Catégorie : Volume 31

Le Chili et le Québec : exil, solidarité et intégration (de 1970 à aujourd’hui)

Le présent article se penche sur les organismes et comités de solidarité qui se sont créés lors du coup d’État au Chili et tout au long des 17 ans de dictature par la population québécoise et la communauté chilienne exilée à Montréal. Cet article sera divisé en deux périodes afin de mettre en évidence l’évolution de ces différents organismes et de leur travail de solidarité pour la défense des droits humains et du retour à la démocratie : les organismes de droits humains et solidarité québécois et chiliens (1973-1989) et les organismes chiliens de solidarité, de coopération et d’intégration (1990-2015). Antécédents Le 11 septembre 1973, le Chili fut ébranlé par un violent coup d’État militaire. Le nouveau gouvernement composé d’une junte militaire mit en œuvre une politique autoritaire et répressive. Tous les partis politiques, groupes et mouvements sociaux qui s’appuyaient sur la théorie marxiste furent dissous, et leurs membres et sympathisant-e-s furent victimes d’une violente répression. Cela eut pour effet d’obliger plusieurs Chiliens et Chiliennes à devenir des réfugié-e-s politiques. Les transformations économiques néolibérales imposées par la junte militaire provoquèrent également une émigration économique massive. La politique d’immigration du gouvernement canadien concernant les réfugié-e-s chilien-ne-s était menée avec circonspection, puisqu’on soupçonnait ces réfugié-e-s d’être marxistes-léninistes. Les pressions des Églises, des groupes progressistes du Québec, du reste du Canada et de la part des Nations Unies firent en sorte que le gouvernement du Canada adopta une politique plus flexible pour les immigrant-e-s et refugié-e-s chilien-ne-s. La population québécoise et la solidarité avec le Chili (1970-1980) C’est au début des années 1970 que divers milieux québécois démocratiques et progressistes s’intéressèrent au gouvernement de l’Unité populaire. À la suite du coup d’État, des centaines de voix individuelles et collectives cherchèrent à se rassembler pour condamner la junte militaire et donner leur appui au peuple chilien. Pour tenter de coordonner le travail de solidarité, des militant-e-s du Centre de formation populaire (CFP) et du Secrétariat Québec-Amérique latine (SQAL) commencèrent à s’organiser par le biais de ce qui deviendra connu sous le nom de Comité Québec-Chili, le 19 septembre 1973. Le Comité était formé de trois centrales syndicales (CSN, FTQ et CEQ) et d’une quinzaine de syndicats locaux, de groupes populaires et du SQAL. Durant cette période, de 1973 à 1980, le comité organisa une série d’activités et d’actions de solidarité, notamment des conférences de presse, le bulletin Chili-Québec Informations, ainsi que des pétitions condamnant la politique canadienne au Chili et demandant l’ouverture de l’ambassade et l’accueil des exilé-e-s chilien-ne-s et latino-américain-e-s. Suite au coup d’État, différentes manifestations furent organisées, démontrant comment les dénonciations et la solidarité avec le peuple chilien prirent de l’ampleur. La première, le 12 septembre 1973, fut lancée par des militant-e-s du Comité de citoyens du centre-ville de Montréal, qui ont manifesté devant le consulat chilien. La deuxième fut organisée par divers syndicats et groupes populaires, et rassembla mille personnes qui se dirigèrent vers le consulat des États-Unis pour dénoncer le rôle joué par ce pays dans le sabotage de l’expérience chilienne vers le socialisme1. Le 1er décembre de la même année, une manifestation plus importante eut lieu au Forum de Montréal. Plus de 5 000 personnes se rassemblèrent en appui au peuple chilien. Les syndicats et les groupes populaires invitèrent la veuve du président Allende et le président du Syndicat des travailleurs agricoles des États-Unis, César Chávez. Le Comité cessa ses activités en 1980. Sa disparition est due en grande partie à la fatigue naturelle et à la non-réactivation de l’opposition au Chili. La crise économique et politique au Québec contribua également à sa disparition. Les organisations de solidarité chilienne (1974-1980) Vers la fin de 1974 et au début de 1975, la communauté chilienne tout juste arrivée à Montréal créa deux organisations de solidarité avec le Chili : l’Association des Chiliens de Montréal (1974-1980) et le Bureau des prisonniers politiques (1975-1980). Cette réactivation des partis à l’intérieur de la communauté en formation allait mener à des divisions, non seulement au niveau politique et idéologique, mais aussi dans les actions de solidarité, ce qui se manifesta par l’émergence des deux organisations de solidarité. La fondation de l’Association des Chiliens de Montréal, l’organisation la plus importante, au mois d’octobre 1974, fut le résultat d’une première entente unitaire entre les partis de l’Unité populaire. Durant toute son existence, l’Association maintint principalement les objectifs suivants : être un front unitaire contre la dictature de Pinochet et mobiliser l’opinion publique contre les violations des droits humains au Chili. Elle visait également à développer la culture chilienne et latino-américaine au sein de la communauté et de la société d’accueil, tout en étant un centre d’aide sociale pour toute la communauté. Le Bureau des prisonniers politiques du Chili qui émergea à Montréal en 1975 fut une représentation officielle du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR). L’objectif du bureau était de divulguer l’information sur les prisonniers et prisonnières de la gauche chilienne et de stimuler des campagnes publiques pour sauver leur vie. L’Association et le Bureau recrutèrent un nombre considérable de membres au cours des premières années. Au fur et à mesure que passèrent les années d’exil, les dirigeant-e-s et membres se retirèrent graduellement. Suite à la disparition de ces organisations en 1980, seuls les groupes politiques et culturels subsistèrent avec un certain nombre de membres. La culture comme instrument de solidarité (1974-1980) Si l’Association et le Bureau servirent de lieu pour se regrouper et s’identifier, la communauté chilienne en exil désirait également trouver une identité culturelle et politique. Les organisations culturelles et sportives qui naquirent durant cette période ne cherchaient pas seulement à consolider leur propre culture, mais également à l’inclure dans le travail de solidarité. Dans cette recherche d’identité et d’actions solidaires, des centaines de Chilien-ne-s participèrent aux activités culturelles en exil. La culture joua également un rôle de dénonciation sur ce qui se passait au Chili. Les organisations de la communauté souhaitaient renforcer les activités culturelles grâce à la nouvelle chanson chilienne et latino-américaine, le nouveau théâtre et le nouveau cinéma. Sur la scène sportive, la communauté chilienne fut un exemple unique en démontrant que le sport pouvait également se pratiquer comme une activité de solidarité pour la défense des droits humains. Les actions de solidarité québécoises et chiliennes (1980-1989) Durant la période de 1980 à 1984, le travail de solidarité avec le Chili à Montréal surmonta plusieurs difficultés dues à l’absence d’instances unitaires de solidarité au Chili. Toutefois, la solidarité ne manquait pas et fut réalisée par quelques institutions et syndicats québécois, ainsi que par des institutions culturelles et sportives chiliennes. En 1980, le Comité des femmes chiliennes de Montréal pour les prisonnières politiques apparut, établissant ses relations de solidarité avec le Chili à travers l’Association des familles des détenus disparus et l’Association des familles d’exécutés politiques. À Montréal, le Comité travailla avec le Centre international de solidarité ouvrière (CISO), et par son entremise, avec différents organismes syndicaux. Dès 1981, différents syndicats et organismes québécois commencèrent à visiter le Chili afin de mieux connaître la réalité chilienne. Cette solidarité se manifesta par un appui moral et financier. Cette période fut très riche en solidarité grâce à la grande variété d’activités, le pluralisme idéologique de ses participant-e-s et les nouveaux contacts qui se développèrent au Chili, spécialement avec les groupes de défense des droits humains, ainsi qu’avec la population et les prisonniers politiques. Tout cela contribua à la réalisation d’un meilleur travail de solidarité entre les peuples. Entre 1984 et 1989, le travail de solidarité avec le Chili fut plus important, influencé par deux facteurs : la réactivation de l’opposition au Chili et la naissance de nouvelles instances unitaires dans les communautés chilienne et québécoise. Entre 1983 et 1985, quatorze journées de protestation nationale eurent lieu au Chili en plus des mobilisations sociales et des grèves qui continuèrent jusqu’à la grève nationale des 2 et 3 juillet 1983. Comme conséquence directe de la réactivation politique et sociale de l’opposition au régime militaire, la communauté chilienne créa différentes instances, soit le Mouvement démocratique populaire (1984-1985), la Table de concertation de solidarité avec le peuple du Chili (1985-1986) et l’Instance de coordination de la solidarité avec le Chili (1986-1989). Cependant, ces instances furent de courte durée, signe des relations conflictuelles qui continuaient d’exister. Nous devons mentionner également les activités solidaires réalisées par les chilien-ne-s et québécois-e-s avec Carmen Quintana2, la mission québécoise d’observation du plébiscite au Chili, ainsi que les manifestations publiques et les activités culturelles qui contribuèrent à réaffirmer la culture des exilés chiliens. Les organisations chiliennes de solidarité, de coopération et d’intégration (1990-2013) Répondant à une nouvelle période historique de démocratisation au Chili, des nouvelles organisations émergèrent au sein de la communauté chilienne : le Conseil chilien du Québec (CCHQ) (1990-1993), l’Association des professionnels, des techniciens et des artistes chiliens du Québec (PROTACH) (fondée en 1994), l’Association hispanophone de Laval (fondée 1994) et l’Association des Chiliens du Québec (fondée en 1999). Ces trois dernières associations existent encore aujourd’hui. Pour sa part, le CCHQ répondait à une nouvelle étape de la communauté chilienne en exil, en établissant trois priorités dans ses travaux, soit la coopération, la solidarité et l’intégration. En ce qui a trait au Chili, le CCHQ permit de passer d’un travail de solidarité à une coopération avec le gouvernement chilien et ses institutions. Au niveau local, il passa par un processus d’intégration à la société d’accueil tout en maintenant les valeurs culturelles chiliennes et latino-américaines, comme le signale son premier président, Osvaldo Nuñez : La principale décision à prendre était celle de rentrer au Chili ou d’organiser définitivement leur vie au Québec. Certains, une petite minorité, ont décidé de retourner au Chili, mais la vaste majorité a décidé de rester au Québec, notamment à cause des enfants qui ont grandi et ont été éduqués ici. Pour faire face à cette nouvelle étape, le Conseil chilien au Québec est créé 3. Une activité emblématique de cette période eut lieu le 9 mars 1991 à la salle Marie-Gérin Lajoie de l’UQAM. Le CCHQ anima alors une soirée de remerciements au peuple québécois pour les 18 ans de solidarité avec la cause chilienne. Un facteur qui altéra la dynamique du travail de solidarité fut l’aspect temporel, soit les 18 années d’exil. Il est fort probable qu’aucune des organisations et associations ne pensait que la période d’exil serait aussi longue. Tout cela produisit un affaiblissement des organisations politiques et culturelles qui, dès le retour de la démocratie au Chili, entrèrent dans une phase de décroissance. Conclusion Il est difficile d’évaluer les effets engendrés par les actions solidaires des organismes québécois et chiliens, et leurs répercussions sur le Chili. Au cours des 17 ans d’exil et de dictature, les organisations québécoises et chiliennes, par leur travail actif, développèrent une conscience collective à Montréal en ce qui a trait au non-respect des droits humains au Chili. Ces organisations réalisèrent aussi de nombreuses activités de financement afin d’aider non seulement les prisonniers et les prisonnières politiques, mais également les organismes de défense des droits humains au Chili. Des dizaines d’ex-prisonniers et d’ex-prisonnières, de dirigeant-e-s syndicaux et politiques, et des représentant-e-s pour les droits humains furent invité-e-s à Montréal afin de parler de leurs propres expériences et de la situation au Chili. Enfin, de nombreuses personnes représentant différents syndicats, des Églises, des partis politiques et des Québécois-es furent présents au Chili lors du plébiscite d’octobre 1988 pour démontrer la solidarité du Québec avec le peuple chilien. Toutes ces actions de solidarité réalisées par les organisations québécoises et chiliennes auraient été impossibles à réaliser sans la collaboration et la participation active du secteur syndical et populaire de la communauté montréalaise en général.   Révision par Carla Christina Ayala Alcayaga Photo : Le maire de Montréal, Jean Doré (1986-1994), reçoit Carmen Quintana et les représentant-e-s de la communauté chilienne, 11 juillet 1988. Photographie de l’auteur.abc

Éditorial

À l’occasion du 40e anniversaire du Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL), retracer les liens tissés entre les mouvements sociaux et les peuples des Amériques est devenu un travail incontournable. Ce travail a mené à une campagne d’éducation et engagement du public « 40 ans de luttes pour la défense des droits humains en Amérique latine et au Québec »1. Depuis les années 1970, les contextes sociopolitiques de l’Amérique latine ont eu une résonance au sein de la société québécoise. Les diverses conjonctures, notamment les dictatures militaires, les conflits armés, les politiques néolibérales et l’expansion des mégaprojets extractifs aux dépens des communautés locales ont engendré différentes vagues de répression, de criminalisation et de migrations. Au Québec, les vagues d’immigration en provenance d’Amérique latine ont créé et renforcé les liens de solidarité qui ont influencé les luttes pour la justice sociale. Le CDHAL, fondé en 1976 par des membres des Églises chrétiennes, suite à l’arrivée de régimes militaires dans le Cône Sud, est un exemple des nombreuses organisations qui ont vu le jour au Québec, en réponse aux événements survenus en Amérique latine. Cette édition spéciale de Caminando est consacrée à l’histoire de quatre périodes de mobilisations et de solidarités emblématiques dans les Amériques :
  • Dictatures et répression dans le Cône Sud (1973-1990)
  • Conflits armés en Amérique centrale (1979-1996)
  • Expansion néolibérale et accords de libre-échange (1990-2005)
  • Néocolonialisme, extractivisme, violences et criminalisation des luttes sociales (2005 à aujourd’hui).
Cela n’aurait pu être possible sans le soutien de nos allié-e-s et collaborateurs-trices, et plus particulièrement de militant-e-s qui ont contribué à la campagne. C’est donc à travers des panels, des rencontres de conversation café, des entrevues et de la contribution de nombreuses personnes pour la compilation d’archives audiovisuelles que nous avons retracé les évènements marquants de chaque période, et rassemblé des expériences, savoirs et apprentissages liés à la défense des droits humains. Ces différentes activités de mobilisation du public, ainsi que les outils d’éducation ont été orientés notamment sur la récupération de la mémoire et la mise en rétrospective des luttes sociales d’hier et d’aujourd’hui. Ce numéro donne ainsi la voix à des personnes réfugiées et immigrantes, militant-e-s des mouvements de solidarité et de résistance, d’organisations de droits humains et de solidarité internationale qui se sont impliqué-e-s au cours de ces périodes. Les témoignages par les acteurs-trices qui portent cette histoire à travers différentes expressions de solidarité et stratégies de résistance et de dénonciations qui ont eu lieu au cours de ces dernières décennies (activités de sensibilisation, campagnes d’éducation populaire, activités politiques et culturelles, manifestations, accompagnement international, mission d’observation des droits humains, etc.), sont une source d’inspiration et d’apprentissage qui contribuent à la construction d’une vision critique et populaire des droits humains et de la solidarité internationale. Les textes qui suivent illustrent les quatre périodes historiques identifiées et permettent de construire un panorama général de l’évolution de la solidarité internationale à travers un regard sur les différents évènements marquants et les regroupements de solidarité qui ont vu le jour au Québec. Cela permet également mettre en lumière les transformations vécues au fil du temps et les enjeux et défis actuels pour la défense des droits humains devant la répression, la criminalisation et les violations des droits humains. Nous tenons à remercier les auteur-e-s d’avoir accepté de partager leurs expériences, connaissances et archives visuelles, ainsi que toutes les personnes qui ont appuyé solidairement la révision et traduction des articles et qui ont partagé leurs illustrations et poèmes. Bonne lecture !abc