été évacuées en raison de la militarisation, de peur que le massacre public de leurs administrateurs scolaires et de leurs dirigeants locaux de 2015 ne se reproduise. « Parfois, la peur s’immisce. Mais je sais que si je me retire de notre combat, rien ne pourra advenir. Nous devons nous battre pour nous-mêmes et pour nos enfants ».   Traduction par Roselyne Gagnon   Photo : Carlo Manalansan  
Notes [1] Rauhala, Emily (2018). « Duterte makes lewd threat to female rebels in Phillipines », Washington Post, 12 février, en ligne : https://www.washingtonpost.com/world/asia_pacific/duterte-tells-philippine-soldiers-to-shoot-female-rebels-in-their-vaginas/2018/02/12/fd42c6ae-0fb0-11e8-827c-5150c6f3dc79_story.html?utm_term=.facb6c0cfc83 [2] Baldwin, Clare et R.C Marshall, Andrew (2017). « All the predisent’s women : Duterte’s fiercest critics and surly political heir », Reuters, 14 septembre, en ligne : https://www.reuters.com/article/us-philippines-duterte-women/all-the-presidents-women-dutertes-fiercest-critics-and-a-surly-political-heir-idUSKCN1BP0RVabc

Femmes autochtones leaders de la défense des droits humains face aux mégaprojets en Amérique latine

Le 3 mars 2016, la nouvelle de l’assassinat de Berta Cáceres a provoqué la consternation au Honduras et dans plusieurs autres pays, bien au-delà des frontières de l’Amérique latine. Berta Cáceres, leader autochtone lenca et défenseure des droits humains, était cofondatrice et coordonnatrice générale du Conseil civique d’organisations populaires et autochtone du Honduras (Consejo Cívico de Organizaciones Populares e Indígenas de Honduras, COPINH). Cet événement tragique a contribué à accroître la visibilité du travail important de Berta Cáceres pour la défense des droits humains, ainsi qu’à exposer la situation de précarité et les violences auxquelles elle a dû faire face. Ces dernières années, la dégradation de la situation des défenseur.e.s des droits humains (DDH) sur le continent américain a eu des répercussions significatives pour celles et ceux qui se dressent pour contrer les abus associés aux mégaprojets. Un grand nombre de ces personnes sont des femmes, et elles sont souvent autochtones, afrodescendantes ou paysannes. La gravité de la situation que doivent affronter ces défenseur.e.s exige une amélioration du soutien, de la collaboration et de la protection qui leur sont offerts. Pour ce faire, il est cependant indispensable de mieux comprendre leur expérience de leadership dans la défense des droits humains face aux mégaprojets. Le présent article, qui comporte trois parties, se veut une contribution dans ce sens. La première partie présente le contexte général dans lequel travaillent les DDH en Amérique latine et les violences auxquelles ils et elles font face. La seconde expose le contexte de relations de pouvoir asymétriques et défavorables dans lequel s’inscrivent l’expérience de leadership et les luttes menées des défenseures autochtones. Enfin, la troisième énonce quelques idées en guise de conclusion. Avant de poursuivre, il est important de préciser que les défenseur.e.s des droits humains (DDH) sont des personnes qui, individuellement ou collectivement, œuvrent à dénoncer les violations des droits humains et à organiser des actions visant à arrêter ces violations de même qu’à promouvoir la pleine jouissance de ces droits. Les DDH sont défini.e.s par ce qu’ils et elles font, et non par un statut particulier (par exemple, s’ils et elles reçoivent une rémunération ou font partie d’un organisme). Leurs actions s’inscrivent dans l’exercice du « droit à défendre les droits humains », droit reconnu dans l’article 1 de la Déclaration sur les défenseurs des droits humains, adoptée il y a 20 ans par l’Organisation des Nations unies (ONU) [1]. S’agissant d’un droit en tant que tel, il existe à cet égard des obligations spécifiques pour les États et des responsabilités pour les acteurs non étatiques, incluant les entreprises. Contexte général : une situation urgente D’après des données publiées par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, trois assassinats de DDH sur quatre comptabilisés en 2016 ont eu lieu dans les Amériques [2]. En 2017, on a dénombré 312 assassinats de DDH dans le monde, dont 67 % ont été commis dans le contexte de mégaprojets; plusieurs des personnes assassinées étaient des autochtones et/ou des femmes [3]. L’année précédente, sur les 200 assassinats de personnes défenseures du territoire et des ressources naturelles, 60 % ont eu lieu en Amérique latine; 40 % des meurtres ont été perpétrés contre des autochtones et 10 % contre des femmes [4]. Au cours des années antérieures, les chiffres étaient légèrement moins élevés, mais tout aussi alarmants. Malheureusement, les assassinats ne sont qu’une des nombreuses formes d'attaques contre les DDH. Ils et elles subissent également des menaces, des violences sexuelles, de la criminalisation, de la diffamation, la destruction de leurs cultures agricoles, etc. Entre 2015 et 2017, on a dénombré plus de mille cas d’attaques envers des femmes et des hommes qui défendaient les droits humains contre des abus commis par des entreprises : 66 % ont eu lieu en Amérique latine et 58 % étaient dirigés contre des autochtones; 39 % de ces agressions ont eu lieu dans le contexte de projets liés au secteur minier; 19 % étaient associées au secteur des énergies renouvelables et 18 % à celui de l’agro-industrie. Les types d'attaques les plus fréquents ont été les assassinats (28 %), la criminalisation (28 %) et les menaces de mort (25 %) [5]. Lorsque la personne défenseure est une femme autochtone, on observe que les agressions sont accentuées. Berta Cáceres, par exemple, a été continuellement intimidée; elle a été criminalisée, menacée de mort et de viol. Au cours des semaines précédant son assassinat, elle a déposé 33 plaintes au Bureau du procureur du Honduras (Ministerio Público de Honduras) pour les menaces les plus récentes qu’elle avait reçues, mais aucune n’a fait l’objet d’une enquête. L’expérience spécifique des femmes défenseures face aux mégaprojets Dans ce panorama alarmant, l’expérience des femmes qui exercent un leadership dans la défense des droits humains face aux abus causés par les mégaprojets est aussi définie par qui elles sont et par ce qu’elles font, ainsi que par les dynamiques qui caractérisent le contexte dans lequel elles mènent leurs actions. Ce sont des femmes autochtones, des leaders et des défenseures de communautés marginalisées qui, dans leurs actions, affrontent de puissants adversaires et font face à une violence extrême. Ces défenseures autochtones ont pourtant remporté des victoires personnelles et collectives très importantes, mais souvent à un prix élevé pour elles-mêmes, leurs familles et leurs organisations. C’est l’ensemble de ce contexte qu’il faut comprendre afin de leur offrir une protection, une collaboration et un appui qui soient adéquats et efficaces. Voici quelques éléments à considérer pour mieux comprendre la situation : Il y a en Amérique latine 670 peuples autochtones reconnus. Plus de 500 ans de discrimination et de pillage de leurs ressources ont fait d’eux le secteur le plus marginalisé de la société. De plus, la survie physique et culturelle des communautés autochtones est gravement compromise par l’arrivée des mégaprojets sur leurs territoires. Les actions des femmes leaders autochtones pour la défense des droits humains sont donc cruciales, non seulement pour freiner les abus d’aujourd’hui, mais également pour éviter leurs conséquences sur les générations futures. Ces femmes ont conscience « d’être les défenseures d’aujourd’hui et les ancêtres des générations à venir » [6]. La croissance économique de plusieurs pays d’Amérique latine est assujettie aux mégaprojets. Il n’existe pas de seuil particulier pour définir un mégaprojet; la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) considère, d’une part, son ampleur ou sa dimension et, d’autre part, l’impact humain et social du projet, en tenant compte de la situation particulière des populations autochtones ou tribales affectées [7]. Ces projets peuvent inclure des mines, des infrastructures, des parcs éoliens, des barrages hydroélectriques, etc. En dénonçant les abus causés par les mégaprojets, les femmes autochtones défenseures des droits humains affrontent donc les acteurs les plus puissants au monde : les États-Unis, les entreprises, le crime organisé, les leaders machistes, pour ne nommer que ceux-là. La défense des droits humains par des leaders autochtones s’exerce dans un contexte d’une violence extrême qui peut prendre de multiples formes, qui parfois s’entrecroisent et s’additionnent les unes aux autres. Elles incluent, entre autres, la violence contextuelle générale (homicides, féminicides, militarisation, etc.), les inégalités, la corruption, l’impunité, les représailles et la répression des défenseur.e.s des droits humains qui va en augmentant en Amérique latine. Les obstacles, les discriminations et les violences que doivent affronter les femmes à la tête des luttes pour défendre les droits humains sont nombreux et affectent plusieurs aspects de leur vie. Malgré la visibilité croissante des femmes, il est courant que les États et les entreprises cherchent encore à négocier avec des leaders masculins. Ainsi, l’exclusion des femmes autochtones des instances décisionnelles continue de prévaloir. Bien que les rôles joués par les femmes leaders soient fondamentaux dans l’organisation des luttes de leurs communautés contre les abus des mégaprojets, il arrive souvent qu’elles ne soient pas reconnues, soutenues ou valorisées. Elles sont aussi fréquemment critiquées et dénigrées, parce qu’elles ne respectent pas les rôles traditionnels assignés aux femmes et parce qu’elles sont autochtones. Malgré ces contextes défavorables et ces relations de pouvoir inégales et désavantageuses, les défenseures remportent de nombreuses victoires en matière de droits humains. Berta Cáceres, par exemple, a été reconnue comme « la militante qui a forcé la main à la Banque mondiale et à la Chine » [8], après que ces acteurs économiques se soient retirés du projet hydroélectrique Agua Zarca sur le territoire lenca, reconnaissant le caractère conflictuel de celui-ci [9]. Les victoires obtenues par Berta Cáceres et d’autres femmes leaders dans des cas similaires incluent également : la création d’organisations militantes, leur impact sur les décisions des entreprises et les politiques de l’État, de même que la transformation positive de la réalité de leurs communautés. Il faut reconnaitre les succès de ces défenseures des droits pour comprendre leur expérience dans son intégralité et tirer des leçons de leurs réussites afin de pouvoir les multiplier. Des idées en guise de conclusion Comme l’a dit Berta Cáceres en de nombreuses occasions, la lutte des femmes autochtones qui sont à la tête de la défense des droits humains face aux abus des mégaprojets en est une « contre le système raciste, capitaliste et patriarcal » [10]. Il est fondamental – particulièrement pour celles et ceux qui se sentent appelé.e.s à agir en tant qu’allié.e.s de ces défenseures – de prendre en compte la complexité de cette lutte, et de considérer tant leurs expériences de succès que leurs expériences de violence et de discrimination. Cette compréhension est essentielle pour aborder la situation de ces femmes d’une manière plus efficace et ainsi pouvoir contribuer à l’améliorer. Les agressions contre les leaders autochtones en réponse à leurs actions pour la défense des droits humains sont des manifestations de relations et d’engrenages de pouvoir, ainsi que de collusion entre les pouvoirs étatiques et non étatiques, légaux et illégaux. Mieux comprendre l’expérience des femmes défenseures des droits humains, en tant que victimes de violences mais aussi en tant que leaders dans un contexte où elles font face aux acteurs les plus puissants du monde, est impératif.   Traduction par Emma Saffar  
Notes [1] Declaración sobre las Defensoras y los Defensores de los Derechos Humanos, ONU. [Entrée en vigueur : 9 décembre 1998], en ligne : https://www.ohchr.org/sp/issues/srhrdefenders/pages/declaration.aspx [2] Oficina de la ONU para los Derechos Humanos y Comisión Interamericana de Derechos Humanos (2017). La Oficina de la ONU para los Derechos Humanos y Comisión Interamericana de Derechos Humanos lanzan un plan de acciones conjuntas para contribuir a la protección de las personas defensoras de derechos humanos en las Américas, 26 octobre 2017, en ligne : http://www.ohchr.org/SP/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=22301&LangID=S [3] Front Line Defenders (2017). Annual Report on Human Rights Defenders At Risk in 2017, en ligne : https://www.frontlinedefenders.org/en/resource-publication/annual-report-human-rights-defenders-risk-2017 [4] Global Witness (2017). Defenders of the Earth : Global killings of land and environmental defenders in 2016, 13 juillet 2017, en ligne : https://www.globalwitness.org/en/campaigns/environmental-activists/defenders-earth/ [5] Business & Human Rights Resource Center (2018). Attacks on defenders in the area of business and human rights : 2016 vs. 2017, février 2018, en ligne : https://www.business-humanrights.org/en/key-findings-from-the-database-of-attacks-on-human-rights-defenders-feb-2017 [6] Notes de terrain. [7] Commission interaméricaine des droits humains (2015). Pueblos indígenas, comunidades afrodescendientes y recursos naturales: protección de derechos humanos en el contexto de actividades de extracción, explotación y desarrollo, 31 décembre, en ligne : http://www.oas.org/es/cidh/informes/pdfs/IndustriasExtractivas2016.pdf [8] BBC Mundo (2016). « Honduras: matan a Berta Cáceres, la activista que le torció la mano al Banco Mundial y a China », 3 mars, en ligne : http://www.bbc.com/mundo/noticias/2015/04/150423_honduras_berta_caceres_am#orb-banner [9] Sinohydro Group (2013). Response to report by Rights Action about alleged violence & intimidation against Lenca indigenous communities related to the constructions of Agua Zarca dam, Honduras, 25 novembre, en ligne : https://www.business-humanrights.org/it/node/77673 [10] Berta Caceres acceptance speech (2015) Goldman Prize ceremony, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=AR1kwx8b0msabc

Discours trompeurs de l’industrie minière à l’égard des femmes : un exemple argentin

Dans la province argentine de Catamarca, située dans le Nord-Ouest andin, l’arrivée du plus imposant projet minier du pays, baptisé « Bajo la Alumbrera », a créé un profond conflit socioenvironnemental qui perdure depuis la fin des années 1990. Ce conflit oppose l’Assemblée de l’Algarrobo, un regroupement de citoyens et de citoyennes de la petite ville d’Andalgalá, à un consortium minier canado-suisse qui a l’appui des différents paliers du gouvernement argentin. Les propos et les témoignages rapportés dans cet article ont été recueillis lors d’un séjour de recherche dans la province de Catamarca en Argentine en 2013 [1] [2]. Il en ressort que les retombées du mégaprojet sont faibles et mal distribuées; les inégalités socioéconomiques et de genre se sont même accrues à plusieurs plans. Fait marquant, alors les voix des femmes sont celles qui s’élèvent le plus fortement contre le projet, l’industrie minière utilise différentes tactiques afin de se présenter comme l’alliée des femmes. Le conflit autour de la plus grande mine à ciel ouvert d’Argentine Le mouvement d’opposition au projet minier qui s’est développé à Andalgalá s’inscrit dans un contexte de luttes socioenvironnementales d’envergure en Argentine, et plus globalement en Amérique latine. Les revendications mises de l’avant ont beaucoup évolué depuis les années 1990, des préoccupations avant tout économiques ayant progressivement laissé place aux enjeux environnementaux et à un rejet du modèle extractiviste porté par l’industrie minière actuelle. Les militant.e.s contre l’activité minière accusent le projet d’être à la source de fortes divisions sociales qui caractérisent depuis deux décennies la vie à Andalgalá. Ils et elles soutiennent que l’arrivée du projet minier a coïncidé avec l’émergence de nombreux problèmes, dont l’augmentation de la violence, de la consommation de drogues, de la prostitution et de l’insécurité : « Jusqu’à ce que Minera Alumbrera s’installe ici, nous ne connaissions pas le problème de la drogue. Je fais face à trois poursuites judiciaires pour avoir dit publiquement ce que je suis en train de dire […]. Nous étions un peuple qui vivait dans un paradis sans aucun problème social. Quand le projet est arrivé, on a commencé à avoir des problèmes avec la drogue, la traite des femmes, la prostitution infantile et tout ce fléau social qui en est le produit » [3]. Ces paroles d’un militant de l’Assemblée de l’Algarrobo expriment la colère et l’amertume ressenties face aux changements qui affectent la population locale. De nombreux.ses militant.e.s soutiennent que tant que l’industrie minière demeurera sur leur territoire, la paix sociale restera impossible à Andalgalá. Le rôle majeur des femmes dans le mouvement d’opposition à la mine Les femmes et enfants ont été les premières victimes des mesures néolibérales imposées à l’Argentine à travers, notamment, les programmes d’ajustements structurels (PAS). Déjà vulnérabilisées par la domination masculine, les femmes sont considérées comme de la main-d’œuvre malléable et bon marché par les promoteurs de la libéralisation économique et de l’industrialisation. Il n’est donc pas surprenant qu’elles aient été les premières à se mobiliser pour s’opposer au modèle de développement néolibéral et à l’extractivisme. Elles jouent d’ailleurs un rôle déterminant au sein des mouvements socioenvironnementaux latino-américains, ce qui leur offre une possibilité de sortir de leur marginalisation [4] Le cas de l’Assemblée de l’Algarrobo illustre bien cette dynamique. Non seulement les femmes y sont nombreuses, mais elles y exercent en outre un leadership singulier. À l’intérieur du mouvement social, les femmes sont considérées comme particulièrement courageuses et plus aptes à défendre ce qui leur tient à cœur. Les militantes parlent de leur rôle dans le mouvement social en le comparant à celui d’une mère au sein de la famille, c’est-à-dire en l’associant à la défense de la vie. Une militante de l’Assemblée exprime bien cette vision : « Défendre la terre, défendre la biodiversité, ça concerne évidemment la mère, la femme avec sa possibilité de donner la vie. Ce parallèle entre femmes et Terre-Mère se fait beaucoup. Alors, je crois qu’en ce sens, il y a un empowerment des femmes à travers la participation politique et la reconceptualisation de son rôle social ». Ce sont les femmes qui se mettent le plus en danger au cours des blocages routiers ainsi que des affrontements avec la police et l’armée. Cette participation leur a valu d’être les plus touchées par la judiciarisation de l’activité politique des opposant.e.s à la mine. De la trentaine de militant.e.s de l’Assemblée de l’Algarrobo actuellement aux prises avec des poursuites judiciaires, les deux tiers sont des femmes. En réponse à la judiciarisation observée dans la foulée de manifestations et d’affrontements survenus en février 2010, un groupe de militantes a décidé de fonder les Femmes du silence (las Mujeres del Silencio). Pendant environ deux ans, entre 2010 et 2012, elles ont défilé chaque mercredi avant-midi dans les rues d’Andalgalá, foulard et ruban adhésif sur la bouche afin de dénoncer la criminalisation de la lutte et le bâillon que leur impose le gouvernement en les empêchant de manifester contre l’industrie minière. Les femmes impliquées dans l’Assemblée de l’Algarrobo et dans le groupe las Mujeres del Silencio considèrent que la lutte contre les mégaprojets miniers correspond à leur rôle de protectrices du bien commun. Avec tout le courage qui les caractérise, elles prennent la responsabilité de s’opposer au modèle extractif, qu’elles considèrent dommageable pour leur territoire. Leur action se veut un moyen d’approfondir la lutte en remettant en question le pouvoir des entreprises minières, de même que la complicité des politiciens et des forces de l’ordre avec ces dernières. Les discours de l’industrie minière sur les femmes Avant l’arrivée de mégaprojets d’extraction, il existait une longue histoire d’activité minière souterraine dans la province de Catamarca. Selon la tradition, les femmes n’avaient pas le droit de pénétrer sur les sites miniers. Selon une croyance locale, leur présence pouvait rendre la Terre-Mère jalouse et engendrer des accidents dans la mine. Ce temps est révolu et les femmes jouent aujourd’hui un rôle de plus en plus important dans l’industrie minière en Argentine, ce qui se traduit notamment par la tenue d’événements comme le Forum international sur les femmes travaillant dans l’industrie minière qui en était à sa troisième édition en septembre 2013 dans la ville de Catamarca. Dans l’allocution qu’elle a prononcée lors de l’événement, la secrétaire corporative de l’Association ouvrière minière argentine (Asociación Obrera Minera Argentina, AOMA), Maria Elena Isasmendi, a affirmé que les traits de caractère et le tempérament des femmes représentent une plus-value pour l’industrie minière : « L’entreprise inclut la femme pour respecter le principe d’égalité des chances. Mais finalement, on se rend compte que dans la mine, la travailleuse minière est plus dédiée, plus délicate et plus responsable dans ses tâches. Et la machinerie utilisée par les femmes coûte moins cher en entretien car elles en prennent davantage soin ». Quant au consortium Minera Alumbrera, il utilise abondamment l’image des travailleuses minières dans son matériel de communication et dans ses rapports de « responsabilité sociale de l’entreprise » afin de faire valoir les opportunités économiques créées pour les femmes et le caractère émancipateur de l’industrie minière pour celles-ci. Cette tentative d’intégrer les femmes dans l’industrie minière va encore plus loin que le recrutement de travailleuses : on tente de faire des femmes les promotrices de cette activité. Ainsi, lors de l’acte inaugural du 3e Forum international sur les femmes travaillant dans l’industrie minière, l’allocution du ministre de la Production et du Développement de la province de Catamarca, Angel Mercado, reprenait les arguments véhiculés par les femmes du mouvement d’opposition à la mine en les intégrant dans un surprenant contre-discours : « Je vais profiter de cet événement pour remercier toutes les femmes auxquelles on doit aujourd’hui de pouvoir encore parler d’industrie minière à Catamarca […]. Je veux que nous remerciions toutes ces femmes qui savaient que s’il y avait un avenir pour leurs enfants, un avenir meilleur, un avenir auquel ils puissent rêver, c’était à travers l’industrie minière. Elles sont sorties dans les rues, elles ont lutté […], elles ont permis d’éviter que s’arrête la plus grande exploitation minière en Argentine. Il s’agissait de nos femmes qui se battaient pour le futur de leurs enfants ». Les femmes sont ainsi présentées par l’industrie minière comme des atouts à plusieurs égards : en plus d’être des salariées dévouées et émancipées, elles seraient les défenseures des projets miniers. Sans oublier qu’elles permettent au passage de réduire les frais d’entretien de la machinerie! Face au leadership et à la grande capacité d’organisation des femmes au sein du mouvement socioenvironnemental contre l’extractivisme, l’industrie minière articule un contre-discours en récupérant à son compte l’imagerie et l’imaginaire de femmes fortes et émancipées. La réalité du travail des femmes au sein de l’industrie minière Les témoignages recueillis auprès de travailleuses du projet minier contredisent cependant le portrait dressé par l’industrie. Sur le plan économique, l’installation du mégaprojet minier a créé très peu d’emplois pour les femmes. Comme en témoignent les chiffres présentés dans le tableau ci-dessous, seulement 8 % des postes au sein du projet « Bajo la Alumbrera » sont occupés par des femmes. De plus, selon une travailleuse minière que nous avons interrogée dans le cadre de notre recherche, aucune femme n’occupe un poste de direction : « Je n’ai jamais vu une femme directrice. Elles atteignent des postes moyens. Je ne sais pas si c’est à cause du machisme ou… je ne sais pas… peut-être à cause de nos conditions… nous nous marions, nous sommes mères, nous avons des enfants qui tombent malades ou nous devons aller à l’école. Peut-être que c’est ça qui nous limite ». L’horaire de travail en alternance – sept à dix jours à la mine suivis de sept jours au domicile – constitue un casse-tête pour les femmes, qui sont considérées comme les responsables du bon fonctionnement de leur maison et de leur famille. Cette situation entraîne un stress important. Lorsqu’on lui demande ce que cela représente pour une femme de travailler à la mine, cette travailleuse répond ainsi : « Un défi impressionnant. Parce que d’un côté tu es une professionnelle, mais de l’autre côté tu es une mère et une épouse. Et il faut essayer de concilier ces deux parties. Parce que nous les femmes, nous nous sentons coupables de devoir aller à la mine plusieurs jours. Nous y allons parce que c’est pour le travail, mais toujours en pensant aux enfants, à la maison, en se demandant s’ils se sont bien couchés, si mon mari est allé à leur pièce de théâtre à l’école […] ». Nous observons donc que les discours véhiculés par l’industrie minière divergent des témoignages recueillis auprès des femmes qui travaillent au sein des projets miniers. Ces dernières, en plus d’être écartées des principaux bénéfices économiques générés par l’activité minière, ressentent une pression sociale et un sentiment de culpabilité lorsqu’elles laissent leurs enfants derrière elles une semaine sur deux. On est plutôt loin de l’émancipation des femmes évoquée dans les discours et le visuel mis de l’avant par l’industrie minière. Conclusion : des inégalités de genre renforcées par le projet minier En regardant de plus près la situation des femmes travaillant dans l’industrie minière et celle des militantes impliquées dans l’Assemblée opposée au mégaprojet, de même la situation qui prévaut au sein de la population locale dans son ensemble, nous observons que les effets induits par l’industrie minière sont vécus différemment par les hommes et par les femmes et que les retombées économiques et sociales sont inégalement distribuées. Si les inégalités engendrées par une mauvaise répartition des ressources se manifestent à différentes échelles, nous remarquons néanmoins que les femmes sont celles qui généralement subissent davantage les conséquences négatives de ces projets extractifs. Or, les différents paliers de gouvernement semblent avoir tout misé sur l’industrie minière tandis que les autres secteurs économiques ont perdu des appuis, ce qui laisse présager une accentuation des inégalités socioéconomiques et de genre dans les années à venir. D’autant plus qu’Andalgalá doit maintenant faire face à un nouveau mégaprojet minier, nommé « Agua Rica », qui menace de démarrer à quelques kilomètres du cœur du village…   Illustration par Florence Vincent  
Notes [1] Lamalice, Annie (2014). Extractivisme et développement inégal, le cas de l’industrie minière dans la province de Catamarca en Argentine. Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal. [2] Lamalice, Annie et Klein, Juan Luis (2016). Efectos socioterritoriales de la mega minería y reacción social : el caso de Minera Alumbrera en la provincia de Catamarca, Argentina. Revista de geografía Norte Grande, (65), 155-177. [3] Tous les extraits d’entrevue ont été traduits librement de l'espagnol. [4] Canovas, Julie (2008). Nouveaux mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique latine. Des alternatives à un système globalisé? Paris, L’Harmattan.abc

Participation des femmes à la gouvernance territoriale : l’expérience d’une leader péruvienne Yánesha Ashaninka

Nous souhaitons, dans cet article, partager quelques réflexions sur l’importance du territoire en tant que lieu où prennent place des activités, mais aussi où se tissent des relations et où des cultures se développent. Nous voulons aussi souligner l’importance de considérer la participation de chacun.e des membres de la collectivité dans l’usage et la gestion des ressources, c’est-à-dire dans la gouvernance territoriale. Ces dernières années, dans certaines communautés andines et amazoniennes du Pérou, la participation des femmes à la prise de décision dans leur communauté a acquis une importance significative face aux conflits liés aux activités extractives. L’expérience de Ketty Marcelo López, présidente de l’Organisation nationale des femmes autochtones andines et amazoniennes du Pérou (Organización nacional de mujeres indígenas andinas y amazónicas del Perú, ONAMIAP) [1], que nous avons interviewée, illustre bien cette dynamique et les enjeux qu’elle soulève. Les communautés autochtones et la transformation de la vie dans les campagnes péruviennes Chez le peuple quechua andin, lorsqu’existent le respect, l’équilibre et la réciprocité entre les humains, les plantes et les animaux (sauvages et domestiques), de même qu’entre les esprits protecteurs des forêts et des montagnes (Ayllus) et la Terre-Mère (Pachamama), on dit qu’il y a Sumac Causay. Du Sumac Causay, à la fois vision du monde et philosophie face à la vie et à la nature, découlent les bases du Buen Vivir [le « Vivre bien », NdT] [2]. Au cours des dernières décennies, ces relations de solidarité entre les habitant.e.s des communautés andines et celles qu’ils et elles entretiennent avec la flore et la faune se sont transformées; cette transformation est étroitement liée à l’ouverture des économies nationales, qui a mis ces dernières à la disposition du libre marché. Près de 40 ans se sont écoulés depuis qu’a été introduite l’idée que l’agriculture des pays du Sud, qu’elle soit traditionnelle, intensive ou semi-intensive, devait être modernisée et rendue plus efficace de façon à ce que les producteurs puissent atteindre un meilleur niveau de vie. Cette volonté d’intégrer l’agriculture traditionnelle, familiale ou de subsistance à l’économie de marché a mené au développement d’un marché foncier vorace. La délivrance de titres de propriété sur des terres individuelles (parcellisation) est au cœur des mécanismes ayant facilité ce processus, y compris sur des territoires dotés d’une structure et d’une organisation communales (ex. : le cas du Pérou et de ses communautés autochtones et paysannes). Il faut préciser que la délivrance de titres fonciers était un préambule à l’ouverture des marchés nationaux à la concurrence mondiale par le biais d’accords commerciaux bilatéraux ou plurinationaux. C’est ainsi qu’est né le vorace marché des terres agricoles, où les principaux intéressés et concurrents cherchant à acquérir les terres sont des entreprises des secteurs primaire et secondaire. Parmi celles-ci figurent celles du secteur alimentaire, avec d’immenses oligopoles, ainsi que l’industrie minière et celle des hydrocarbures (principalement le pétrole et le gaz naturel). Il n’est donc pas surprenant que, parallèlement à cet essor des projets extractifs, on observe un nombre grandissant de conflits avec les communautés où les entreprises cherchent à mener ces activités [3]. L’agriculture familiale continue d’être cruciale pour l’alimentation au Pérou; près de 70 % des produits agricoles sont issus de la petite agriculture, et les femmes forment un peu plus de la moitié de ce secteur [4]. Il est clair que la conformation sociale des communautés autochtones ainsi que leurs territoires se trouvent dans un processus de transformation, peut-être irréversible. Un grand nombre d’hommes vivent à l’extérieur de leur collectivité d’origine, ayant quitté pour aller travailler dans les villes. On assiste ainsi au Pérou, à l’instar de ce qui est observé dans d’autres pays d’Amérique latine, à une féminisation de la ruralité, qui contribue à l’expansion de la participation des femmes dans des domaines où cela était auparavant impensable; ainsi, il y a de plus en plus de cheffes communales. Pour détailler et illustrer ce qui a été mentionné dans les paragraphes précédents, nous aurons recours à des extraits de l’interview que nous avons réalisée avec la présidente de l’ONAMIAP, Ketty Marcelo López. La vision d’une leader Yánesha Ashanika du Pérou Ketty Marcelo López est une leader du peuple Yánesha Ashaninka dans la région de Junín, et la dirigeante de la communauté de Pucharini. En tant que membre du conseil d’administration de la Centrale des communautés natives de la jungle centrale (Central de Comunidades Nativas de la Selva Central, CECONSEC), elle a fait face à la compagnie minière qui contamine les fleuves Chanchamayo et Perené, et elle a contribué au Conseil régional des femmes de la jungle centrale. Elle est actuellement présidente d’ONAMIAP, dont elle est une des fondatrices. Elle participe activement à la défense des droits territoriaux dans le cadre du Pacte de l’union des organisations autochtones du Pérou (Pacto de Unión de organizaciones indígenas del Perú). Elle a aussi participé à des conférences des Nations unies (COP 20, 21, 22 et 23) ainsi qu’à l’Instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones. Au sujet des rôles des femmes et leur transformation, Ketty Marcelo López confie : « Avant le colonialisme, nous vivions dans une complémentarité entre homme et femme. L’homme allait à la chasse, à la pêche, à la chacra [lopin de terre, NdT] et la sœur restait pour s’occuper des enfants, préparer le masato [5]. Nous avons cependant réalisé qu’il y avait beaucoup de machisme dans les communautés. Nous, les femmes, en sommes venues à comprendre que les rôles peuvent être partagés. Le mari devrait aussi aider aux tâches domestiques, tout comme nous pouvons planter le yucca, récolter les bananes, accompagner notre mari à la pêche. Nous avons commencé à comprendre et à apprendre, pour nous former nous aussi ». En regard des changements dans les communautés et de la participation des femmes à la prise de décision concernant le territoire, Ketty remarque : « Petit à petit, dans certaines régions, nous voyons un changement. On fait peu à peu une place à la participation des femmes, mais il est nécessaire d’effectuer un travail préalable de sensibilisation dans la communauté. Il est important qu’ils [les hommes] reconnaissent les contributions des femmes par rapport au territoire. Souvent, ce sont les femmes qui connaissent les limites [des terres], ce sont les femmes qui savent où trouver des remèdes, où trouver les graines pour l’artisanat… mais dans certains endroits, il y a encore de la résistance. Les femmes sont plus attachées au territoire que les hommes. Les hommes ont souvent dû émigrer pour l’économie, pour le travail en ville. Celles qui ont alors la charge du travail à la ferme, en plus du travail domestique, ce sont les femmes. C’est alors encore plus douloureux pour elles quand les maris ou les fils reviennent et veulent vendre ou morceler la terre; c’est nous, les femmes, qui l’avons défendue parce que [la femme] a le sentiment que [la terre] fait partie de sa vie. C’est une question de protection et de soin, sinon quoi d’autre est-ce que je vais laisser à mes enfants? C’est la relation d’harmonie, de nécessité et de respect pour le territoire qui fait la différence ». Face à l’extractivisme, renforcer les capacités des femmes et sensibiliser des hommes Ketty Marcelo raconte que certaines de ses bases font face à un conflit direct avec des compagnies d’huile de palme à Santa Clara de Uchunya, et à l’exploitation minière dans la région de Madre de Dios, où la communauté autochtone de Tres Islas est durement touchée. Le modus operandi des entreprises pour obtenir l’acceptation des communautés commence par la division de celles-ci en usant d’un double discours, puis elles passent à la livraison conditionnelle de denrées et de matériel en échange de la non-exécution du processus de consultation préalable paradoxalement appelée « libre et informée » [6]. À moyen et à long terme, ces accords communauté-entreprise entraînent, par leur présence « indispensable » et en se substituant progressivement à des fonctions qui relèvent de l’État, une délégitimation de processus qui eux-mêmes ne sont pas encore très solides (i.e. le consentement préalable, libre et éclairé). Comment agir face à une telle situation? Voici la réponse de Ketty Marcelo : « Ce que nous nous faisons, c’est de renforcer les capacités des femmes en matière de droits individuels et collectifs afin qu’elles puissent exercer ces droits au sein de leurs communautés, au sein de leurs organisations territoriales ». Nous demandons ensuite à Ketty comment l’ONAMIAP et ses bases font face aux activités extractives dans leur région. « Nous savons que la règle qui prime dans la communauté est le statut communal (droits coutumiers). Donc, avec l’ONAMIAP, nous effectuons un travail de sensibilisation au niveau communal pour qu’ils [les hommes] puissent approuver la participation des femmes au sein du comité directeur la communauté. Nous avons atteint 40 % de participation féminine dans certaines communautés, ce qui nous permet de placer trois femmes dans le comité directeur, qui compte sept membres au total. Notre rôle est aussi de les préparer [les femmes élues]. Que les entreprises arrivent ou non, face à toute menace, qu’il s’agisse d’invasion ou d’industries extractives, nous, les femmes, sommes toujours là, présentes, mobilisées ». Ketty Marcelo se rend compte que le travail de sensibilisation des femmes comme des hommes demande beaucoup d’énergie. Nous lui demandons ensuite son avis sur les communautés qui sont en conflit avec les entreprises extractives : « Nous organisons, parce que la chose la plus importante est que la communauté soit unie. Puisque souvent, l’entreprise arrive et, se rendant compte des divisions et désaccords existants entre les membres de la communauté, elle en profite : elle offre quelque chose d’un côté et de l’autre… et les femmes, nous avons beaucoup résisté à ces « incitatifs » (pots de vin). Je recommanderais donc tout d’abord que la communauté ait un plan de vie pour les vingt prochaines années. Pour savoir où nous allons, ou comment, sur le plan économique… ce que nous voulons en éducation, ce que nous voulons en santé, pour la conservation du territoire. Si nous avons un plan de vie communautaire, nous ne nous laisserons pas facilement acheter par ces « incitatifs ». Le plan de vie devrait être connu de l’ensemble de la communauté, pas seulement du chef de la communauté ou du conseil de direction. Cela fait toute la différence. Nous nous reconnaissons en tant que peuples autochtones, sujets de droits et d’obligations envers l’État; les dettes historiques et le fait d’être unis dans la communauté sont des choses à prendre en compte. Il faut aussi souligner la contribution importante des femmes, nous qui avons toujours été plus prudentes et plus fortes face à tous les processus d’extractivisme affectant les communautés ». Construire leur propre conception de la lutte féministe en tant que femmes autochtones Pour terminer l’entrevue, nous avons demandé à Ketty si elle se considérait comme une féministe ou comme une antimachiste. Voici l’extrait : « Aïe aïe aïe, quelle question difficile!!! J’ai commencé tout récemment à comprendre ce qu’était le féminisme... Ce que je sais, c’est que je suis une femme autochtone qui lutte pour défendre à la fois les droits individuels – en ce qui a trait à la violence envers les femmes – et les droits collectifs, l’aspect de notre attachement au territoire. Nous prenons conscience que de nombreux droits pour les femmes autochtones ou non autochtones ont été acquis, dans le monde entier, grâce à la lutte féministe, avec laquelle nous ne sommes pas en désaccord ». La leader Ketty Marcelo raconte qu’elles ont parlé du féminisme communautaire ou de l’écoféminisme dans des discussions ou des ateliers, sans toutefois encore parvenir à une conclusion. Son groupe et elle souhaitent continuer à construire leur propre concept de lutte (féministe) au-delà de l’adoption de discours occidentaux. Elle fait remarquer que oui, elles savent où elles vont, mais qu’il leur est encore difficile de comprendre la proposition féministe actuelle et son large éventail d’acteurs, d’intérêts et de luttes. Une réflexion en guise de conclusion L’ONAMIAP, comme d’autres organisations au Pérou et dans le reste de l’Amérique latine, contribue de façon significative à donner aux femmes et aux hommes de nombreuses communautés autochtones et paysannes des régions andines et amazoniennes des moyens d’actions pour favoriser leur autonomisation. Comme le souligne l’entrevue avec Ketty, un sentiment d’attachement au territoire, qui serait plus profond chez les femmes, est très répandu dans une grande partie du Pérou. Je ne m’aventure pas, étant un homme, à suggérer une analogie entre le corps et la défense du territoire, parce que je sens que cela serait contribuer à des rôles de genre prédéfinis. Je considère que la défense du territoire n’est pas la tâche d’une seule : c’est une tâche collective, qui nous concerne tous et toutes, et qui ne doit pas se limiter aux communautés autochtones et paysannes, mais inclure aussi les habitant.e.s des zones urbaines.   Traduction par Claudia Valcarel, avec la contribution de Joëlle Gauvin-Racine   Illustration par Daniza Curich  
Notes [1] https://onamiap.org. Ketty Marcelo a participé à la Rencontre internationale « Femmes en résistance face à l’extractivisme » qui a eu lieu à Montréal du 27 au 29 avril 2018. [2] Asociación Andes, en ligne : http://www.andes.org.pe (page consultée en septembre 2018). [3] Observatorio de Conflictos Mineros de América Latina “OCMAL”, en ligne : https://www.ocmal.org. [4] Maletta, Héctor (2017). « La pequeña agricultura familiar en el Perú. Una tipología microregionalizada ». IV Censo Nacional Agropecuario 2012 : Investigaciones para la toma de decisiones en políticas públicas. Libro V. Lima, FAO », en ligne : http://www.fao.org/3/a-i6759s.pdf (page consultée en septembre 2018). [5] Boisson fermentée à base de bagasse de yucca, manioc ou cassave. Les femmes mâchent habituellement la bagasse restante du yucca pour accélérer la fermentation, qui peut atteindre des concentrations d’alcool de 6 à 8 pour cent. [6] Fait référence à la consultation préalable, libre et informée (consulta previa libre e informada, CPLI). En français, on parle davantage du consentement préalable, libre et éclairé (CPLE). La Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones consacre le droit des peuples autochtones au consentement préalable, libre et éclairé.abc

Territoire, travail, participation et violence : impact des activités extractives dans la vie des femmes

Durant la dernière décennie, en Amérique latine, la tendance suivie par les gouvernements a été d’attirer des investissements vers le secteur extractif et d’affaiblir les législations – ou d’en adopter de plus laxistes – dans le but de faciliter les activités minières ou l’exploitation des hydrocarbures. Ceci a eu pour conséquence un accroissement des activités extractives dans la région et a fait en sorte que l’Amérique latine conserve son statut de fournisseur et d’exportateur de matières premières vers d’autres économies globales. Selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Comisión Económica para América Latina y el Caribe, CEPAL), l’Amérique latine continue de rassembler les pays ayant le plus d’inégalités au monde, le modèle extractiviste ayant entrainé une augmentation des inégalités dans la région [2]. On n’a pas su profiter du boom économique de la dernière décennie pour établir les bases d’une croissance inclusive, solide et durable. La croissance économique associée au modèle extractiviste n’est pas durable; de plus, elle entraîne l’exclusion, la pauvreté, les inégalités et la discrimination [3]. L’extraction intensive des ressources non renouvelables – minières ou pétrolières – a non seulement des impacts importants sur l’environnement, elle affecte aussi directement les moyens d’existence des communautés qui dépendent des ressources naturelles, détériorant ainsi leur qualité de vie en plus de violer leurs droits et de générer de la pauvreté. On observe en Amérique latine une convergence vers cette reprimarisation de l’économie chez les gouvernements; tant les néolibéraux, les réformistes, les postnéolibéraux que les socialistes du XXIe siècle y ont participé. Chez ces derniers, l’État joue un rôle plus actif dans la perception de la rente pétrolière pour investir l’excédent dans des programmes sociaux, justifiant ainsi le modèle extractiviste comme « nécessaire » pour un développement national [4]. Par le biais de l’extractivisme, le système patriarcal continue de s’en prendre à la vie des femmes qui sont, dans une large mesure, affectées par les projets des entreprises extractives. Dans les pays qui dépendent des industries extractives, les écarts entre les sexes se sont accentués [5]. À mesure que les compagnies extractives s’introduisent dans les territoires, les inégalités sociales et surtout la violence systémique contre les femmes se font plus agressives, contrastant ainsi avec les opportunités que ces entreprises prétendent créer. Certains impacts, notamment sur la santé des femmes et leur emploi du temps, sont de plus en plus visibles et évidents. D’autres, cependant, demeurent partiellement invisibilisés, même s’ils compromettent notamment l’exercice du droit des femmes à une vie libre de violence de même qu’à l’accès à la propriété de la terre, qu’il s’agisse de propriété privée ou de propriété sociale. Ainsi, le développement extractiviste se perpétue et se maintient grâce au modèle patriarcal qui le soutient et le renforce. Conflits socioenvironnementaux et violations des droits humains Il est important de souligner que l’extractivisme a entraîné l’apparition de plusieurs conflits socioenvironnementaux graves en Amérique latine. De fait, le nombre de conflits reliés à la protection des droits à la terre, au territoire et à un environnement sain ne cesse d’augmenter, comme le souligne la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH), reconnaissant l’existence de formes de discrimination et formes de violences spécifiques à l’égard des femmes autochtones, tribales et afrodescendantes en lien avec les activités d’extraction, d’exploitation et de développement [6]. Dans plusieurs de ses rapports, la CIDH mentionne que la présence de tiers étrangers aux communautés, de même que la pression que ceux-ci et les entreprises exercent sur les terres et les ressources naturelles, fragilisent l’harmonie que les populations entretiennent avec leur milieu de vie et provoquent la désintégration des réseaux et du tissu social des communautés. Femmes rurales face à l’extractivisme : de l’exclusion à la résistance Les femmes rurales en Amérique latine sont en position de lutte constante : qu’elles soient paysannes, autochtones, afrodescendantes, agricultrices, pêcheuses, sans revenu ou étudiantes, toutes, dans leurs diversités, se retrouvent en résistance face aux activités extractives et à leurs répercussions sur leurs territoires. Dans les régions rurales, des activités économiques durables permettent aux femmes, de même qu’à la nature, de vivre sainement et d’assurer le bien-être de leur famille et de la communauté. Les impacts des industries extractives sur la qualité de la terre, de l’eau et de l’air ont des conséquences directes sur ce bien-être. Cela affecte aussi leur autonomie dans ses dimensions physique, économique et politique. En plus de la précarisation du travail, la vie des femmes rurales en Amérique latine est marquée par la surcharge due à la division sexuée du travail qui leur attribue les soins aux enfants, aux personnes âgées et aux personnes malades; par l’invisibilisation du travail que réalisent ces femmes dans les domaines reproductifs, productifs et d’autoconsommation; par le peu d’accès aux moyens de production, à la terre, à l’eau, aux semences et intrants; par la faible participation politique et le peu d’autonomie économique et décisionnelle, entre autres [7]. Dès lors, il ne faut pas s’étonner de voir les entreprises extractives et les gouvernements utiliser fréquemment les promesses d’emploi et de développement comme arguments pour obtenir le consentement des communautés pour la mise en œuvre de projets d’extraction sur leurs territoires. Il n’est pas rare non plus de voir que l’atteinte des objectifs de développement durable [8] soit orientée de façon à « raviver » les économies plutôt que les droits humains. Il ne faut pas se surprendre non plus du fait que le modèle extractiviste prenne part au processus de mercantilisation de la participation des femmes et, sous le couvert de préoccupations pour l’équité de genre, mette en œuvre des processus qui ont un impact régressif sur les droits des femmes. En effet, la participation des femmes s’y inscrit plus souvent qu’autrement dans une logique assistentialiste, alors que dans les faits, leur participation n’est pas considérée, ce qui se traduit notamment par l’exclusion des femmes des mécanismes de prise de décisions. Par ailleurs, le faible éventail d’emplois destinés aux femmes tend à renforcer les stéréotypes de genre. La répression envers les femmes défenseures du territoire et des droits humains Les formes de répression et de violence exercées envers les femmes défenseures couvrent un large éventail, et peuvent mener jusqu’à la mort, comme le souligne un récent rapport de Global Witness. L’organisme a dénombré, pour l’année 2017 seulement, pas moins de 207 assassinats de défenseur.e.s de la terre et de l’environnement. L’Amérique latine est la région qui compte le plus grand nombre de personnes assassinées, avec 60 % de ce total [9]. Le Réseau national des défenseures des droits humains au Mexique (Red Nacional de Defensoras de Derechos Humanos en México, RNDDHM) s’est penché sur les agressions perpétrées contre les femmes défenseures des droits humains dans ce pays au cours des dernières années. Il a recensé, pour la période allant de 2012 à 2014, cent cas d’agressions envers des défenseures des droits humains engagées dans la défense de la terre, du territoire et des ressources naturelles [10]. Cette organisation a identifié les principaux responsables des agressions à l’égard des défenseures des droits humains : sans surprise, il appert que l’État et ses différentes institutions publiques sont responsables du plus grand nombre d’attaques envers les femmes défenseures. Selon les chiffres de la RNDDHM, 299 fonctionnaires ont été impliqués dans des agressions à l’égard des défenseures de droits humains entre 2012 et 2014. Les défenseures identifient comme leurs principaux agresseurs les autorités des trois paliers du gouvernement mexicain; les policiers arrivent en tête de liste [11]. Un des types d’agressions perpétrées par les acteurs étatiques consiste en la criminalisation et la judiciarisation des activités des défenseures. Dans un rapport de 2015, l’Initiative mésoaméricaine de femmes défenseures des droits humains (Iniciativa Mesoamericana de Mujeres Defensoras de Derechos Humanos, IM-Defensoras) a identifié trois formes ou patrons de criminalisation qui visent à neutraliser les activités des défenseures : a) la calomnie et les campagnes de dénigrement, b) la stigmatisation, la ségrégation et l’ostracisme et c) la judiciarisation à proprement parler [12]. Il est important de mettre en lumière les cas et formes d’atteinte aux droits des défenseures en vue de renforcer les efforts de prévention, plutôt que de prendre uniquement des mesures lorsqu’une agression a lieu. Il est ainsi essentiel d’exercer une vigilance constante vis-à-vis des politiques publiques et des acteurs privés en ce qui concerne les actions pouvant affecter les femmes autochtones et leurs territoires. Les femmes s’organisent dans leurs communautés : quelques cas Une des activités que nous avons réalisées au sein du Groupe régional de genre et extractives (GRGE) a été le webinaire « Mujeres frente al extractivismo : experiencias latinoamericanas », réalisé en mars 2018 lors de la Journée internationale des femmes. Par leurs témoignages, des femmes défenseures du territoire du Mexique, de l’Amérique centrale et du Pérou ont partagé les stratégies et les formes d’organisations que les groupes de femmes élaborent actuellement. L’organisation mexicaine Tlalyaocihuah, A.C. a décrit le conflit à l’intérieur de la communauté de Naranjillo, dont la population est majoritairement féminine en raison de la forte migration masculine vers les États-Unis. Dans cette communauté, ce sont les femmes qui doivent assumer quotidiennement les soins et la subsistance des membres de leur famille, tout en organisant la résistance face aux activités minières. Malgré cela, la propriété de la terre reste majoritairement entre les mains des hommes. Delfina Tawan Catip, femme awajun qui dirige au Pérou l’Association interethnique de développement de la Selva péruvienne (Asociación Interétnica de Desarollo de la Selva Peruana), a partagé de précieuses expériences de femmes qui résistent dans leurs territoires et luttent contre les projets extractifs, mettant en lumière l’importance du rôle joué par les femmes autochtones dans la lutte anti-extractiviste et la défense des territoires et des droits. Malgré le fait que les entreprises tentent de « masculiniser » leurs échanges avec les peuples autochtones, ces femmes s’organisent afin que leur participation soit effective et non invisibilisée. Claudia Castro, membre du Réseau centraméricain de femmes rurales, autochtones et paysannes (Red Centroamericana de Mujeres Rurales, Indígenas y Campesinas, RECMURIC), a, quant à elle, fait ressortir la différence entre la réalité pratique et juridique : les femmes cultivent la terre qui ne leur appartient pas et, de plus, elles ne sont pas admissibles au crédit. Dans son pays, le Salvador, la femme sans terre est subordonnée à l’homme : c’est pourquoi il est nécessaire d’améliorer l’accès des femmes à la terre et aux autres moyens de production. Dans la même veine, il existe plusieurs autres expériences où la résistance des femmes rurales naît de processus d’organisation dans leurs communautés en faisant face à l’extractivisme : en réalisant des activités de mobilisation et de confrontation, telles que des marches et des manifestations, en bloquant l’accès aux mines, aux puits pétroliers, aux barrages hydroélectriques, aux centrales et aux routes. Ceci les amène à relever d’autres défis : exercer un leadership politique, élaborer des plaidoyers, initier le dialogue, en assumant les risques d’être criminalisées ou assassinées. En ce sens, il est important et nécessaire de prêter attention aux processus qui menacent les territoires, les détecter, les dénoncer et s’organiser pour y faire face. De même, il est essentiel que des groupes, tels le GREG, rendent visible la féminisation de la lutte contre l’extractivisme dans la région en tant que stratégie d’accompagnement des femmes dans leur résistance, en soulignant toujours la place centrale que les femmes occupent comme protagonistes de leur processus de lutte.   Traduction par Nathalie Montero Zubieta, avec la contribution de Pierre Bernier   Photographie par DAR  
Notes [1] Cet article a été écrit par Beatriz Olivera (Fundar Centro de Análisis e Investigación), Hilda Salazar (Mujer y Medio Ambiente), Rocío Ávila (Experta), Dolores Rojas (Böll México), Cristina García (Centro Mexicano de Derecho Ambiental) et Mayra Dongo (Derecho, Ambiente y Recursos Naturales). [2] Comisión Económica para América Latina y el Caribe/ CEPAL. « Hacia una nueva gobernanza de los Recursos Naturales para América Latina y el Caribe », en ligne : https://repositorio.cepal.org/bitstream/handle/11362/40157/1/S1600308_es.pdf (page consultée en septembre 2018). [3] Gudynas, Eduardo (2015). Extractivismos. Ecología, economía y política de un modo de entender el desarrollo y la Naturaleza. Bolivia : Centro de Documentación e Información Bolivia (CEDIB), 453 p. [4] Ibid. [5] Hailu, Degol. « La brecha de género en países dependientes de industrias extractivas », en ligne : http://www.undp.org/content/undp/es/home/blog/2015/7/28/The-gender-gap-in-extractive-dependent-countries.html (page consultée en septembre 2018). [6] Commission interaméricaine des droits humains (2015). Pueblos indígenas, comunidades afrodescendientes y recursos naturales : protección de derechos humanos en el contexto de actividades de extracción, explotación y desarrollo, en ligne : http://www.oas.org/es/cidh/informes/pdfs/IndustriasExtractivas2016.pdf [7] Le peu de mécanismes existants qui permettent aux femmes rurales d’accéder à la terre, que ce soit par héritage ou cessation gratuite, en est un exemple concret. Le pourcentage de femmes propriétaires varie d’un pays à l’autre, mais demeure relativement bas : Pérou (12,7 %), Honduras (14,4 %), Mexique (32 %), Nicaragua (19,9 %), à titre d’exemple. Source : Nobre, M. et Hora, [1] Karla (2017). Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (2017). « Atlas de las mujeres rurales de América Latina y El Caribe : Al tiempo de la vida y los hechos », en ligne : http://www.fao.org/3/a-i7916s.pdf (page consultée en septembre 2018). [8] Objectifs de développement durable (Sustainable Development Goals, SDGs) est le nom couramment utilisé pour les 17 objectifs établis par les États membres des Nations Unies et qui sont rassemblés dans l’Agenda 2030 [ndlr]. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Objectifs_de_d%C3%A9veloppement_durable [9] Global Witness « ¿A qué precio? Negocios irresponsables y el asesinato de personas defensoras de la tierra y del medio ambiente en 2017 », en ligne : https://www.globalwitness.org/en/campaigns/environmental-activists/a-qu%C3%A9-precio/ (page consultée en septembre 2018). [10] Red Nacional de Defensoras de Derechos Humanos en México « Informe : Agresiones contra defensoras de derechos humanos en México. Diagnóstico nacional », en ligne : http://im-defensoras.org/wp-content/uploads/2017/03/INFORME_interactivo.pdf (page consultée en novembre 2011) [11] Idem. (Ces données ne portent pas exclusivement sur les cas d’agressions des femmes défenseures de la terre et de l’environnement, elles couvrent les agressions envers les femmes défenseures de droits humains, toutes catégories confondues, ndlr). [12] Iniciative Mesoamericana de Mujeres Defensoras de Derechos Humanos (2015). « Agresiones contra Defensoras de Derechos Humanos en Mesoamerica, Informe 2012-2014 », en ligne : http://im-defensoras.org/wp-content/uploads/2016/04/283951300-Informe-2012-2014-de-Agresiones-contra-Defensoras-de-DDHH-en-Mesoamerica.pdf (page consultée en novembre 2011) (Ces données ne portent pas exclusivement sur les cas d’agressions des femmes défenseures de la terre et de l’environnement, elles couvrent les agressions envers les femmes défenseures de droits humains, toutes catégories confondues, ndlr).abc

Chanson de rébellion

À qui revendique sa négritude Toi, noiraude, viens ici! Noiraude, moi? Appelle-moi Noire Pourquoi dégrades-tu ma couleur? héritage muselé obscure génétique oubliée éprouvettes aussi blanches que la boue peau imprégnée de dépouillements Toi, la brune, viens ici! Brune, moi? Non! Ne vois-tu pas ma couleur? la cannelle est brune moi je suis noire comme le poivre épice de lutte et de tambours pigment de résistance à la pâleur de la beauté Toi, la mulâtre, viens ici! Mulâtre, moi? Non! Appelle-moi Noire. Ne vois-tu pas le fond de ma couleur? Noire comme la légende ignorée violée dans le port pourri de l’exil abusée au son de ceux qui font commerce de l’humanité et dans mes yeux de tempête se pétrifiait la poésie insurgée mémoire noire Afrique migrante culture écroulée musique ignorée lutte à pic Toi, Chombita[1], viens ici! Chombita, moi? Non! Ni chombita, ni noiraude, ni brune, ni mulâtre. Moi, appelle-moi Noire.   Traduction par Matthias Gagnon  
Notes [1] Au Panama, femme d’ascendance afro antillaise.abc

Être femme Apolat Talpan Tajpiani. Femmes autochtones, métisses. Femmes communautaires

Je t’envoie un texte. Avec mon cœur et ma pensée. En espérant qu’un peu de nous, de nous toutes, puissent se rendre jusque là-bas. Mais surtout pour faire savoir aux femmes de ces terres que pour être femme défenseure du territoire, il n’est pas nécessaire de cesser d’être femme. Nous ne sommes pas en train de laisser derrière ou de mettre de côté ce que nous sommes, ce que nous faisons, ce que nous voulons faire ou ce que nous avons fait. Nous apprenons les concepts spécifiques au sujet de la défense du territoire. Nous redonnons de la valeur à la communauté, la solidarité, la communication, la confiance en l’autre. À la responsabilité, la gratitude, la spiritualité. Et nous avons vu et on nous a enseigné. Que toutes ces valeurs et ces façons de vivre se retrouvent dans les cultures originelles, celles-là mêmes que nous vivons, parfois inconsciemment. Celles que nous délaissons parfois. Et alors nous les reprenons, nous les revalorisons, et nous les vivons. Que nous allons, que nous vivons en marchant, protégées par nos grands-mères, accompagnées par nos mères et nos sœurs, en plus d’être guidées par nos filles. Car ce que nous faisons, nous le faisons en grande partie pour celles qui s’en viennent, qui déjà sont en marche. *** Oui, nous nous portons à la défense de la vie, c’est dans notre nature. En tant que mères, vocation vivante dans notre cœur, mission choisie. En tant qu’épouses. Celles d’entre nous qui célébrons et accomplissons la parole, résolues à protéger la vie, la protéger de la mort, de ces projets de mort qui ne peuvent qu’être combattus et vaincus en célébrant la vie elle-même. Professionnelles, intellectuelles, paysannes, jeunes femmes, petites filles, grand-mères, femmes de communauté… Chacune en faisant le travail qui est le sien, pas plus importante l’une que l’autre, l’une complétant l’autre… Celles qui marchent, celles qui cuisinent, celles qui prient, celles qui enseignent, celles qui souffrent, celles qui sont heureuses. Doña[2] Margarita repoussant férocement les ingénieurs de San Juan Tahitic, quelle force de femme, quelle intelligence. À Xalacapan, avec cette femme qui nous offre l’itacate[3] en sachant que ça nous donnera des forces, et sa fille qui nous réchauffe l’âme par son intérêt et son travail à l’assemblée, servir pour apprendre et apprendre en servant. À Xochiapulco, doña Gloria accomplissant son rôle de figure d’autorité; et la maîtresse d’école, nous ouvrant les portes de sa maison, hôtesse incomparable, qui sait cette chose importante : qu’on défend la vie en honorant nos nourritures et nos boissons les plus sacrées. « Les femmes » de Cuauximaloyan, la ruse inégalable de chacune d’elles, et évidemment doña Evencia, la juge de paix, figure d’autorité de la communauté. Femme qui dirige, car elle est ainsi, exerçant le pouvoir au service de son peuple, comme on le lui a demandé; elle sait obéir, elle défend ce qu’on lui a confié. Talcozaman : avec ses femmes dont la sagesse est grande, qui savent écouter, qui savent qu’on ne peut plus attendre, car la vie, si on n’en prend pas soin, meurt, ou alors elle peut tomber gravement malade et rester ainsi affaiblie. Que le vent appelle à l’aide, et qu’il est inconcevable que le territoire soit exilé sur sa propre terre, par des acheteurs qui voient de la marchandise en toute chose, ou parce qu’il est symbole de pouvoir pour d’autres. Huahuaxtla et Cuautapehual : là-bas, des femmes coopératrices, entrepreneures, travailleuses, « battantes », comme on dit ici. Las Lomas : je me demande, en voyant cette dame, la mère du maître d’école : est-ce que cette femme n’est pas à l’origine du fait qu’on soit ici, aujourd’hui, est en train de défendre la vie? Et la réponse vient, immédiate : mais oui, évidemment, c’est elle qui l’a enseigné! Tecuicuilco : c’est l’amour d’une terre qui enlace, la décision d’une femme qui est un exemple pour nous toutes, qui sait ouvrir si grand les bras, qui embrasse le monde, au-delà de sa famille ou de ses propres problèmes, de ces problèmes dont on peut presque mourir. Reyna et son grand cœur fort comme les pierres de la rivière Apolat, qui savent laisser glisser l’eau de la vie mais qui restent fermes pour veiller sur son cours. Nos pères, frères, amis, compagnons, fils, filleuls, neveux, compères. Ils ne forment qu’un avec nous, il manquerait un morceau à notre territoire ou un battement à notre cœur si j’oubliais de les nommer. Si nous sommes, c’est avec eux. S’ils sont, c’est avec nous. Nous sommes celles-là et d’autres encore, nous sommes si nombreuses que mon texte – tellement limité par ces codes écrits – ne parvient pas à les dire toutes, ne leur rend pas justice. Toutes celles qui soutiennent, construisent et sont la raison d’être de nos foyers, et qui construisent à leur tour notre grande maison commune, notre territoire, sans lequel n’existeraient pas les femmes Apolat Talpan Tajpiani.   Traduction par Pierre Bernier, Joëlle Gauvin-Racine et Emma Saffar   Photo : Les terres et les rivières appartiennent aux peuples autochtones et non aux gouvernements. Photographie par Miriam Bautista Gutiérrez  
Notes [1] Apolat Talpan Tajpiani signifie « gardien.ne.s des terres de l’Apolat ». C’est le nom d’une organisation qui rassemble différentes communautés autochtones et métisses de la cuenca de la rivière Apulco (Apolat) dans la Sierra Norte de Puebla, au Mexique (voir l’article que l’auteure cosigne avec Pierre Beaucage, dans ce même numéro). [2] Traitement de respect en langue espagnole. [3] Provisions de nourriture qu’on emporte ou qu’on nous offre pour le voyage. Le mot vient du náhuatl ihtacatl.abc