Communiqué de presse no. 3
San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, Mexique
Le 16 février 2016
Il y a 20 ans aujourd’hui, à San Andrés Sakamch’em de los Pobres, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et le Gouvernement fédéral ont ratifié les accords de San Andrés concernant les droits et la culture autochtones. Déjà 20 ans que le gouvernement du Mexique refuse de les appliquer; 20 ans de leur mise en œuvre sur les territoires zapatistes, et la construction de leur propre manière de se gouverner, tout d’abord par l’entremise des Municipalités autonomes et postérieurement avec les 5 Caracoles et leur Juntas de Buen Gobierno.
Le Centro de Derechos Humanos Fray Bartolomé de Las Casas (Frayba) considère que l’État mexicain n’a non seulement pas respecté ses engagements d’honorer, de garantir et de promouvoir les droits des peuples autochtones, mais a également violé ces droits à plusieurs reprises. Cela pour imposer sa politique économique et promouvoir un modèle de développement économique bénéfique aux entreprises nationales et étrangères, au détriment des communautés autochtones à travers le pays.
Les instances fédérales et étatiques ont bafoué les droits autochtones, particulièrement ceux concernant l’autodétermination, l’autonomie et le droit à la terre et au territoire. C’est notamment le cas du village nahua de Xochicuautla, dans l’État de Mexico, qui suite à la menace de la construction de l’autoroute Toluca-Naucalpan sur son territoire, un projet du groupe Higa, dénonce la dévastation de celui-ci. C’est également le cas de la tribu Yaqui du Sonora, qui a gagné un recours accordé par la Cour suprême de justice de la nation, visant à suspendre l’aqueduc Yaqui, qui les prive de leur source d’eau servant à approvisionner les industries à Hermosillo. Cependant, pas même les autorités ont à ce jour respecté cette décision de la Cour.
Les types de gouvernance que de nombreuses communautés et peuples originaires ont construits ont également été attaqués, comme c’est le cas des communautés autonomes de Santa-Maria Ostula et Cherán dans le Michoacán, agressés par les gouvernements locaux, étatiques et fédéraux qui sont bien souvent complices avec le crime organisé.
Il est important de souligner que les politiques anti-insurrectionnelles menées par l’État mexicain contre l’EZLN et les communautés au Chiapas qui construisent des voies alternatives au capitalisme néolibéral continuent. La militarisation de zones autochtones, la montée des conflits au sein des communautés ayant une présence zapatiste, l’instrumentalisation d’organisations paysannes pour confronter les bases qui appuient l’EZLN et l’utilisation de programmes gouvernementaux d’assistanat pour contrôler et coopter la population qui résiste, sont évidentes. De plus, le déplacement forcé et l’impunité des délits contre l’humanité commis par l’armée mexicaine et les groupes paramilitaires persistent.
Le Frayba revendique le droit inaliénable des peuples autochtones à l’autonomie et à l’autodétermination afin qu’ils définissent leurs propres formes de gouvernance, ainsi que leur droit à la terre et au territoire, élément fondamental de leur conception du monde et essentiel à leur survie.
Cet article a été publié le 16 février 2016, en espagnol, sur : http://www.frayba.org.mx/archivo/boletines/160216_boletin_03_san_andres.pdf.
Traduction par Macarena Laraabc
Voici un extrait du journal qu’a écrit une participante aux Brigades civiles d’observation (BriCOs), lors d’une première expérience d’observation qu’elle a réalisée au Chiapas en 2015. Nous nous retrouvons ici au troisième jour de son séjour de deux semaines qu’elle a passé en compagnie de zapatistes tseltales.
Vendredi 23 octobre
D’habitude on dit : « C’est fou comme le temps passe vite! ». Aujourd’hui, moi je dis : « C’est étonnant comme le temps ne passe pas vite… ». On se lave, on se fait à manger, on fait la sieste, une courte promenade, les heures passent lentement, lentement. Ça me donne l’occasion, cependant, de tout observer : la végétation, les oiseaux, les insectes, les hommes. Les cinq nouveaux compas qui sont arrivés hier ont dormi sur le plancher de la terrasse, pour profiter de la fraîcheur des tuiles. En après-midi, il en arrive sept autres. Puis, encore d’autres vers seize heures trente. Ils sont de corvée pour nettoyer le terrain du balneario, c’est-à-dire couper l’herbe et les broussailles à la machette. Ils se démènent dans une chaleur étouffante. […]
[…] Nous sommes allés voir Lisa pour avoir des tortillas. Il n’y en pas de prêtes parce que l’électricité n’est pas encore revenue. Elle a un moulin électrique et un moulin manuel qu’elle ne peut manipuler, étant donné sa grossesse avancée. Elle est assise sous un auvent avec son mari et ses enfants. Ils égrènent du maïs à l’aide d’une lame de fer. Luis et Flor aussi participent à la tâche. Le maïs moins beau, celui qui est brun ou noir, est jeté dans une brouette, il servira pour les volailles. Rodolfo possède une scie à chaine de douze kilos, avec une lame assez longue pour abattre les arbres énormes qui poussent tout autour. Ils ont des ruches aussi, pour le miel. Leur chat est attaché sur la réserve d’épis de maïs et dort. Je crois que c’est pour l’habituer à veiller sur le maïs qui attire la vermine.
Une chaloupe fait traverser la rivière aux gens des environs. Sur l’autre rive, des enfants se baignent nus dans l’eau brune et s’amusent comme de petits rois. Il y a des oiseaux de toutes les tailles dans les arbres géants qui poussent sur le terrain. Un gros oiseau brun-noir, avec des plumes jaunes sur sa longue queue, lance des « couroucoucous, couroucoucous » et autres sons qui nous sortent de notre torpeur. C’est chaud, humide, je suis collante et j’ai hâte que la rivière devienne plus claire pour me baigner.
Ernesto se fait couper les cheveux par Fernando et Miguel. Il est assis sur la terrasse et les deux, avec application et un grand sourire, lui font un « coco » à l’aide d’un rasoir, un « Gilette » comme ils disent, et des ciseaux. [...] Heureusement, l’électricité est revenue. Pour le dîner, j’ai cuisiné sur le feu extérieur une soupe aux lentilles qui, à l’origine, devait être une sauce pour un spaghetti. Les nouilles sont allées rejoindre les lentilles dans le chaudron. Avec trois petits piments séchés, achetés au marché de San Cristobal, le tout était très bon, mais ne manquait pas d’ajouter de la chaleur à notre état.
L’endroit est rempli d’hommes, dix-neuf. Quatre d’entre eux s’en retournent vers la fin de l’après-midi. Nous passons la soirée avec les autres. Il manque de chaises. Un homme, du nom de Lucas, parle aux autres longuement et semble leur expliquer quelque chose de grave, en tseltal. Nous ne comprenons pas. Ernesto demande à Pierre : « Bixchi a wotan? » et traduit aussitôt en espagnol : « ¿Qué dice tu corazón? », c’est-à-dire : « Qu’est-ce que dit ton cœur? ». Pierre lui dit qu’il sent qu’il se passe quelque chose d’important. Ernesto acquiesce de la tête, mais n’en dit pas plus. Puis, Lucas les nomme tous et nous devinons qu’il leur donne des tours de garde. Ça discute encore un peu. Il vient nous voir et nous demande de les accompagner le lendemain matin à cinq heures, pendant qu’ils vont débroussailler les abords du chemin. Il explique qu’ils ont été informés que des priistes (partisans du PRI, le parti au pouvoir) vont venir nettoyer le terrain, pour manifester leur refus de reconnaître les droits de propriété des zapatistes sur le balneario. Les compas veulent partir et commencer tôt pour les prendre de vitesse. C’est d’accord, nous les accompagnerons. Pierre est songeur… Lucas lui demande à son tour : « ¿Qué dice tu corazón? ». Quelle gentillesse. Tout à coup, l’électricité est encore interrompue, à la même heure toujours. À la lumière de la chandelle, nous faisons nos préparatifs et nous nous couchons en ne sachant pas trop à quoi nous attendre pour le lendemain. […]
Samedi 24 octobre
Comme deux bons soldats, nous sommes levés à cinq heures. Mais rien ne bouge ou presque. [...] Sur le plancher, étendus et enroulés comme des momies dans leur couverture, les compas dorment tous encore. On se recouche et on attend en somnolant. À six heures trente, on vient nous chercher et on part aussitôt jusqu’à la limite du territoire, en haut de la route. Les hommes marchent vite, ils sont treize, ils ont tous leur machette. Personne n’a déjeuné. Il fait encore à moitié noir, la lumière apparaît peu à peu, c’est très beau et je ne peux m’empêcher de prendre des photos. Arrivés en haut de la côte, les compas se mettent aussitôt à couper l’herbe et les broussailles des deux côtés du chemin, ils sont rapides et efficaces. Avec mon bâton, j’éloigne les branches qui sont tombées sur l’asphalte. Puis, des priistes commencent à arriver, seuls ou en petits groupes. Les compas continuent leur travail. Il arrive de plus en plus d’hommes, j’en compte trente-sept au total. Ils ne se regardent pas. Les priistes commencent alors à nettoyer le chemin et le terrain à leur tour. L’ambiance est tendue. Des deux côtés, chacun aiguise sa machette. Un des priistes s’empare d’une bouteille d’eau qu’un compa avait laissée en vue sur le bord du chemin, il la lance au loin violemment. C’est toute une atmosphère, mais curieusement je ne suis pas inquiète. Je sens les compas calmes, en contrôle et entraînés à bien réagir dans ce genre de situation. Ils sont disciplinés et agissent d’un seul bloc. Je les admire. Après un certain temps, Lucas vient nous voir et nous dit qu’on va tous s’en retourner, que c’est mieux ainsi parce qu’ils sont trop nombreux. Il nous demande de rester en petits groupes, de ne pas les regarder ni les provoquer. Nous nous en retournons donc en passant devant une haie d’honneur de priistes assis de chaque côté du pont, sur le garde-fou, en train d’aiguiser leur machette. Malgré leur air intimidant, tout se passe bien.
Aussitôt revenu à la maison, chaque compa va se couper un long bâton qu’il aiguise à l’une des extrémités avec sa machette. Les plus jeunes font le guet tout autour de l’établissement. Les plus vieux, rejoints par Rodolfo, tiennent un conciliabule. Tout le monde parle et tout à coup, le consensus se fait. Rodolfo vient nous voir et nous demande de faire nos sacs à dos au cas où il y devrait y avoir une évacuation d’urgence. Nous devons donc vider notre chambre et tout ranger dans nos sacs que deux jeunes compas vont porter à la maison de Rodolfo. Je ne sais trop quoi penser, je ne souhaite pas que notre séjour prenne fin si abruptement. Nous prenons un dîner froid, notre dernier avocat et nos dernières tomates, du thon et des tortillas de frijoles qu’Ernesto nous a offertes. Soudain, les compas prennent chacun leur bâton et courent vers la rivière. Que se passe-t-il? Où est tout le monde? Il ne reste que Fernando avec nous. Une demi-heure plus tard, ils reviennent tous et Ernesto nous informe que les priistes sont partis : « Se marcharon los cabrones ». Vont-ils revenir? Ernesto dit qu’ils ont un plan, mais qu’on ne le connaît pas… Au bout d’un moment, les hommes repartent nettoyer le terrain, plus détendus et en bavardant entre eux. On nous explique que le balneario appartient au caracol depuis 2008, mais que les priistes du village d’Agua Santa ne l’acceptent pas. Ils essaient de récupérer le territoire pour profiter d’un développement touristique, comme à Agua Azul. Les compas tiennent à garder le terrain parce que la terre y est bonne pour la culture.
Nous pouvons aller chercher nos sacs à dos, Pierre y va, accompagné de Pedro […]. Les hommes sont de retour de leur corvée. Lucas me dit que l’entrée d’eau a été coupée à la machette, pour que je le note dans notre rapport. Il explique que les dernières semaines, il n’y avait pas d’observateurs-trices et que c’est peut-être la raison pour laquelle les priistes reviennent en force. L’électricité, qui avait encore été coupée hier, revient vers dix-huit heures.
Ernesto et ses quatre compagnons vont se baigner à la rivière et reviennent de bonne humeur. Ernesto nous montre des cailloux qu’il a trouvés dans l’eau, il y en a un en forme de cœur. [...] Il est tout heureux de ses trouvailles. Nous soupons d’une soupe de maïs et de tortillas. C’est difficile de faire du feu, le bois est humide, les allumettes aussi. […]
Je sens que nous nous rapprochons un peu plus chaque jour, malgré la barrière de la langue qui nous maintient dans deux mondes parallèles. Je m’imprègne de plus en plus de cette atmosphère de gentillesse, de douceur et de respect. Les compas vivent entre eux unis comme dans une famille heureuse. Ernesto est comme le père, Manuel le grand-père, tranquille et calme, les plus jeunes, enjoués, moqueurs et attachés aux plus âgés. J’adore quand un jeune homme me salue en me disant « buenos días compañera ».abc
En juillet 2015, je me suis rendue au Chiapas, dans le sud du Mexique, dans l’intention de prendre part aux Brigades d’observation des droits humains (BriCOs) du Centro de Derechos humanos Fray Bartolomé de las Casas (FRAYBA). Les BriCOs sont nées d’une collaboration entre les communautés zapatistes et le FRAYBA et permettent de mettre à profit leurs réseaux de solidarité internationale dans la lutte pour le respect de leurs droits fondamentaux. Ce texte consiste ainsi en un témoignage de mon expérience au sein des BriCOs.
Un mouvement toujours aussi vivant
Le soulèvement zapatiste de 1994 a reçu beaucoup d’attention médiatique et a inspiré plusieurs autres mouvements de lutte pour l’autonomie à travers le monde. Aujourd’hui, le mouvement demeure présent sur la scène politique mexicaine, plus de 20 ans après l’insurrection. À titre d’exemple de la force qui anime encore ce mouvement social, le 21 décembre 2012, près de 40 000 autochtones ont fait irruption dans des lieux importants du pouvoir chiapanèque. Le choix du 21 décembre s’explique par la commémoration du massacre d’Acteal ayant eu lieu le 22 décembre 1997. Dans les mots de Raúl Zibechi, journaliste et écrivain mexicain :
Convaincante, silencieuse, disciplinée, bien plus massive que le soulèvement armé du 1er janvier 1994 qui avait fait connaître au monde l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), cette mobilisation a démontré que le mouvement zapatiste n’est pas à bout de souffle en dépit de sept années sur la défensive[1].
En effet, le mouvement zapatiste est encore en pleine effervescence, comme en témoigne l’expérience de La Escuelita, une série de cours offerts dans les cinq Caracoles[2], ouverts aux allié-e-s solidaires à travers le monde et visant à faire connaître la réalité des communautés zapatistes[3]. Cela ne signifie toutefois pas que celles-ci ne sont plus victimes d’atteintes à leurs droits fondamentaux. Les déplacements forcés ainsi que l’intimidation du gouvernement, parfois par l’entremise de tiers, sont au nombre des difficultés quotidiennes auxquelles les familles zapatistes doivent faire face. Pour cette raison, les communautés continuent de demander l’appui des BriCOs. Les bénévoles des BriCOs se rendent donc dans les communautés sur la demande de celles-ci et ce sont les familles zapatistes elles-mêmes qui sont derrière cette prise de décision.
La rencontre avec les familles zapatistes
Après avoir suivi une formation dispensée par d’anciennes participantes des BriCOs, je me suis rendue aux locaux du FRAYBA à San Cristobal de Las Casas afin de rencontrer les autres observateurs bénévoles avec qui j’allais passer plusieurs semaines. Deux jours plus tard, je me retrouvais propulsée dans la réalité que j’avais tant étudiée à distance. Les communautés zapatistes sont autonomes, ce qui signifie qu’elles refusent toute aide financière de la part du gouvernement et disposent de leurs propres écoles. Le tout est administré par des Caracoles. Notre première destination comportait ainsi un arrêt dans un Caracol, afin de s’identifier et d’exprimer nos motivations. À notre arrivée au Caracol, j’ai pu constater la vitalité de la lutte zapatiste. Il faut mentionner que tout ce que j’avais appris sur le mouvement zapatiste par le passé m’apparaissait très loin de ma propre réalité. Ayant grandi dans une société où le capitalisme est bien peu souvent mis en doute, je me retrouvais dans une toute nouvelle conception du monde. Ce sentiment de surprise et d’admiration m’a accompagné au cours de mes deux séjours dans les communautés. Au contact des familles zapatistes, j’ai été intimidée de me trouver face à la volonté et la résilience dont j’avais entendu parler. Le contact avec les familles était souvent maladroit puisque notre simple présence était tout ce qui était attendu de nous et que les responsables du FRAYBA nous avaient demandé de nous concentrer sur notre rôle d’observateurs et de demeurer neutres.
Malgré l’obstacle de la langue et la gêne des familles et la nôtre, les familles zapatistes ont réussi à nous communiquer leurs angoisses et leurs craintes, mais surtout leur volonté d’améliorer l’avenir de leur peuple. Les adultes dont nous avons fait la connaissance font beaucoup de sacrifices au quotidien, afin d’assurer aux générations qui viendront après eux un niveau de vie décent. Ils savent combien la terre est précieuse et qu’il vaut mieux la cultiver que la vendre. Les communautés font face à la dépossession de leurs terres par l’État et mettent à profit toutes les méthodes non violentes à leur disposition pour se défendre.
Au total, j’ai séjourné dans deux communautés différentes, l’une d’appartenance zapatiste et l’autre appartenant à l’organisation Las Abejas. C’est une organisation qui appuie la lutte zapatiste, mais seulement dans ses activités non violentes, ce qui signifie que ses membres se dissocient de l’EZLN. Dans les deux communautés que j’ai pu découvrir, les principales violations dont sont victimes les familles sont de l’intimidation de la part des familles non-zapatistes qui vivent dans les environs. Notre rôle en tant qu’observateurs-trices consistait à documenter ces violations, par des photos et des témoignages, ainsi qu’à transmettre les préoccupations des familles zapatistes au FRAYBA.
La solidarité internationale et les BriCOs
Malgré ma volonté de participer aux BriCOs, j’ai souvent remis en doute l’utilité de ma présence. Mes privilèges en tant qu’occidentale peuvent-ils être réellement mis à profit dans cette relation de solidarité avec les Zapatistes ? C’est en quelque sorte le pari que tentent de relever les différents projets d’accompagnement et d’observation des droits humains tels que les BriCOs. Au cours de la formation, on m’a appris que ces projets se veulent une alternative à la coopération internationale traditionnelle, dans laquelle les communautés concernées ont souvent peu de pouvoir décisionnel. La force des BriCOs vient de la reconnaissance des participant-e-s de leurs propres privilèges, ainsi que du fait qu’elles sont mises en place à la demande explicite des communautés[4]. C’est finalement les familles zapatistes qui m’ont elles-mêmes convaincue. Alors qu’elles partageaient leur quotidien avec nous, les familles zapatistes ont à de multiples reprises exposé leurs craintes pour leur sécurité. Elles nous ont exprimé combien la présence des observateurs et observatrices était importante pour elles et s’inscrivait dans leur stratégie de résistance non violente.
Enfin, j’ai beaucoup appris lors de mes deux courts séjours dans les communautés. Au-delà des différences culturelles qui nous séparent, je ne peux qu’admirer la façon dont chaque personne porte en elle le projet de tout un peuple. Je suis finalement convaincue que les BriCOs sont aujourd’hui encore tout aussi pertinentes qu’à leur création et qu’elles le resteront tant que les communautés zapatistes jugeront qu’elles les aident à assurer leur sécurité.
Photo : Lors de La Escuelita en 2013. Photographie d’Annie Lapalme
Références [1] Zibechi, Raúl (2014). « La révolution décolonisatrice du zapatisme », Alternatives Sud, vol. 21, p. 85 à 108. [2] Les Caracoles administrent les différentes facettes de l’autonomie zapatiste. [3] Schools for Chiapas. « La Escuelita », en ligne : http://www.schoolsforchiapas.org/advances/schools/la-escuelita/ (page consultée en septembre 2016). [4] Guénette, Laurence (2015). « L’accompagnement international : La solidarité autrement! », Projet Accompagnement Québec-Guatemala, en ligne : http://www.paqg.org/node/407 (page consultée en septembre 2016).abc
Références [1] Zibechi, Raúl (2014). « La révolution décolonisatrice du zapatisme », Alternatives Sud, vol. 21, p. 85 à 108. [2] Les Caracoles administrent les différentes facettes de l’autonomie zapatiste. [3] Schools for Chiapas. « La Escuelita », en ligne : http://www.schoolsforchiapas.org/advances/schools/la-escuelita/ (page consultée en septembre 2016). [4] Guénette, Laurence (2015). « L’accompagnement international : La solidarité autrement! », Projet Accompagnement Québec-Guatemala, en ligne : http://www.paqg.org/node/407 (page consultée en septembre 2016).abc
Pour comprendre le mouvement de solidarité des Québécois-es avec l’Amérique latine et leurs réticences au libre-échange, il est nécessaire de remonter aux sources de ce mouvement et aux évènements qui l’ont marqué.
Au Québec, les religieux qui étouffaient sous Duplessis n’allaient pas en Afrique, mais plutôt en Amérique latine. C’est le cas par exemple de Jean Ménard qui, dans les années 1960, est allé vers les communautés de base au Brésil où il rencontre la théologie de la libération. C’est l’époque où le prêtre Camilo Torres dirige une guérilla colombienne et où Paulo Freire fait de l’éducation un instrument révolutionnaire.
Plusieurs de ces prêtres québécois avaient choisi le Chili. Ces « missionnaires » revenaient au Québec pour chercher du financement, et nous informaient de la politisation et des analyses des gens avec lesquels ils travaillaient dans les quartiers populaires.
Le premier choc fut lors du coup d’État des généraux brésiliens, appuyé par la compagnie canadienne BRASCAN (aujourd’hui Brookfield Asset Management Inc. qui a toujours d’importants contrats avec le gouvernement canadien). Dès 1965, on militait d’ailleurs à l’Université de Montréal contre le Centre international de criminologie comparée de Denis Szabo, accusé de participer à la formation de policiers de la dictature militaire avec l’appui financier du Canada.
On suivait alors avec intérêt l’expérience sociale-démocrate au Chili où Allende nationalisait les mines de cuivre. Le sanglant coup d’État de Pinochet en 1973, financé par International Telephone and Telegraph (ITT), une multinationale états-unienne, avec l’appui de Nixon et Kissinger, soulève une immense vague de solidarité. Le Québec accueille soudainement plus de 7 000 réfugié-e-s politiques et plusieurs anciens missionnaires expulsés, grâce à un immense mouvement de solidarité. Le Comité Québec-Chili d’abord, avec Suzanne Chartrand, puis Solidarité Amérique latine avec Jean Ménard, s’activent. Le bulletin Québec-Chili est tiré à 25 000 exemplaires. En 1975, le Québec syndical et populaire réunit 45 invités étrangers et 500 Québécois-e-s pour la Conférence internationale de solidarité ouvrière (CISO). La sauvagerie du coup de 1976 en Argentine, puis la victoire des sandinistes au Nicaragua en 1979, nourrissent la solidarité avec les luttes de l’Amérique latine, très présente pour les militant-e-s québécois-e-s. C’est à ce moment qu’une structure et une tradition de solidarité se sont solidifiées.
Gérald Godin, ministre de l’Immigration en 1980, envoie chercher les membres de l’exécutif du syndicat du secteur public salvadorien emprisonnés par la dictature. Mais ce sera aussi l’époque marxiste-léniniste qui s’attaque aux groupes de solidarité en exigeant leur dissolution et leur ralliement au parti. Au Québec, le référendum de 1980 amène une désillusion. Trudeau en profite pour rapatrier la Constitution sans l’accord du Québec et impose une Charte des droits. Financièrement coincé par les agences de notation, le gouvernement du Parti québécois (PQ) adopte en 1983 la loi 111, qui retire les avantages accordés aux travailleurs avant le référendum, coupe les salaires de 20 % pour trois mois, supprime une année d’ancienneté et marque une rupture brutale avec les syndicats et la position de gauche du PQ. La grande coalition de la solidarité qui se voyait comme une gauche unie éclate.
En septembre 1984, lors des élections fédérales, les nationalistes québécois donnent leur appui à Brian Mulroney, président de la compagnie américaine Iron Ore, qui vient de congédier les travailleurs de Fermont et menace ceux de Sept-Îles. En novembre de la même année, René Lévesque propose le « beau risque », c’est-à-dire d’appuyer Mulroney et la droite pour défaire les libéraux, responsables du rapatriement. Il avait déjà évoqué cette hypothèse dans une entrevue diffusée en Europe durant la « crise d’octobre » de 1970 : « Nous sommes un peuple autonome et nous n’avons pas besoin de passer par les Canadiens pour négocier et gérer notre économie en accord avec les États-Unis ». Plusieurs têtes d’affiche du gouvernement du PQ démissionnent : Jacques Parizeau, Camille Laurin, Denise Leblanc-Bantey, Gilbert Paquette, Jacques Léonard, Jérôme Proulx, Louise Harel, Denis Lazure et Pierre de Bellefeuille. Un congrès du PQ est alors convoqué. Le 11 janvier 1985, René Lévesque dont le parti va à vau-l’eau est hospitalisé. Il s’échappe et propose au congrès la mise en veilleuse de l’option indépendantiste (le « bon gouvernement »). Il quittera la politique en juin 1985.
Face au libre-échange, on ne peut comprendre le militantisme québécois sans comprendre ces origines de la solidarité. Sous-jacent au « beau risque », il y avait cette hypothèse que l’alliance commerciale avec les États-Unis affaiblirait la domination du Canada accordant ainsi une nouvelle marge de manœuvre aux Québécois-es.
Mulroney, répondant toujours aux desiderata de ses maîtres, les États-Unis, avait proposé de modifier la Charte constitutionnelle canadienne pour y introduire la propriété privée comme droit fondamental, ce qui souleva un tollé citoyen l’obligeant à reculer. C’est alors qu’il revint avec l’idée du libre-échange, qui confère aux transnationales une protection de leurs propriétés contre les politiques sociales des gouvernements. Le projet du libre-échange est tout de suite épousé par la droite nationaliste du PQ (Landry, Johnson et Parizeau), consacrant ainsi la rupture avec les intérêts des travailleurs dont les leaders sont divisés. Dès 1985, au Sommet irlandais de Québec, Mulroney obtient de Reagan l’ouverture de négociations pour un accord de libre-échange. Les négociations traînent, et l’accord de libre-échange sera finalement signé en 1989 et entrera en vigueur en 1990. Pierre-Marc Johnson, après son passage au PQ, fera toute sa carrière sur la promotion du libre-échange. Robert Bourassa et son Parti libéral étaient également favorables au libre-échange. Les opposants étaient donc bien peu représentés.
Mulroney avait défendu l’accord en affirmant que c’était le seul moyen de se prémunir contre les décisions très défavorables aux industries et entreprises canadiennes rendues par les tribunaux et les instances spécialisées des États-Unis. Dans la foulée, Bill Clinton propose un accord de libre-échange avec le Mexique. Le Canada n’est pas dans le coup, ce qui s’avère être une catastrophe, car l’entente entre le Canada et les États-Unis s’étendra au Mexique sans que nous n’ayons pu en négocier les conditions. Mulroney se traîne à genoux pour prendre part aux négociations. On lui offre finalement un strapontin de négociateur qui est en fait un rôle d’observateur, car les vraies négociations se passent entre avocats du « Business Forum » créé pour l’occasion, qui rédigent et soumettent les propositions aux comités officiels de négociation. Les travailleurs se sont réveillés à partir du moment où les emplois quittèrent le Québec pour le Mexique.
L’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA, TLC en espagnol et NAFTA en anglais) est signé en 1993, une année électorale tant aux États-Unis qu’au Canada. Mulroney, qui mène une campagne pour la ratification de l’ALÉNA, subit une défaite historique; seuls deux de ses députés sont réélus à travers le Canada, dont Jean Charest à Sherbrooke (qui avait quelque temps auparavant dû démissionner de son poste de ministre pour avoir tenté d’influencer un juge). Les deux candidats élus, Bill Clinton et Jean Chrétien, avaient fait campagne contre l’ALÉNA pour obtenir les votes des environnementalistes et des syndicalistes. Élus, ils oublient leur promesse et bricolent deux ententes annexes sur les conditions de travail et l’environnement, tout en annonçant des fonds à ceux qui subiront des pertes suite au libre-échange.
Mais surtout, au lendemain de l’entrée en vigueur de l’ALÉNA, l’économie mexicaine entre en crise et le peso s’effondre. Des dizaines de milliers d’entreprises font faillite. Les États-Unis avec le Fonds monétaire international (FMI) viennent à la rescousse des banques mexicaines (40 milliards de dollars qui en fait iront à rembourser les banques états-uniennes qui avaient prêté de l’argent aux banques mexicaines), mais pas aux centaines de milliers de chômeurs laissés en plan. Le cœur sur la main, Clinton annonce qu’il ouvrira l’Amérique latine au complet au libre-échange : ce sera la ZLÉA (Zone de libre-échange des Amériques, ALCA en espagnol et FTAA en anglais.)
Au moment de l’entrée en vigueur de l’ALÉNA, on assiste à une intense période de négociations commerciales internationales. Les négociations du cycle de l’Uruguay (Uruguay Round) aboutissent et modifient l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tariffs and Trade-GATT), créant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dotée d’un organe de règlement des différends qui ressemble à celui de l’ALÉNA. Le reniement des engagements politiques contre l’ALÉNA alimentera la rage des manifestant-e-s contre la conférence ministérielle de l’OMC de Seattle en 1999. C’est dans ce contexte que s’ouvrent à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) des négociations secrètes pour la signature d’un Accord multilatéral sur les investissements (AMI). Au Québec, nous avons vent de ces négociations, et Alternatives lance l’opération SalAMI. Un fonctionnaire divulgue le document qui sera diffusé par le Conseil des Canadiens. La lecture de ce projet provoque un choc, surtout en France où les artistes constatent que l’industrie du cinéma français est directement visée. Le président François Mitterrand demande un rapport qui recommande finalement de ne pas poursuivre les négociations. Il s’agit du premier triomphe du militantisme qui réussit à faire échouer un projet international de traité.
On n’avait pas attendu cette victoire pour lancer l’opération anti-ZLÉA. Dès 1994, Alternatives (sous la direction de Pierre Beaudet) finance une mission avec la Confédération des syndicats nationaux (CSN) pour sensibiliser les mouvements sociaux et syndicaux du Brésil au projet de ZLÉA. Dorval Brunelle qui dirige l’Observatoire des Amériques prend contact avec la Red Mexicana de Acción frente al Libre Comercio (Réseau mexicain d’action contre le libre-échange - RMALC), formée initialement d’entrepreneurs poussés à la faillite par le libre-échange). Les groupes et syndicats québécois créeront le Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC). Il en naîtra dans les Amériques l’Alliance sociale continentale qui tiendra des forums parallèles chaque fois que les négociateurs de la ZLÉA se rencontreront et discuteront avec le Business Forum. Après la rencontre de Belo Horizonte au Brésil en 1997, la mobilisation atteindra un point culminant à Québec en 2001 avec le Sommet des peuples pendant le Sommet des 34 chefs d’État des Amériques (à l’exception de Cuba). Cuba convoque contre la ZLÉA une grande conférence latino-américaine annuelle dont Marcela Escribano d’Alternatives sera responsable. Déjà au premier Forum social mondial de Porto Alegre en 2001, on sentait que l’enjeu du libre-échange s’estompait avec le sentiment que la bataille était presque gagnée. Élu à la présidence du Brésil, Lula mettra fin aux négociations et donc au projet de ZLÉA. Il s’agit de la deuxième grande victoire de la mobilisation populaire et de la solidarité contre un projet de traité international économique.
Le sentiment de victoire semble avoir fait baisser la tension lorsque le Canada entreprit de négocier d’autres ententes de libre-échange, toutes avec des gouvernements de droite en Amérique latine, souvent non-démocratiques ou corrompus. Plusieurs accords entrent en vigueur : Chili (1997), Costa-Rica (2002) Pérou (2009), Colombie (2011), Panama (2013) et Honduras (2014).
Ces traités sont devenus avec les années une forme de routine, une espèce de fatalité néolibérale avec laquelle il fallait vivre. En plus, le gouvernement Harper supprimait l’enregistrement fiscal des groupes qui osaient se prononcer sur des enjeux politiques. Et maintenant, c’est dans le quasi-silence que le Canada abandonne sa souveraineté aux investisseurs multinationaux dans un accord avec l’Union européenne (CETA) ou les pays du Pacifique (contre la Chine). Le Brexit empêchera l’Angleterre de donner son approbation, mais l’accord avec le Canada chemine malgré un premier refus par le Parlement européen.
C’est peut-être un constat contemporain que les gouvernements méprisent maintenant la démocratie, limitant ainsi l’impact des groupes de solidarité, alors que les gouvernements du Nord coupent systématiquement leurs ressources financières, et que ceux du Sud interdisent le financement des groupes locaux par des ONG de l’étranger (Inde, Maroc, Russie).
L’urgence est à l’élaboration de nouvelles tactiques!
Photo : Caricature tirée de la revue Caminando, vol. 21, no 3, avril 2001. Archives du CDHALabc
Les années 1980 et 1990 étaient une période de grande effervescence autour de l’Amérique centrale, au Québec comme ailleurs dans le monde. La victoire de la révolution sandiniste au Nicaragua en 1979, l’acharnement de l’administration américaine contre les luttes de libération de ces petits pays si près de nous, et la résistance de leurs peuples, avaient allumé l’imaginaire collectif. Nous vivions à la fois ce qu’avaient été pour d’autres générations la guerre civile espagnole et la guerre du Vietnam. Des milliers de personnes partaient pour participer à des brigades de travail au Nicaragua et les pays du Nord pullulaient d’organisations en solidarité avec les peuples de l’Amérique centrale.
En 1978, j’étais parti faire mes études aux États-Unis et j’ai été frappé par la méconnaissance de la population des crimes de guerre perpétrés en leur nom par le gouvernement des États-Unis. Il faut dire que j’ai beaucoup été influencé pendant ma jeunesse par les peñas culturelles, les témoignages des années Allende et du désastre qui a suivi, ainsi que la vague de réfugié-e-s chilien-ne-s qui se sont installé-e-s au Québec. Ceci a sans doute motivé mon intégration au Committee on Central America (avec son délicieux sigle COCA) qui n’était pas rattaché à l’université mais était plutôt basé dans la communauté de Cambridge, au Massachussetts. Notre théâtre de guérilla (nous enfilions des vêtements militaires pour apparaître dans les cafétérias universitaires et séquestrer d’autres membres du groupe dans des simulations de ce qui se passait en Amérique centrale), nos tracts, vigiles, conférences et autres événements nous paraissaient des gouttes dans un océan d’indifférence.
Quelques semaines plus tard, je me faisais arrêter avec le célèbre linguiste et politologue Noam Chomsky. Chomsky, moi et 500 autres personnes avions bloqué l’entrée d’un édifice fédéral à Boston pour protester après que la CIA ait miné les ports au Nicaragua. Des milliers ont fait de même à travers le pays et des milliers d’autres s’étaient organisés en appui sans toutefois participer eux-mêmes à l’action directe non-violente. La police n’était pas organisée pour emprisonner tant de personnes et a décidé de nous mettre sous écrou dans le sous-sol de l’édifice. Notre consigne était de nous identifier à la police avec notre prénom et avec Sandino comme nom de famille. La police nous a finalement libérés quand nous nous sommes identifiés avec nos vrais noms.
En 1987, je suis parti au Nicaragua, membre d’une brigade de travail montréalaise. Ma mère s’est intégrée à la même brigade, bien que nous ayons travaillé et vécu à différents endroits une fois rendus sur place. Elle est allée au Nicaragua à plusieurs reprises par la suite comme professeure au Cégep Dawson dans le programme Nord-Sud, amenant des étudiant-e-s chaque année à se conscientiser en vivant une expérience dépaysante et enrichissante. Ce programme existe encore aujourd’hui – mon fils l’a suivi après que ma mère eut pris sa retraite. Des programmes similaires ont déjà existé au Cégep Maisonneuve et ailleurs, mais en bataille constante avec les administrations de leurs collèges, leur survie toujours menacée en ces temps de néolibéralisme et de pensée unique mercantiliste.
Être au Nicaragua à ce moment-là était toute une éducation. C’était inouï de se retrouver dans un pays où le gouvernement était véritablement du côté de son peuple. Et c’était ça le Nicaragua sous les Sandinistes. La fierté et la dignité étaient évidentes. Les jeunes partaient dans tous les coins du pays faire de l’alphabétisation, les livres publiés après la révolution étaient bon marché et disponibles partout, les gens de toutes les strates de la société participaient à des ateliers et écrivaient de la poésie, et les gens s’organisaient dans leurs quartiers. Tout l’avenir était en construction. Pendant qu’ailleurs en Amérique centrale les armées semaient la terreur, séquestraient, torturaient, et assassinaient leurs populations, au Nicaragua les jeunes soldats, hommes et femmes, faisaient de l’autostop pour regagner leurs casernes sur les fronts de bataille et les camions de l’armée laissaient monter les non-combattants pour donner un coup de main et les amener à leur destination. Les commandant-e-s qui formaient le gouvernement étaient omniprésent-e-s et pendant nos quelques mois sur place, je les ai vu-e-s à plusieurs reprises lors d’événements culturels, pour la commémoration de martyrs à l’église et à la grande fête d’anniversaire de la révolution devant une grande foule accompagnée sur scène par l’écrivain Alice Walker et le chanteur et acteur Kris Kristofferson.
Il y avait des projets de toutes sortes et ceux qui n’ont pas été détruits par les Contras ont laissé leur marque. Il y avait une énergie, un dynamisme, une volonté d’avancer ensemble, ce qui inspirait les internationaux qui arrivaient et repartaient avec la volonté de répandre le message pour contrecarrer tous les mensonges des grands médias qui diabolisaient les Sandinistes. Au Québec, la solidarité était énorme. À elle seule, l’organisation de base, Outils de paix, envoyait des bateaux remplis de matériel et de centaines de bénévoles. Toutes les grandes organisations, comme Développement et Paix, SUCO, CECI et plusieurs autres faisaient de leur mieux pour fournir une aide dont l’effet pouvait se multiplier par le fait que le gouvernement du pays, pour une fois, était du même bord, aligné sur les besoins de son peuple.
Mais c’était déjà le huitième anniversaire de la Révolution, la fébrilité de la victoire s’estompait et une certaine lassitude s’installait par rapport à la guerre. Les martyrs tués par les Contras armés par les États-Unis étaient devenus aussi nombreux que les martyrs de la révolution elle-même. Le pays saignait et les jeunes étaient les plus touchés. Trop de personnes mouraient simplement pour se trouver dans une région où opéraient les Contras. Ces derniers faisaient exploser les infrastructures et tous les nouveaux projets pendant qu’ils assassinaient les civils et les jeunes combattant-e-s inexpérimenté-e-s, surtout les professeur-e-s, les travailleurs et travailleuses de la santé, les étudiant-e-s qui faisaient de l’alphabétisation, et tous ceux et celles qui s’impliquaient pour le bien des autres. Le bilan était terrible et la perte des Sandinistes aux urnes deux ans et demi plus tard, bien que personne n’ait réussi à la prévoir, était une défaite annoncée. Tout subterfuge était bon pour endiguer la révolution selon la vision de la mafia washingtonienne de l’administration Reagan. Les milliards de dollars dédiés à cet effet ont fait scandale (l’Irangate ou l’affaire Iran-Contras) mais ont aussi semé la mort et la destruction à un tel point que la révolution ne pouvait plus résister.
En 1988, au sommet de la solidarité avec le Nicaragua, et le Salvador où une victoire de l’insurrection semblait imminente, je me suis joint au Comité d’appui au peuple du Guatemala (CAPG), à ce moment-là le parent pauvre de la solidarité avec l’Amérique centrale. Le CAPG avait été formé à Montréal alors que les nouvelles des massacres de 1978-1983 n’étaient que chuchotements et rumeurs. Plus de 200 000 personnes avaient été assassinées, 40 000 portées disparues, 441 villages rayés de la carte sous une politique de terre brulée. Un septième de la population était devenu des déplacé-e-s internes, un septième était enrôlé de force dans des « Patrouilles d’auto-défense civile » et un septième était en exil à l’extérieur du pays. Personne n’était au courant. C’était aberrant ! À l’université, j’avais travaillé sur l’intervention de la CIA qui voulait renverser le gouvernement populaire et démocratique d’Arbenz au Guatemala en 1954 qui était à la base de ce désastre humain. Cette histoire m’interpellait.
J’ai été présenté au Comité par une collègue d’Argentine avec qui je lisais des informations en espagnol à Radio Centre-Ville. C’était un petit comité d’une douzaine de personnes qui travaillaient d’arrache-pied dans l’anonymat absolu pour une cause plus qu’incertaine. On avait peur de l’infiltration et il fallait être rencontré et interrogé par deux des membres avant d’être admis. On y retrouvait quelques Guatémaltèques. C’était admirablement dynamique. Jamais depuis ai-je travaillé dans une organisation qui a tant fait avec si peu de moyens. Les réunions mensuelles pouvaient durer des heures. Les absences étaient quasi inexistantes et tout le monde était là pour travailler. La consigne était d’éviter l’institutionnalisation, de rester « maigres », sans bureau, sans employés, sans subventions, juste une boîte postale, un compte de banque et les cotisations des membres. Nos activités étaient souvent des collectes de fonds, ce qui permettait d’avoir une petite caisse de roulement pour d’autres activités et pour envoyer de l’argent à des projets au Guatemala. Souvent, les membres contribuaient eux-mêmes davantage. Les réunions n’étaient pas protocolaires et toutes les tâches étaient rotatives. Un sous-comité préparait l’ordre du jour à l’avance, quelqu’un présidait, un autre prenait des notes qui servaient de procès-verbal et on présentait une analyse de la conjoncture au Guatemala. À la fin de chaque réunion, on décidait qui ferait quoi pour la prochaine. Le calendrier de nos activités de l’année était plein.
Faire connaître la situation au Guatemala pour pouvoir changer les choses était notre champ de bataille. Tous les vendredis, nous faisions des vigiles devant la cathédrale Christ Church rue Sainte-Catherine : bougies, banderoles, pancartes, dépliants et théâtre guérilla à l’appui. Nous présentions des concerts de Kin Lalat, d’autres groupes guatémaltèques et de Karen Young, entre autres. Nous avons appuyé des expositions d’œuvres comme le travail de Freda Guttman sur le Guatemala et réalisé des encans d’œuvres d’art. Nous avons accompagné des militant-e-s guatémaltèques à travers le Québec : des syndicalistes à la rencontre d’autres syndicalistes, des leaders étudiant-e-s dans les universités, des membres du CUC et du CDA, des groupes de paysan-ne-s qui résistaient à la répression, du Groupe d’appui mutuel (GAM) des membres de familles de personnes portées disparues, de la Confédération des veuves engendrées par le génocide (CONAVIGUA) et de la Représentation unitaire de l’opposition guatémaltèque (RUOG), entre autres. Souvent, nos activités étaient appuyées par ou en collaboration avec certaines ONG comme Développement et Paix et Horizons of Friendship, et avec d’autres groupes solidaires de la base très importants dans le milieu comme le Social Justice Committee, le Comité chrétien pour les droits humains en Amérique latine, le Centre de documentation sur l’Amérique latine (CEDAL), le Solidarité Laurentides Amérique centrale (SLAM), Carrefour Tiers-Monde à Trois-Rivières, des groupes universitaires, et le Central America Committee de Concordia, le plus actif à cette période. Notre collaboration s’étendait à d’autres groupes de solidarité avec le Guatemala ailleurs au Canada et aux États-Unis.
En 1989, nous avons fait venir Rigoberta Menchú Tum. Elle est revenue en 1992 alors qu’elle devenait Prix Nobel de la Paix. C’était, pour moi, un grand bonheur de connaître cette femme. La commémoration de 500 ans de résistance à l’invasion européenne approchait et souvent elle parlait de la rencontre entre cultures qui aurait pu se faire, au lieu de la spoliation, l’évangélisation et la violence qui caractérisaient cette période. Lorsqu’elle parlait de son vécu et de la situation au Guatemala, et les gens l’écoutaient par milliers. Le Comité avait joué son rôle d’entremetteur et Lesvia, ma conjointe de l’époque, faisait partie de la campagne d’appui à la candidature de Rigoberta au Prix Nobel. C’est donc nous qui l’avions accompagnée en 1992 au Québec et Lesvia l’a suivi dans l’Ouest du Canada. Elle nous a invités à la célébration du Prix Nobel au Palais présidentiel du Mexique où elle était en exil et c’est avec joie que nous avons plié bagages pour l’accompagner. Elle avait fait venir tous les leaders du mouvement populaire au Guatemala et c’était la grande fête. Par la suite, nous sommes allés avec elle au Guatemala où elle retournait pour la deuxième fois depuis son exil. Lors de son premier retour, son arrestation avait créé un incident international. Il y avait beaucoup de tension, on ne savait pas à quoi s’attendre, mais cette fois-ci, elle a été mieux accueillie et son retour était un grand événement, en direct à la télévision pendant des heures durant tout son séjour au pays, avec des foules qui l’accueillaient partout et des rencontres avec tous les secteurs de la société. Il y avait les visites des sièges sociaux d’organisations comme CONAVIGUA, les rencontres avec des membres de sa famille qu’elle n’avait pas vus pendant des années, des prix à recevoir, un des mains du maire de la capitale, une rencontre plutôt froide (après une longue fouille) avec le président de la république.
J’avais déjà eu l’expérience de l’accompagnement au Guatemala comme membre de l’équipe des Brigades de paix internationales (BPI) en 1989. Ma découverte de ce groupe était fortuite. Le Centre de ressources sur la non-violence, qui aidait à faciliter une formation des BPI dans une communauté de l’Arche à Stanstead, avait invité le CAPG pour intervenir sur l’histoire récente du Guatemala. Sur place, nous avons constaté que ceux qui donnaient la formation avaient passé des mois et des années au Guatemala et étaient donc très au courant de la situation. Ils nous ont quand même cédé une place avec grâce. Notre présentation a été très bien accueillie, et nous avons eu l’occasion de voir le travail des Brigades de paix. J’en étais époustouflé. J’ai demandé un congé de travail pendant une semaine et je suis resté pour la formation. J’ai été accepté dans l’équipe au Guatemala et quelques semaines plus tard, j’étais à Guatemala City.
Les racines des Brigades de paix ne se trouvent pas tant dans le mouvement de solidarité que dans ceux qui militent pour la paix et l’action non-violente. Ce sont des militant-e-s de la paix du monde entier réunis à la collectivité quaker de Grindstone Island en Ontario en 1981 qui les ont fondés. Ce mouvement est basé sur des expériences similaires de Gandhi en Inde et des marches pour la paix entre l’Inde et la Chine et à Chypre dans les années 1960. Les BPI ont déterminé qu’un des endroits les plus violents au monde en 1981 était le Guatemala et c’est donc là que leur travail devait commencer. L’accompagnement international s’était révélé comme un moyen de pratiquer la non-violence et la solidarité lors de la mission de la première équipe exploratoire. Le groupe de parents de personnes portées disparues, formé alors que les gens se rencontraient dans les morgues, les postes de police, les casernes à la recherche de leurs êtres chers, avait besoin de se retrouver. Il a eu l’idée de le faire dans la maison qu’occupait l’équipe. Petit à petit, d’autres groupes et individus ont demandé de l’accompagnement. Les BPI ont toujours déclaré leur non-partisannerie, mais il était clair qu’elles étaient partisanes de la justice et du respect des droits de la personne. Elles accompagnaient ceux et celles qui étaient menacé-e-s et opprimé-e-s à cause de leur résistance courageuse et non-armée.
Les équipes étaient petites et composées de personnes en provenance d’Espagne, de l’Amérique du Nord, de pays scandinaves et d’ailleurs. La vie était communautaire et tout était décidé par consensus. L’accompagnement était de 24 heures sur 24, comme dans le cas de Nineth Méndez de Montenegro, une des fondatrices du GAM, et de sa fille. Il en était de même pour Amilcar Méndez, fondateur d’une organisation de résistance à l’enrôlement forcé dans les Patrouilles d’autodéfense civile. Les BPI avaient donc un deuxième bureau dans le département de Quiché où ils vivaient. Parfois, l’accompagnement était plus ponctuel, comme pendant l’occupation d’une maquiladora (une usine d’assemblage de vêtements) par les travailleurs et travailleuses. Ils et elles voulaient éviter que le propriétaire, qui avait cadenassé l’usine à l’annonce d’une possible syndicalisation, sorte la machinerie pour abandonner l’endroit. Pendant que certain-e-s étaient à l’intérieur, d’autres s’étaient installés sous des abris de fortune dans la rue à l’extérieur pour la sécurité et pour appuyer ceux et celles qui étaient dedans. Jour et nuit, nous étions avec eux sous la pluie et dans la boue. Un matin alors que j’étais présent, le propriétaire est arrivé dans une décapotable, accompagné de ses hommes de main. Ils sont rentrés sur les lieux de l’usine. Je les ai suivis par une entrée voisine et je les ai vus dégainer leurs révolvers en se précipitant vers l’usine. J’ai crié. En constatant ma présence, appareil photo en main, ils ont abandonné leur plan, rangé les armes et se sont mis à jouer un match de football dans la cour de l’usine. Après le match, ils sont repartis avec leur patron et j’étais convaincu que notre présence comme BPI avait très possiblement évité un bain de sang.
Parfois, l’accompagnement ne suffisait pas. Il fallait aider des personnes à carrément sortir du pays avec l’aide de contacts dans les différentes ambassades, dont l’ambassade du Canada qui jouait à cette époque un rôle très positif, alors que plus récemment les droits de la personne sont oubliés et nos représentant-e-s défendent les intérêts des grandes sociétés minières et leurs pratiques néfastes, au Guatemala comme dans d’autres pays. Peu avant mon départ, alors que l’équipe mangeait, deux grenades ont été lancées en même temps, une dans l’entrée du GAM, où il y avait toujours un membre de l’équipe présent, l’autre par-dessus le mur du jardin de la maison des BPI. Heureusement personne n’a été blessé, mais nous l’avions échappé belle. Toute l’équipe aurait pu périr. Un mois plus tard, deux Canadiens de l’équipe se sont fait poignardés dans un autobus municipal. Il était clair que notre présence dérangeait, mais la réponse des Brigades a été forte. Quelques jours après la première attaque, nous avons convoqué tous les ambassadeurs avec qui nous travaillions pour un 5 à 7 à la maison afin de partager avec eux nos inquiétudes. Tous sont venus. Par la suite, nous avons entamé une campagne de lobbying dans différents pays et j’ai été responsable pour celle d’ici à mon retour. Nous avons réussi à avoir des lettres d’appui d’un bon nombre de députés et de personnalités. Pour pouvoir protéger et agrandir l’espace des personnes et des groupes que nous accompagnions, il fallait aussi protéger l’espace des accompagnateurs-trices internationaux que nous étions. Une réponse très forte au niveau international a beaucoup aidé.
De retour à Montréal, les activités du CAPG se poursuivaient. Il fallait aussi coordonner les Brigades de paix internationales pour le Québec. Nous essayions de recruter des accompagnateurs-trices non seulement pour l’équipe du Guatemala mais aussi pour les équipes du Salvador, que j’avais visitées, et pour l’équipe du Sri Lanka. Nous organisions des tournées pour les accompagnateurs-trices de retour, des séances d’information pour les intéressé-e-s et des formations pour les personnes qui partaient. Il y avait le travail au niveau international de même qu’un projet dans lequel je me suis impliqué afin d’explorer la possibilité d’accompagner des luttes des Premières Nations au Canada et aux États-Unis.
Lorsque des réfugié-e-s guatémaltèques vivant dans les camps au Mexique ont décidé de retourner au Guatemala, ils et elles ont négocié un accompagnement international. Ce droit a été entériné dans l’accord conclu avec le gouvernement en 1992. Les BPI étaient présentes pour appuyer ce processus. Devant le grand besoin, des organisations se sont créées dans plusieurs pays pour remplir le mandat, dont le plus important était le Projet Accompagnement (PA) au Canada. J’ai participé à une délégation pour visiter les camps avant le Retour. Dès le début, j’ai été impliqué avec la version québécoise du PA, devenu par la suite le PAQG (Projet Accompagnement Québec-Guatemala).
Des Québécois-es ont participé au Retour, un événement spectaculaire avec une caravane composée de centaines d’autobus scolaires remplis de réfugié-e-s. Tout au long de la route, lors d’une marche de plusieurs jours, ils et elles ont été accueillis par des dizaines de milliers de Guatémaltèque avec des fleurs, de l’eau et de la nourriture. Cet amour et cette joie n’étaient pas partagés par tous les Guatémaltèques car les « retournés » étaient signalés par le gouvernement, par l’armée et par la presse jaune guatémaltèque comme des délinquants et des guérillas – on traitait leurs accompagnateurs-trices de drogués et d’agitateurs – et une partie de la population les accueillait d’un œil malveillant. Les militaires faisaient leurs incursions dans les collectivités de « retournés », les opérations militaires se poursuivaient, des hélicoptères les survolaient.
Il est difficile aujourd’hui de comprendre l’incroyable courage des « retournés ». La répression au Guatemala avait été féroce. Ceux et celles qui avaient réussi à s’échapper vers le Mexique, dont 45 000 dans les camps de réfugiés, plus de 100 000 autres sans statut, dispersés dans la population mexicaine et vivant souvent dans la précarité la plus absolue, avaient été témoins des pires massacres, avaient vu leurs proches assassinés, les bébés battus contre les arbres, les femmes violées et torturées, des villages entiers brûlés vivants. Ils avaient passé des jours et des semaines de faim, perdus dans la forêt, accablés par la peur des soldats assassins qui rôdaient autour. Le Retour n’était pas pour tout le monde. Ça prenait un grand amour, le mal du pays, une volonté de rebâtir, un espoir que les choses allaient changer, que le pays pouvait se démilitariser, qu’il y avait un avenir. Surtout il fallait pouvoir faire face aux traumatismes du passé, faire fi des souvenirs d’horreur et agir pour la vie. C’était une décision qui divisait les familles reconstituées dans les camps; ce n’est pas tout le monde qui était prêt. Beaucoup se sont quand-même décidés, et après le premier grand retour en janvier 1993, d’autres retours organisés se sont enchaînés dans les années suivantes.
Au Québec, peu après le Retour, nous avons organisé une nouvelle délégation pour visiter les camps et les communautés de « retournés ». Peu après, la première formation québécoise a eu lieu pour les accompagnateurs-trices qui partaient à plus long terme. Ceux-ci restaient dans les collectivités de retour et accompagnaient les délégations de réfugiés qui préparaient les retours : négociation des terres, rencontres des communautés avoisinantes, règlements de conflits possibles. La solidarité et l’appui continuent d’être essentiels et doivent s’adapter aux réalités. Le travail d’accompagnement du PAQG est en constante évolution, selon les besoins : des victimes qui témoignent contre les militaires auteurs de massacres et des exhumations juridiques des fosses communes créées lors des massacres dans les années 1980. La présence des accompagnateurs-trices augmente l’espace pour une société plus juste et sert de réelle solidarité avec des personnes et des peuples qui luttent avec dignité contre la violence et pour leurs droits les plus fondamentaux.
Les militant-e-s pour les droits humains, sociaux et environnementaux à travers le monde sont une inspiration. Ils et elles sont nos vrai-e-s héros et héroïnes. Leur travail se fait dans l’obscurité, réprimé par le pouvoir, ignoré ou faussé par les médias, méconnu ou méprisé par la population. C’est grâce à leur acharnement cependant que l’humanité tombe parfois sur des pistes de solutions au lieu de sombrer sans cesse dans l’injustice et l’obscurantisme. L’accompagnement, au-delà d’apporter un appui moral, amène une attention internationale à leurs luttes et par ce fait leur donne une certaine protection contre les menaces et la violence auxquelles ils et elles font face. La solidarité entre les peuples est essentielle. La lutte pour la dignité humaine est universelle et il faut se la partager.
L’accompagnement est une forme relativement récente de solidarité. Tout aussi importantes sont les tournées de sensibilisation, tant de militant-e-s des pays du sud qui viennent partager leurs expériences comme de Québécois-es et de Canadien-ne-s qui se sensibilisent directement et sur place avec d’autres réalités. L’appui à des projets est un autre volet important. Les ONG travaillent toujours à sensibiliser et surtout à envoyer des bénévoles du Nord dans les pays du Sud. Mais ce que l’on voit moins c’est toute cette organisation de la société civile qu’on a pu voir en solidarité avec l’Amérique centrale pendant les deux dernières décennies du vingtième siècle. C’est une histoire peu connue mais qui a été centrale dans la vie de dizaines de milliers de personnes.
Photo : Steven Kaal devant la maison des Brigades de paix internationales à Guatemala City, été 1989. Photographie de l’auteurabc
Du 8 au 20 octobre 1976 eut lieu mon premier séjour au Guatemala, également l’année de la fondation du CDHAL et d’un tremblement de terre causant la mort de 23 000 personnes dans ce pays le 4 février. J’étais à la fois troublée et éblouie. Villages effondrés, Mercedes Benz rutilants neufs en ville, des soldats partout. J’étais consciente du pouvoir policier-militaire et de l’immense fossé entre riches et pauvres (pauvreté chez les Mayas et d’autres groupes).
Me sentant impuissante comme simple touriste, je me disais que j’aimerais y retourner un jour, mais avec un projet, une mission...
Les pires années étaient encore à venir, sous le régime du général Efraín Ríos Montt en particulier : disparitions, massacres, exil forcé de centaines de milliers de personnes – et ce qui s’avérera plus tard un génocide. L’horreur innommable... Et les récits transmis par des professionnels de la santé, des anthropologues, des universitaires et des religieux qui en avaient été témoins, ou qui se consacraient à recueillir les témoignages des survivants.
1986, dix ans après mon premier séjour
Entre-temps, je fais des études de cinéma et je travaille à l’Office national du film (ONF) à forfait. Puis, je reçois une subvention pour aller faire de la recherche au Guatemala. Je fais d’abord une escale dans la ville de Mexico pour rencontrer la diaspora. Plusieurs doutes émergent. Est-ce que dans le cadre d’un soi-disant « retour à la démocratie », des organisations comme le Comité de Unidad Campesina (Comité d’unité paysanne - C.U.C.) allaient pouvoir se reconstituer dans le pays? Est-ce que les droits et libertés du peuple guatémaltèque seront garantis? À mon sens, la question de la propriété terrienne demeurait centrale.
J’étais loin de penser que j’allais souvent visiter ce pays terrible et merveilleux lors des 20 années qui allaient suivre, et que j’allais finir par y réaliser trois documentaires : une démarche qui allait me permettre de rencontrer des gens que j’admire et que j’aime profondément.
Le songe du diable (tourné en 1989-90, sorti en 1992)
Rosalina Tuyuc, de CONAVIGUA
El diablo mayor y la muerte, Ciudad Vieja
Guillermo Escalón, caméraman et réalisateur
Octobre 1989. Une caméra Aaton, une enregistreuse Nagra, une centaine de rouleaux de négatif 16 mm Kodak et Fuji, des bobines de ruban magnétique quart de pouce et assez de fonds pour rester un bon bout de temps. Nous sommes prêts à tourner, sans plan précis, sauf attendre qu’il se passe quelque chose d’important. Un ami anthropologue – le regretté Alfonso Porres – nous parle avec enthousiasme de la Danse des 24 diables, à Ciudad Vieja (près d’Antigua). Les répétitions allaient commencer, afin que les protagonistes – des villageois fidèles – soient prêts pour les fêtes de l’Immaculée Conception, en décembre.
Le tournage et le montage du film allaient s’organiser autour de cette danse théâtrale et de ses personnages, qui allaient être nos guides dans la réalité « fin de guerre » guatémaltèque, avec ses horreurs, ses absurdités, ses souffrances, ses moqueries. Les présidents et ex-présidents – Cerezo, Serrano, Ríos Montt – sont autant d’incarnations du diable. Et la danse de la mort, quoi de plus guatémaltèque?
Tierra madre (tourné en 1990 et 1994, sorti en 1996)
Padre Dario Caal, Misioneros de la Preciosa Sangre
Aura Elena Farfán, FAMDEGUA
Ramiro Osorio, de la communauté de Las Dos Erres
De notre tournage précédent, il restait du matériel filmé dans une communauté q’eqchi’, victime de harcèlement de la part d’un propriétaire terrien qui considérait les terres des q’eqchi’ comme les siennes et y cultivait de la cardamome. On avait aussi rencontré Dario Caal, qui venait d’être ordonné prêtre, un brillant jeune homme lié à une Église très avant-gardiste. On allait bientôt signer les accords de paix, sans toutefois promettre la justice. Et il me restait à faire un documentaire sur la question de la terre (les Diables ayant détourné le premier projet de documentaire).
On tourne avec Padre Dario à La Tinta (Alta Verapaz), où il s’était établi, et dans trois endroits du Petén : le site archéologique El Ceibal, Río de la Pasión; une communauté q’eqchi’ déplacée par la violence (lors de notre rencontre, nous avons failli être touchés par un missile lâché d’un hélicoptère de l’armée guatémaltèque); et les lieux du massacre de Las Dos Erres, en compagnie de survivant-e-s et de témoins, et l’association Familiares de Detenidos-Desaparecidos de Guatemala (Familles de détenus et disparus du Guatemala - FAMDEGUA) : dans ce cas et bien d’autres, les exhumations servent de preuve irréfutable aux récits.
Le pays hanté (tourné en1999-2000, sorti en 2001)
Mateo Pablo, survivant du massacre de Petanac
Daniel Hernández-Salazar, photographe
Gabriela Santos, archéologue qui travaillait pour la ODHA, ensuite pour la FAFG
Ruth Piedrasanta, enseignante et écrivaine
Yolanda Colom, activiste et écrivaine
et bien d’autres...
Dans le cadre des exhumations, je fréquentais l’équipe d’archéologues-juristes de la Oficina de Derechos Humanos del Arzobispado (Bureau des droits humains de l’archevêché - ODHA) lorsque cet organisme se consacrait à une enquête en profondeur sur la mémoire historique, publiée en 1996 sous forme d’un rapport historique en quatre volumes, « Guatemala : Nunca Más ». On se souvient de l’assassinat de l’évêque Juan Gerardi qui dirigeait ce projet, deux jours après la publication.
Parallèlement, des amis mexicains me présentaient Mateo Pablo, Maya Chuj, accepté comme réfugié au Canada. Il vit à Montréal et est survivant du massacre de Petanac, hameau situé dans les lointains hauts plateaux de Huehuetenango, près de San Mateo Ixtatán. Après 14 ans d’exil au Chiapas où il avait fondé une deuxième famille, Mateo s’était relocalisé au Canada.
Un troisième projet allait en naître, car l’équipe de la ODHA planifiait justement des fouilles à Petanac. Le financement canadien du documentaire allait se révéler des plus difficiles, malgré un contenu canadien pourtant évident cette fois-ci. Une fois le racisme systémique des politiques de diffusion des chaînes de télévision dénoncé, des fonds allaient se libérer.
Pour le tournage principal, nous avons pu compter sur la participation du photographe guatémaltèque Daniel Hernández-Salazar, auteur des quatre photos emblématiques sur la couverture de chaque volume de « Nunca Más ». Sarah Baillargeon se joindra aussi, incarnant le genre de solidarité qu’offre encore à ce jour le Projet Accompagnement Québec-Guatemala. Tous deux accompagnent Mateo vers le site du massacre.abc
[vc_row][vc_column][vc_column_text]Cet article est issu du témoignage de Lorraine Guay lors du panel « Conflits armés en Amérique centrale : récits de résistance et de solidarité », 31 mars 2016, organisé par le CDHAL
Pourquoi appuyer la lutte armée du peuple salvadorien ?
La décision d’appuyer la guérilla salvadorienne s’inscrivait dans un contexte bien précis. On se souviendra que dès l’arrivée des Sandinistes au pouvoir au Nicaragua, le président Reagan leur avait déclaré la guerre. Il avait financé, d’abord en secret puis ouvertement, les contras dont le but était d’en finir avec ces « révolutionnaires communistes ». Dans le mouvement de solidarité avec le peuple salvadorien, nous étions très conscient-e-s que le même sort risquait d’affecter les forces révolutionnaires. Nous savions aussi que presque toutes les voies de changement politique pacifique étaient bloquées. Un gouvernement d’extrême droite tenait les rênes du pouvoir appuyé par les terribles « escadrons de la mort ». C’était l’époque de la répression brutale envers le mouvement syndical et les associations de paysans, du règne de la torture et de la terreur, de l’assassinat de Mgr Romero, du viol et de l’assassinat de religieuses américaines, etc. Tout cela avec l’appui des États-Unis et la complicité de « notre » gouvernement… Trudeau à l’époque ! Nous avions alors pris la décision d’appuyer ouvertement la guérilla salvadorienne.
Personnellement, habitant un pays occidental « riche et prospère » et qui se targuait d’être le summum de la démocratie, j’avais un sentiment profond qu’on ne pouvait rester ainsi indifférents, assis dans un confort certain, pendant qu’à trois ou quatre heures d’avion, des civils, des militant-e-s mouraient. En toute impunité. J’éprouvais non pas de la culpabilité, mais un vif sentiment de responsabilité et un appel à la solidarité, pas à la pitié ou à la charité. J’ai alors accepté d’aller rejoindre la guérilla en tant que témoin, non pas comme combattante – les Salvadorien-ne-s s’occupaient très bien seul-e-s de leur combat et n’ont d’ailleurs jamais fait appel à des combattants étrangers. Comme j’étais infirmière, je pouvais aussi donner un modeste coup de main, sans plus, leurs « sanitarios », pour la plupart de jeunes filles parfois analphabètes formées sur le tas au « nursing de guerre », accomplissant un travail extraordinaire.
La clandestinité obligée
D’abord, il a fallu entrer en clandestinité au Salvador, qui était alors presque totalement fermé au tourisme… J’ai obtenu une lettre de l’Église unie, attestant de mon statut de missionnaire religieuse allant rejoindre sa communauté à San Salvador. Tout ce qu’il y avait de plus inoffensif.
Tous les contacts avaient été faits avec la Résistance nationale, une des cinq organisations du Front Farabundo Marti de Libération nationale (FMLN) à partir du Québec et du Mexique avec la Résistance nationale. Chacune de ces organisations contrôlait une partie du territoire. La Résistance nationale était établie dans le Cerro de Guazapa, à une heure environ d’autobus de San Salvador. Alors, vous imaginez, les A-37 de l’aviation salvadorienne, contrôlée par les Américains, étaient à quelques minutes de leur cible !
Je suis donc entrée au pays légalement avec mon passeport canadien. La capitale San Salvador était truffée de policiers et de soldats qui menaient une véritable chasse aux « communistes », c’est-à-dire aux militant-e-s qui luttaient pour changer la situation intenable d’inégalités, d’absence de droit et de répression : capturé-e-s, ces militant-e-s étaient torturé-e-s et tué-e-s.
[…] Et la vie en clandestinité a commencé : attente du « contact » plusieurs jours dans une chambre d’hôtel sans pouvoir sortir; transfert dans un appartement de cache, au cœur d’un quartier bourgeois, où je suis restée enfermée environ deux semaines, sans rien d’autre qu’un lit de camp, une radio et ma valise. Quelqu’un que je ne connaissais pas et ne pouvais voir venait me porter de la nourriture de temps en temps.
J’ai réalisé à quel point notre esprit peut basculer quand on est seul – je pensais beaucoup aux prisonniers – quand on est dans un climat de peur, de terreur aussi. Ce n’est pas pour rien que l’isolement est utilisé pour « briser » les personnes. La seule source d’information dont je disposais était la radio… mais contrôlée par le gouvernement salvadorien ou plutôt l’armée elle-même. Et alors, la propagande anticommuniste, antiguérilla, antipaysan pénètre au plus profond de toi, de sorte que tu en viens parfois à douter de tes propres convictions.
Souvent je me demandais : « pourquoi suis-je venue ? » Pourtant je m’étais bien préparée. J’avais appris aussi de la poésie (en français, en espagnol et en anglais) pour être capable de m’en réciter pendant quatre heures. On m’avait avertie : « Il n’y a pas de livres, il n’y a rien là-bas, il faut que tu t’organises avec tes propres ressources ». C’est là que j’ai réalisé l’importance majeure de la pensée libre, de la pensée critique, d’une pensée qui naît de la possibilité de débattre avec d’autres, de te faire une opinion à partir de diverses sources d’information. Sinon, la propagande est très efficace pour tuer toute pensée libre et critique.
[…] Puis au bout de cette attente interminable – qui n’était presque rien comparée à celles et ceux qui passent des dizaines d’années en prison à cause de leurs convictions politiques – les guérilleros sont venus me chercher pour monter dans le Cerro de Guazapa. Parcours en camionnette, la nuit, en zigzag, dans les banlieues populaires de San Salvador, changements multiples de véhicules, fluidité et rapidité des contacts qui sortaient tout à coup de nulle part, transbordement de matériel (mazout pour les générateurs car il n’y avait pas d’électricité dans la montagne, nourriture, médicaments, crayons, piles, etc.). Puis longue marche dans la nuit, à la file indienne, en silence. Ma terreur, n’eut été l’aide constante de plusieurs guérilleros, était de perdre de vue la silhouette devant moi car je n’aurais pas été capable de me retrouver !
Ça donne une idée de l’extraordinaire organisation de cette guérilla dont les membres à San Salvador et dans la montagne communiquaient malgré les pièges des services de communication de l’armée salvadorienne, très bien équipée par les yankees. Ceux du Cerro de Guazapa descendaient à pied, ce qui faisait facilement six heures de marche. Ils descendaient nu-pieds dans des sentiers rocailleux et escarpés durant la nuit, une nuit noire sans lune. Ils passaient ainsi à travers les mailles de l’armée salvadorienne qui savait très bien que les guérilleros venaient jusque dans les faubourgs, jusque dans la banlieue pour chercher leur approvisionnement. Les soldats n’avaient cesse de les rechercher… sans grand succès. La force de la guérilla ne résidait pas dans la quincaillerie militaire, mais dans leur connaissance intime du terrain, dans leurs liens avec la population, dans leur engagement total pour la libération de leur peuple. L’argent américain qui perfusait dans les veines de l’armée salvadorienne n’y pouvait pas grand-chose…
Quelques fragments de vie dans une zone sous contrôle de la guérilla
[…] Mais arrivée en haut, épuisée ou rendida comme on dit mieux en espagnol, je ne savais vraiment plus ce que je faisais là ! Parce qu’au petit matin, nous avons été accueillis par l’aviation salvadorienne. Les A-37 quadrillaient la zone et bombardaient systématiquement nos positions. Alors, il a fallu courir se réfugier dans ce qu’ils appelaient des abris souterrains, mais qui n’étaient en réalité que des trous couverts de quelques planches, pleins d’eau, plein de fourmis rouges assez impressionnantes.
Outre les bombardements, il y avait les guindas, c’est-à-dire les moments où l’armée salvadorienne pénétrait dans le Cerro de Guazapa de façon massive pour tuer les gens, les traquer, détruire leurs maisons, leurs récoltes, tuer leur bétail, saboter leurs champs. Là aussi, la capacité organisationnelle de la guérilla était impressionnante. Les systèmes de renseignement, les « taupes » au sein de l’armée et de l’administration gouvernementale, fournissaient les informations qui permettaient d’alerter les populations. On savait à quel moment précis l’armée allait entrer de sorte qu’on passait de l’alerte numéro 1, à l’alerte numéro 2, puis à l’alerte numéro 3, chaque alerte correspondant à un type de préparation. Puis de longues files de civils, femmes, enfants, vieillards, prenaient les sentiers de nuit pour aller se réfugier dans des lieux bien identifiés. Ce n’était vraiment pas une partie de plaisir… la peur, la faim, l’épuisement, les pleurs des enfants qu’on tentait d’endormir parfois avec une médication pour éviter de se faire repérer par les soldats. J’en ai vécu deux ou trois de ces guindas, littéralement sidérée par le courage tranquille de ces populations.
[…] Un aspect qui m’a particulièrement impressionnée, c’est celui de la construction d’une nouvelle organisation sociale dans les zones sous contrôle de la guérilla. On ne faisait pas que combattre. Par exemple, les paysans avaient commencé à s’entraider à travers des coopératives agricoles, à mettre en place des façons nouvelles de cultiver. Ce n’était pas facile parce que les hélicoptères de l’armée salvadorienne venaient au ras des arbres et tiraient à vue sur les paysans qui osaient continuer à cultiver leurs champs. Des groupes de femmes ont été créés. Des écoles primaires fonctionnaient avec peu de moyens, mais beaucoup d’enthousiasme. Donc, il y avait à la fois la résistance, mais aussi cette volonté, même embryonnaire, de vouloir créer une nouvelle façon de vivre ensemble sans la terreur et la répression.
Tout cela a duré sept mois pour moi, mais des années pour la population de ces zones. À travers la vie dure décrite plus haut, il y avait la vie tout court : d’extraordinaires moments de fête à la chandelle, avec danse et victuailles apparues comme par enchantement; d’intenses palabres les soirs de grande chaleur; des cours de formation de toutes sortes; des baignades où j’ai pu donner quelques leçons de natation, la grande majorité des jeunes ne sachant pas nager !; des miracles réalisés par les médecins capables d’opérer de graves blessures de combat, sous un arbre, le soluté accroché à une branche et les points de suture faits avec de la soie dentaire !
La sortie de Guazapa et le retour à Montréal ont été tout aussi « épiques »…mais ce serait trop long à raconter. Ce sera pour une prochaine fois !
Quelques questions en débat
La paix ? Ça discutait fort au sein de la guérilla. D’abord la paix, et ensuite que faire avec la paix ? On était, en 1983, au plus fort des affrontements. Les accords de paix ne vont venir qu’en 1992. Mais la guérilla était très majoritairement composée de jeunes, beaucoup de jeunes, de paysans, souvent analphabètes. Ils avaient 14 ans, 15 ans quand ils avaient rejoint la guérilla. Donc ils étaient quasiment nés dans la guérilla. Ce qu’ils connaissaient, c’était la culture de la guerre.
Alors, imaginer un processus électoral, imaginer une démocratie qui pouvait naître au Salvador, c’était très difficile. C’était la victoire ou la mort. Tout le monde d’ailleurs était prêt à donner sa vie pour ce but d’autant plus que chacun avait dans sa famille ou son entourage une personne qui avait été brutalisée ou assassinée par l’armée ou les escadrons de la mort. Il n’était pas question de négocier.
Le processus s’est lentement mis en branle devant le fait que les morts s’accumulaient et qu’il n’y aurait pas de solution militaire au conflit, qu’aucun des deux camps armés ne parviendraient à éliminer totalement son adversaire… ce qui était déjà en soi une forme de victoire pour la guérilla et toutes les forces d’opposition au régime en place et à son allié américain. La guérilla a donc décidé de participer aux accords de Chapultepec, signés le 16 janvier 1992, mettant ainsi fin à une guerre civile qui durait depuis 1979 et avec près de 80 000 morts. Il a donc fallu un changement non seulement d’orientation politique, mais de culture chez les membres de la guérilla... Et c’est toujours ça le plus difficile.
Les violences envers les femmes : Il existait bien sûr cette hiérarchie selon laquelle il faut d’abord gagner la lutte de libération nationale et après s’occuper des problèmes des femmes d’autant plus que c’est cette lutte qui va éliminer les violences envers les femmes… comme par magie ! C’est classique. Ça se discutait aussi dans le cerro, mais avec la différence que la direction de la guérilla avait des règles très sévères sur la question des viols et des violences faites aux femmes. C’était inacceptable, ce n’était pas permis. Il y avait déjà une position politique très solide par rapport à cette situation. Toutefois plusieurs femmes n’osaient pas trop dénoncer, opprimées par une culture de sexisme et de machisme pour la plupart. Pour d’autres, cela relevait de la peur de secondariser la lutte principale. Vieux débat.
Le sectarisme : Une autre réalité qui m’a heurtée douloureusement, c’était le sectarisme entre les organisations salvadoriennes elles-mêmes. Il faut quand même se souvenir que Roque Dalton, un grand poète qui appartenait à une des organisations, a été assassiné par une autre organisation. […] Ça se discutait aussi beaucoup, parce qu’il y avait plusieurs tenants du « c’est mon organisation qui a la ligne juste ». Avec une telle posture politique, même une coalition devient difficile à maintenir : c’était par les armes qu’on réglait les conflits idéologiques.
Il y a eu beaucoup de rivalités, de difficultés, de tensions qu’on a d’ailleurs vécues ici au Québec, des militant-e-s salvadorien-ne-s reproduisant ici les luttes internes de là-bas. Si le mouvement de solidarité appuyait une organisation et pas l’autre, cela pouvait être considéré comme une traîtrise par l’autre organisation. Le sectarisme demeure toujours un enjeu majeur dans toutes les luttes et un obstacle important dans les stratégies de concertation. Il nous appartient de travailler autrement, sans renoncer pour autant à nos convictions.
Las orejas (les oreilles) : Une autre situation qui soulevait de la controverse concernait la politique pour neutraliser las orejas, c’est-à-dire les traîtres, les informateurs. […] Ce sont des réalités tout humaines; souvent des paysans très pauvres se faisaient payer par l’armée salvadorienne pour donner des renseignements. Que faire avec ces gens ? On n’a pas les moyens de les garder en prison dans la montagne. Alors souvent, ils étaient tués carrément. Cela ne faisait pas l’unanimité. Cela heurtait le sens de la justice chez certains, leurs convictions humanitaires. D’autres pensaient que ce n’était que justice de les tuer, car ils avaient mis la vie de plusieurs personnes en danger ou même contribuer à leur mort et que l’état de guerre justifiait de leur appliquer un châtiment approprié. Quand on est contre la peine de mort en toutes circonstances, les nuits de réflexion sont longues…
L’impact du travail de solidarité
L’impact du travail de solidarité avec le peuple salvadorien et plus précisément avec la guérilla armée a été, il me semble, de nous ouvrir à la capacité d’avoir des postures politiques qui tiennent compte de la réalité des personnes concernées, de partir de leurs points de vue, de comprendre leur analyse des situations, et surtout de respecter leurs choix. Quand on parle de répression brutale, d’oppression systématique, de blocage permanent de toute voie politique, l’utilisation des armes comme moyen d’y répondre et de se défendre peut s’avérer être la seule voie possible. Nous n’avons pas à répondre de façon dogmatique que c’est « non » en partant – comme on le fait présentement pour la Palestine. On se fait toujours remettre sous le nez que le Hamas est un groupe terroriste qui utilise les armes pour « attaquer » Israël contraint alors de se défendre avec toute la puissance de sa quincaillerie lourde dans un combat totalement inégal et toujours gagné d’avance par Israël.
Ce travail de solidarité avec la guérilla salvadorienne était certes modeste. Mais il a ouvert de nombreux québécois-es à une réalité qui leur était inconnue ou mal connue, les médias pour la plupart ne rapportant que les aspects négatifs des opposant-e-s au régime d’extrême droite. Nous avons aussi fait beaucoup de travail de lobby auprès des fonctionnaires chargés du « dossier » salvadorien et sans doute contribué à leur soumettre un autre point de vue sur la situation. Mais le travail qui a transformé la situation et mis fin à la guerre civile, ce sont les salvadorien-ne-s qui l’ont fait. La guérilla est devenue une force politique, un acteur incontournable du processus de démocratisation, une tâche au moins aussi ardue que de combattre dans la montagne…
Pour terminer, j’aimerais beaucoup vous transmettre à quel point la guérilla que j’ai connue était composée d’hommes et de femmes d’un courage, d’une générosité, d’une détermination, d’un engagement qui méritent encore aujourd’hui notre admiration et notre appui.[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row]abc
En tant que militant-e-s du Parti communiste salvadorien et du mouvement populaire, nous avons appris à vivre avec la peur, la terreur, les menaces, les exactions, la persécution et les injustices commises par les gouvernements répressifs de l’époque. Les évènements haineux avaient lieu régulièrement, notamment les meurtres de Rafaël Aguiñada Carranza, secrétaire général de la Federación Unitaria Sindical Salvadoreña (Fédération unitaire salvadorienne - FUSS), assassiné le 26 septembre 1975, de Víctor Sánchez (« El niño »), de Salvador Sánchez Hidalgo, dirigeant syndical, de Santiago Hernández, secrétaire général de la FUSS, de Feve Elizabeth Velasquez, secrétaire général de Federación Nacional Sindical de Trabajadores Salvadoreños (Fédération nationale syndicale des travailleurs salvadoriens - FENASTRAS), de beaucoup de camarades kidnappé-e-s ou disparu-e-s, et de bien d’autres qui ont été assassiné-e-s après avoir été faits prisonnier-ère-s, et dont on ne savait rien pendant une longue période à partir du moment où ils et elles avaient été capturé-e-s. Tout cela a marqué cette période. Des locaux de réunion et des bureaux syndicaux fouillés et détruits de façon violente, en passant par l’installation de charges explosives pour les démolir, même au moment où des travailleurs étaient à leur besogne quotidienne; cela a été la manière brutale dont nous avons appris à vivre et qui a forgé notre conscience pour la défense de notre peuple et pour la construction d’une nouvelle société.
Au milieu de cette conjoncture de répression, de terreur fasciste et en pleine guerre civile, nous travaillions à la consolidation du mouvement social et populaire du Salvador. À ce moment-là, j’étais Secrétaire général de la Federación de Sindicatos de Trabajadores de la Industria del Alimento, Vestido, Textil, Similares y Conexos de El Salvador (Fédération des syndicats des travailleurs de l’industrie de l’alimentation, du vêtement, du textile, similaires et connexes du Salvador – FESTIAVTSCES). Nous avons aussi fait partie, entre autres, de l’organisation et de la direction des organisations que nous construisions au milieu de la terreur fasciste. Je peux nommer, par exemple, le Movimiento de Unidad Sindical y Gremial de El Salvador (Comité d’unité syndicale et de rassemblement du Salvador - MUSYGES), fondé dans la clandestinité à l’intérieur des locaux de l’Université nationale (UES), au moment où la répression s’intensifiait. Nous avons fondé aussi le Comité Premier Mai dans le but d’organiser la marche du 1er mai 1983 au cours de laquelle nous avons vaincu la crainte de sortir dans les rues sous les nouvelles mesures d’urgence et les lois contre les protestations imposées par l’État, nommées « nouvelles lois d’exception ».
De même, au milieu de l’année 1985, en étant déjà responsables du fonctionnement de différentes organisations populaires et syndicales, nous avons travaillé dans un effort d’unité avec les différentes centrales syndicales et populaires et les mouvements sociaux déjà fondés à ce moment-là. Tout en œuvrant en lien avec chacun des partis qui composaient le Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN) historique, nous avons fortifié la lutte sociale et politique de notre pays. C’est de cette façon qu’on a créé, le 6 février 1986, l’Unión Nacional de Trabajadores Salvadoreños (Unité nationale des travailleurs salvadoriens - UNTS) dans le centre administratif du gouvernement de la capitale salvadorienne. La Coordinadora de Solidaridad de los Trabajadores (Coordination de solidarité des travailleurs - CST) a été une autre des organisations de lutte et de défense des travailleurs et des travailleuses.
Les lois du travail du Salvador, en particulier le Code du travail, n’ont jamais été favorables aux travailleurs et aux travailleuses. Elles étaient toujours au profit du côté patronal. Beaucoup de syndicats affiliés aux centrales syndicales ont été menacés de voir supprimer leurs statuts légaux ou leur représentation juridique au ministère du Travail. La même décision a été appliquée contre les dirigeants syndicaux.
À ce moment, de nombreux travailleurs et travailleuses faisaient pression sur le gouvernement pour exiger la résolution de conflits de travail. Plusieurs d’entre eux se trouvaient en grève, notamment ceux et celles des usines de Sacs Cuscatlán, la Confiserie Américaine, les Confections Sainte-Mercedes, les Ateliers Sarti, le Cercle Sportif International et plusieurs autres. Après plusieurs semaines de dialogue et de réunions coordonnées par les travailleurs, les travailleuses et leurs dirigeant-e-s syndicaux, ceux et celles travaillant dans des usines et des entreprises ont reçu comme réponse de la partie patronale et du ministère du Travail un refus très clair d’une vraie solution.
Le 10 mars 1988, à la CST, aux côtés de syndicalistes courageux-ses et héroïques, nous avons occupé les installations du ministère du Travail à San Bartolo, Ilopango, qui se trouvaient face à l’entrée principale de la base militaire de la Force aérienne salvadorienne. Nous avons pris en otage le ministre du Travail. Des brigades spéciales de soldats de l’armée de l’air, de la Garde nationale, de la Police nationale et de la Police des finances se sont rassemblées devant le ministère du Travail. Les forces militaires ont lancé des bombes lacrymogènes à l’intérieur du ministère et effectué des tirs dans les airs. Plusieurs camarades se sont évanouis sous l’effet des gaz lacrymogènes. L’objectif des forces armées était de nous faire sortir, de nous capturer et de nous torturer. Grâce à l’intervention de l’évêque Rosa Chávez et de la Croix-Rouge salvadorienne, nous avons été escortés pour pouvoir quitter le bâtiment qui était sous notre contrôle. En quittant l’endroit, nous avons été transférés dans un autre bâtiment où se trouvait le bureau de l’archevêché de San Salvador.
Dans les jours qui ont suivi, le coût à payer pour notre action audacieuse, dans laquelle nous avions mis beaucoup d’efforts, a été lourd de conséquences. Plusieurs de nos compagnons ont été faits prisonniers, ont été portés disparus ou ont été assassinés pendant leur détention dans les différentes prisons du pays. Un grand nombre de ces camarades ont aussi été intégrés dans les rangs des combattants du FMLN historique.
Avec de la chance et grâce à la solidarité, plusieurs d’entre nous avons pu s’exiler dans différents pays à travers le monde. Certains ont été obligés de quitter le Salvador seuls, d’autres ont été accompagnés par les membres de leur famille, eux aussi victimes de la guerre. Nous avons tout abandonné en laissant ce que nous avions. Il ne nous reste que l’histoire de ce moment vécu.
Le travail doit continuer dans la seconde patrie qui nous a accueillis et adoptés. Et nous espérons que les nouvelles générations de dirigeant-e-s syndicaux, sociaux, populaires et politiques honnêtes poursuivent la lutte pour la défense des intérêts sacrés de notre peuple souffrant et pour la construction d’une nouvelle société avec une véritable paix et justice sociale.
J’embrasse tous et toutes mes camarades et je remercie toutes ces personnes qui, à ce moment-là et de façon désintéressée, ont offert leur aide dans ces jours très difficiles, sans aucun intérêt personnel.
Photo : Participation à un congrès d’ex-combattants du FMLN, Salvador, avril 2014. Photographie de l’auteur.abc
Depuis les années 1960, la gauche québécoise a eu un préjugé plus que favorable pour les mouvements révolutionnaires latino-américains. La révolution cubaine qui éclata lorsque les gens de ma génération atteignions la vingtaine, suscita chez nous un enthousiasme un peu brouillon. Nous avons applaudi à la déroute des mercenaires américains à la Baie des Cochons et nous avons retenu notre souffle lors de la crise des missiles. Des voyages, individuels ou par petits groupes, d’étudiant-e-s, de syndicalistes, d’intellectuel-le-s, maintenaient les accointances entre une révolution qu’on trouvait trop tranquille chez nous et le romantisme révolutionnaire des Cubains.
Notre seconde grande expérience de rapprochement fut l’appui donné à la victoire électorale de l’Unité populaire au Chili en 1970. Les trois années qui suivirent virent se mettre en place une solidarité beaucoup plus structurée, dans laquelle des organisations syndicales québécoises extrêmement combattives multipliaient les échanges avec leurs homologues chiliennes. Des prêtres et des religieuses influencé-e-s par la théologie de la libération affirmaient haut et fort que rien, dans ce socialisme ouvert et tolérant, ne contredisait les valeurs chrétiennes. Des protestations massives eurent lieu à Montréal et ailleurs au Québec lors du coup d’État de Pinochet en 1973. Dans les années qui suivirent, l’appui à la résistance chilienne était stimulé par l’arrivée de centaines de réfugié-e-s politiques.
Mais l’expérience chilienne avait échoué et la dictature militaire s’était consolidée dans le pays, comme dans les pays voisins : Brésil, Argentine, Uruguay… C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’enthousiasme qui accueillit, en juillet 1979, enfin, une victoire : celle du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) sur la vieille dictature des Somoza. Cette dernière fut renversée par un véritable soulèvement populaire, dirigé par une large coalition de marxistes, de chrétien-ne-s de gauche et de bourgeois libéraux. Le nouveau régime acceptait la liberté de presse et d’association. Les partis politiques d’opposition, sauf les tenants du « somozisme », avaient pignon sur rue à Managua tout comme les organisations non-gouvernementales internationales. Les coopérants de retour au Québec témoignaient de l’adhésion spontanée des larges masses de déshérités à la révolution sandiniste qui leur promettait la terre, des logements décents, de l’éducation…
Et pourtant, onze ans plus tard, en février 1990, lors d’élections libres auxquelles j’ai pu assister comme membre d’une délégation d’observateurs des ONG canadiennes, les sandinistes ont été battus et la droite a repris le pouvoir. Comment expliquer cette défaite d’un régime qui avait su gagner et conserver les faveurs de l’opinion internationale progressiste?
Bien sûr, une décennie d’agression des États-Unis contre le Nicaragua sandiniste a eu un gros impact, surtout, le financement et l’entrainement par la CIA de la Contra, guérilla antisandiniste qui a mené des attaques incessantes contre les populations frontalières et les infrastructures à partir du Honduras tout au long des années 1980. Cependant, je défends ici que les facteurs externes, même extrêmes, ne peuvent jouer qu’à travers les contradictions internes, en particulier l’erreur initiale majeure dans la gestion du dossier autochtone. À mon avis, cette perspective critique a cruellement fait défaut au sein du mouvement de solidarité avec le Nicaragua, tout comme auparavant dans ceux avec le Chili et Cuba.
La nature de la révolution sandiniste
En premier lieu, le sandinisme était-il un « socialisme » au sens où l’entendaient Marx, Engels et Lénine? Il est certain que, dans ses discours et textes officiels, le FSLN s’est toujours rapporté premièrement, comme à son inspirateur, non à Marx, Engels ou Lénine, mais à César Augusto Sandino, qui dirigea dans les années 1920 et 1930 une lutte armée contre les forces d’occupation américaines et leurs intérêts. Dans les faits, le « sandinisme » est peu à peu devenu synonyme de « transition au socialisme[1] ».
Une des trois tendances qui se sont unies dans les années 1970 pour former le FSLN appliquait une ligne marxiste « prolétarienne » et cherchait à s’implanter parmi les syndicats industriels. Une autre tendance tentait de développer dans les campagnes – qui regroupaient plus de 50 % de la population – la « guerre populaire prolongée » à la vietnamienne. Les adeptes de la troisième tendance (terceristas), proches de la théologie de la libération, travaillaient à développer une conscience révolutionnaire dans les villes[2], surtout auprès des jeunes et de larges couches paupérisées qui avaient vu leurs conditions se détériorer encore plus suite au tremblement de terre de 1972 qui rasa le centre de Managua. C’est cette approche qui s’avéra finalement la plus fructueuse et déboucha sur l’insurrection générale du printemps 1979. La dictature des Somoza, après un demi-siècle d’exactions et de répression, avait réussi à s’aliéner même de vastes secteurs des classes aisées. La grève générale qui marqua le début de la fin ne fut pas déclenchée par les sandinistes ni par les syndicats, mais par la bourgeoisie de Managua[3].
En juillet 1979, ce n’est donc pas une petite armée révolutionnaire qui renversa la dictature (comme pour Batista à Cuba), mais un vaste mouvement social et politique dont les sandinistes devaient conquérir la direction.
L’accession au pouvoir : la « Junte de gouvernement de reconstruction nationale (JGRN) »
Le premier exécutif mis en place, la Junta de Gobierno de Reconstrucción Nacional, fit d’abord une place aux divers acteurs qui avaient contribué à la victoire : des membres influents de la bourgeoisie locale siégeaient aux côtés des ex-guérilleros. On s’entendit pour démanteler la Garde nationale et pour nationaliser les propriétés des « Somoza et de leur clique » mais on garantit la propriété privée des terres et des usines. Le mot d’ordre était : tous unis pour la reconstruction, après deux ans d’une guerre qui avaient fait 50 000 morts, réduit le PNB de 32 % et causé des dégâts pour 480 millions de dollars[4]. Rapidement, grâce à un jeu d’alliances, le FSLN a pu neutraliser les libéraux réformistes au sein de la JGRN, instance où se prenaient toutes les décisions essentielles. En second lieu, on reconstruisit une armée... sous la direction des sandinistes, les seuls à posséder l’expérience en ce domaine. En outre, ce qui est interprété comme un indice de pluralisme, on ne voyait pas émerger au sein du FSLN, un caudillo concentrant tout le pouvoir dans ses mains, comme en Chine et à Cuba : la direction politique du FSLN était assurée par un conseil de neuf comandantes, trois pour chacune des tendances qui ont constitué le Front. À tel point que la Banque interaméricaine de développement (BID) accorda un crédit immédiat de 200 millions de dollars, tandis que l’extrême-gauche, en Amérique latine et ailleurs, était partagée entre l’enthousiasme et la méfiance qu’on veuille « reconstruire une société et un État bourgeois[5] ».
Un an après la victoire, les sandinistes avaient acquis, sans coup férir, pourrait-on dire, la direction des appareils d’État : armée, police, éducation, et secteurs bancaire et productif public (qui passe de 15 % à 40 % du PIB entre 1978 et 1980), et pouvaient donc mettre en œuvre leur « projet de société ». Ce dernier peut se résumer ainsi : recouvrer l’indépendance nationale, en finir avec la misère du peuple et démocratiser les structures politiques et économiques. À même les terres confisquées à la « clique de Somoza », on lança la réforme agraire et on mobilisa la jeunesse des villes dans une vaste campagne d’alphabétisation. On nationalisa le commerce extérieur, principale source de devises, mais la bourgeoisie conserva toute latitude pour poursuivre ses activités économiques : elle contrôlait 80 % de la production agricole et 75 % de l’industrie[6]. Après son exclusion du pouvoir politique, elle multiplia les réserves, puis les critiques par rapport au gouvernement à partir des médias qu’elle contrôlait (surtout La Prensa, le plus influent quotidien du pays) mais accepta, minimalement, de collaborer. Jusqu’en 1981, on pouvait croire que la stratégie adoptée par le FSLN lui permettrait de réussir le fameux compromiso histórico (« compromis historique ») pour une transition pacifique au socialisme, qui avait échoué au Chili, six ans auparavant.
Une erreur lourde de conséquences : les sandinistes et la question autochtone
Le pays dont avaient hérité les révolutionnaires n’était pas seulement « inachevé » ou sous-développé, il était également désarticulé. La distance physique, l’appartenance ethnique, la langue et la religion, tout sépare la côte Pacifique et le centre, zones de vallées et de montagnes où vit 90 % de la population, et la côte Atlantique, région de plaines et de lagunes, faiblement peuplée. Sur la côte Pacifique, le « pays utile », vit une population de métis (ladinos) hispanophones. Sur la côte Atlantique (qui ne fut jamais soumise à l’empire espagnol), on retrouve plusieurs groupes autochtones, les Miskitos (la majorité, plus de cinquante mille), et quelques milliers de Sumus, de Ramas et de Garifunas, ainsi qu’une importante minorité noire anglophone, les Créoles, concentrée dans et autour du port méridional de Bluefields. Enfin, les Ladinos sont majoritairement catholiques, tandis que les habitants de la côte Atlantique sont pour la plupart protestants de diverses dénominations (morave pour les Miskitos, anglicane et pentecôtistes pour les Noirs). Loin d’être des survivants isolés de cultures précolombiennes, les groupes autochtones de la côte se sont développés dans une interaction constante, souvent belliqueuse, avec les puissances coloniales.
Le FSLN, composé presque exclusivement de Ladinos de la côte Pacifique et avant tout préoccupé par l’unité nationale face à une éventuelle agression états-unienne, n’a pas su comprendre la problématique de l’autre moitié du pays où les conditions économiques et sociales étaient fort différentes : au lieu des grands propriétaires terriens, on trouve des villages qui possèdent la terre en commun et pratiquent l’agriculture de subsistance par la pêche ou le salariat migratoire. Dans son premier énoncé de politique, en 1979, la FSLN a caractérisé la région orientale par le « sous-développement économique et le retard culturel » alors que les autochtones, qui n’avaient pas été touchés directement par la guerre révolutionnaire, voulaient continuer leurs activités économiques traditionnelles et préserver leurs langues et leurs cultures.
Une élite de jeunes Miskitos, formée et encadrée par les missionnaires moraves, avait créé une association, la Alianza para el Progreso de miskitos y sumos (Alliance pour le progrès des Miskitos et des Sumos - ALPROMISU) et avait formulé des revendications. Les premiers heurts se sont produits dès 1980, lors de la campagne d’alphabétisation, qui devait se faire en espagnol et qui était centrée sur le personnage de Sandino : « On ne veut pas apprendre en castilla, mais dans notre langue, en miskito et aussi en anglais. » Bons princes, les sandinistes acceptèrent que les livres de classe soient rédigés en langue autochtone et reconnurent les titres fonciers traditionnels des communautés. Avec les leaders, on créa l’organisation Miskitu, Sumu, Rama y Sandinistas Unidos (MISURASATA) et on octroya à l’un d’entre eux, Steadman Fagoth, un siège au conseil d’État. À la fin de la campagne d’alphabétisation, en février 1981, les relations devinrent tendues lorsque les sandinistes réalisèrent qu’on y avait évoqué des thèmes comme l’accord qui garantissait l’autonomie territoriale des Miskitos, accord passé en 1860 entre les Britanniques et le gouvernement nicaraguayen, annulé unilatéralement par ce dernier en 1894. Le FSLN cria au séparatisme et à la trahison, et on emprisonna sur-le-champ trente dirigeants de MISURASATA, dont Steadman Fagoth. Les affrontements firent huit morts. Dans les jours qui suivirent, trois mille jeunes traversèrent le fleuve Wanki (ou Coco), qui marque la frontière avec le Honduras, et annoncèrent aux Miskitos de ce pays que le nouveau gouvernement du Nicaragua avait déclaré la guerre aux autochtones. Libéré, Fagoth, devenu un héros pour les Miskitos, passa à son tour la frontière. Un autre leader, Brooklyn Rivera, qui était demeuré au Nicaragua, présenta au gouvernement un projet d’autonomie pour la côte, qui fut rejeté. Il alla rejoindre Fagoth, ce qui unifia les deux principales factions politiques contre les sandinistes.
En août de la même année, les sandinistes publient une Déclaration de principes sur les peuples autochtones qui réitère : « La nation nicaraguayenne est une (una sola), sur le plan territorial et politique, et ne saurait être démembrée, divisée ou lésée [...] Sa langue officielle est l’espagnol[7] ». Le gouvernement révolutionnaire y réaffirme sa propriété des ressources naturelles et sa responsabilité d’assurer l’amélioration des conditions de vie des communautés de la côte Atlantique par des projets de développement.
Ronald Reagan assuma la présidence des États-Unis en janvier 1981. Dépêchés au Honduras, des agents de la CIA regroupèrent les anciens gardes somozistes et les réfugié-e-s miskitos dans des camps près de la frontière et les entraînèrent : la Contra était née[8]. Pendant les trois années qui suivirent, les combattant-e-s anti-sandinistes, qui disposaient de l’appui de la population locale, multiplièrent les raids destructeurs dans une région qu’ils connaissaient beaucoup mieux que les militaires envoyés de Managua. Fin 1981, l’agression armée Navidad Roja, dans la vallée du Wanki, fut interprétée comme le début d’une offensive générale contre le pays. Suivant le principe simpliste qu’« un problème militaire appelle une solution militaire », le comandante Tomás Borge, responsable de l’armée, décréta en 1982 qu’étant donné l’appui des riverains à la Contra, il fallait évacuer la population des 42 villages autochtones de la vallée du Wanki et les reloger beaucoup plus loin à l’intérieur du Nicaragua.
Les déplacé-e-s refusèrent la politique d’« intégration par le travail » qu’on leur proposait et n’acceptèrent de cultiver la terre que sous la contrainte. Quant à ceux et celles qui étaient demeuré-e-s dans les villages de la côte, ils pratiquèrent pour la plupart la résistance passive face aux sandinistes qui multipliaient les « projets de développement ». En fait, les villageois-es cachaient et approvisionnaient les alzados (insurgé-e-s) qui faisaient de nombreuses victimes parmi les jeunes conscrit-e-s, envoyé-e-s au front contre leur gré et entraîné-e-s à la va-vite. Car le FSLN avait dû instaurer le service militaire obligatoire, une de ses dispositions les moins populaires, et consacrer à cette guerre une part croissante de son budget (jusqu’à 50 %, en 1985). Après deux ans de conflit, les Miskitos réalisèrent qu’ils fournissaient la chair à canon dans une guerre qui n’était pas la leur. Beaucoup commencèrent à déserter les camps de la CIA et à se fondre parmi les Miskitos du Honduras. Réalisant son erreur, la direction sandiniste, par la voix de Tomás Borge, offrit aux insurgé-e-s l’armistice et ... l’autonomie régionale[9]! Les reclus de Tasba Pri quittèrent les lieux sur-le-champ pour rejoindre – en camion, cette fois – leurs villages détruits des rives du fleuve Coco. Mais la rupture était consommée entre les Miskitos et le régime[10]. Lorsque des dirigeants revenus d’exil formèrent plus tard le parti Yatama, en opposition au FSLN, les bases l’appuyèrent massivement.
Comme on le voit, c’est après l’éclatement de la crise et l’exode de milliers de jeunes au Honduras que la CIA est intervenue. Il est également trop aisé de mettre l’accent sur l’inexpérience de la jeune direction. L’analyse des questions ethniques et nationales a constitué de tout temps un des grands points faibles de l’approche marxiste, qui inspirait manifestement les responsables de l’État nicaraguayen. La lutte des autochtones pour la différence culturelle leur apparut comme un combat réactionnaire dont le seul effet était de diviser les forces face à l’ennemi. On réinterpréta en ce sens les siècles de résistance miskito. C’est seulement après l’échec flagrant de la « solution militaire » que les sandinistes révisèrent leur politique. Même après cette volte-face, cependant, les sandinistes ne changèrent pas leur analyse politique du mouvement miskito tout au long des années 1980[11].
L’élargissement de la guerre : pressions externes et « erreurs économiques »
Après ses succès en pays miskito, la CIA avait ouvert en 1983 un second front de la Contra plus au sud, toujours le long de la frontière hondurienne. Les freedom fighters provenaient cette fois des agriculteurs et petits éleveurs des montagnes du centre du pays. Propriétaires de fermes moyennes et de ranchs d’élevage, ils étaient sensibles à la propagande de la droite à l’effet que leurs terres seraient expropriées pour être redistribuées (ce qui ne fut jamais dans le programme sandiniste). Encadrés par des vétérans de la garde de Somoza et avec l’appui soutenu de l’armée hondurienne, ils commencèrent à porter des coups de plus en plus durs à l’infrastructure, aux bâtiments publics, aux coopératives dans les régions vitales de la côte Pacifique et prirent la relève des insurgé-e-s autochtones de plus en plus démobilisé-e-s. Les années 1983 et 1984 furent les plus dures pour le Nicaragua en termes de pertes humaines et matérielles. Les sandinistes craignaient une intervention directe des États-Unis, comme à l’île de La Grenade en 1983, et avaient conclu qu’ils ne pourraient compter en ce cas ni sur l’aide soviétique ni sur celle des Cubains. Cependant, l’opinion publique américaine, encore échaudée par l’aventure vietnamienne, n’était pas prête à accepter ce prix et le gouvernement se résigna à poursuivre une guerre d’usure, par contras interposés.
Pour le FSLN, il devenait urgent que la population resserre les rangs autour du régime et les sandinistes décidèrent d’organiser en 1984 les élections générales promises après le renversement de Somoza. On incita l’opposition de droite à cesser la lutte armée pour la confrontation politique, mais ses principaux leaders, installés à Miami, soumis à la ligne belliciste des faucons de la Maison-Blanche, refusèrent.
Malgré les conditions matérielles de plus en plus difficiles, les premières élections furent gagnées haut la main par les sandinistes. L’opposition avait perdu une grande part de son prestige en appuyant les agressions de la Contra. On lui attribuait la responsabilité principale dans les pénuries qui frappaient le pays, liées, entre autres, au sabotage de l’infrastructure de transport. C’est à l’occasion de cette campagne électorale qu’apparut, parmi les neuf comandantes, un primus inter pares qui assumera désormais les fonctions de président : Daniel Ortega. La tendance tercerista, à laquelle il appartenait, était la plus populaire en raison de ses affinités historiques avec la théologie de la libération et du style moins militariste de ses leaders.
La Contra ne pouvait plus aspirer maintenant à renverser le gouvernement et ce dernier, malgré la poursuite de la guerre à la périphérie, avait les coudées franches pour entreprendre une deuxième reconstruction de l’économie et du pays. C’est alors que les sandinistes commirent un ensemble d’erreurs qui ne firent qu’aggraver la situation au cours de la seconde moitié des années 1980. Sur le plan politique, on assista à une concentration progressive du pouvoir autour du nouveau presidente, Daniel Ortega. Il plaça peu à peu ses inconditionnels aux principaux postes de commande, tandis que sa femme, Rosario Murillo, transforma la principale association de femmes en son fanclub. Les défections commencèrent, entre autres, parmi des intellectuels comme Sergio Ramirez et Moisés Hassan, attachés au caractère démocratique de la révolution sandiniste et s’opposant à la militarisation croissante de la société. Face au déclin de la Contra, les sandinistes auraient pu supprimer le service militaire obligatoire, la mesure la plus impopulaire, car l’armée professionnelle, plus efficace, pouvait désormais contenir les agressions. Mais pour le groupe dominant (dont Tomás Borge), la conscription constituait une excellente « école pour former la jeunesse ».
En ce sens, la guerre avait servi et servait encore le régime. Or, la jeunesse semblait détester le service militaire, comme me l’apprit une enquête sommaire effectuée lors de mon séjour en 1990. Quant aux Comités de défense sandinistes (CDS) – directement inspirés des Comités de défense révolutionnaires (CDR) cubains – ils se révélaient de plus en plus comme des appareils tatillons de contrôle de la vie quotidienne, après que leur utilité initiale (empêcher les attentats contre-révolutionnaires) apparût révolue à tous. Le contrôle des appareils d’État sur les organismes en principe autonomes comme l’Université, la centrale syndicale unique, les coopératives, loin de se relâcher avec la victoire sur la Contra, était maintenu, sinon accru. C’est ce que certains ont appelé la « cubanisation » de la révolution nicaraguayenne.
La réduction des canaux de communication entre la base et la direction sandiniste se traduisit aussi par de coûteuses erreurs économiques. La guerre exacerba les tensions entre les différents volets de la politique économique sandiniste, qui visait un équilibre entre secteur privé et secteur public, le contrôle de l’inflation, la hausse du niveau de vie des masses, la planification et le libre marché. Les centaines de fermes d’État, constituées sur les grands domaines confisqués à la « clique de Somoza » et regroupées en Unidades de Producción Estatal (UPE), présentèrent bientôt les mêmes problèmes de gestion qu’on avait pu observer à Cuba et en Algérie : équipement surabondant et mal utilisé, manque de pièces de rechange, faible productivité du travail, etc. Par ailleurs, des dizaines de milliers de familles paysannes avaient obtenu des terres, certes, à condition de former des Coopératives de crédits et de services (CSS), mais les infrastructures de transport inadéquates et souvent, le manque de bras (20 % de la main-d’œuvre masculine était mobilisée par la guerre) découragea nombre de producteurs et les crédits ne furent remboursés qu’à 50 %[12]. Pendant que dans des régions, les récoltes pourrissaient sur pied, l’ENABAS, agence d’État chargée de l’approvisionnement, achetait – à crédit – des vivres à l’étranger. La politique de contrôle des prix déboucha sur le marché noir, celle de contrôle des changes, sur le trafic des devises et l’évasion des capitaux. La conséquence fut une inflation galopante qui vint gruger le pouvoir d’achat des salariés et des masses populaires, atteignant les trois chiffres à la fin des années 1980.
Devant des magasins d’État vides, les pauvres se tournèrent aussi vers le bisné, la débrouille et le marché noir, où ils étaient à la fois consommateurs et fournisseurs[13]. L’exode vers les villes, qu’on avait voulu freiner avec la réforme agraire, s’accéléra. En 1988, le gouvernement adopta des mesures draconiennes pour tenter de contenir l’inflation et de réduire le déficit gouvernemental, par la réduction du personnel de l’État (la compactación), et le blocage des salaires bien en dessous du taux d’inflation.
La défaite de 1990
Malgré l’impopularité de ces programmes, à la veille des élections générales de 1990, les sandinistes étaient confiants. Dans la capitale, de grands rassemblements attiraient toujours les foules et les leaders des organisations populaires assuraient la direction de la loyauté des bases. Le premier sondage d’opinion jamais effectué dans le pays (certes limité à la capitale) les donnait gagnants, avec 42 % des intentions de vote, contre seulement 11 % pour l’opposition[14].
Cette opposition, il est vrai, s’était vue contrainte d’abandonner la stratégie armée et de participer au jeu électoral (malgré l’opposition initiale de Bush père), et elle s’était rassemblée à la hâte dans un parti-parapluie, l’Unión Nacional Opositora (UNO). Elle avait choisi comme candidate symbolique Violeta Chamorro, la veuve de Pedro Chamorro, leader libéral éliminé par Somoza en 1978. Même Steadman Fagoth, qui, quelques mois auparavant, organisait des escarmouches à partir de la frontière hondurienne, rentrait au pays et demandait à ses guérilleros de s’assurer du bon déroulement du vote en pays miskito.
L’annonce des résultats, le 26 avril, fit l’effet d’une bombe : l’UNO l’emporta avec 54,7 % des suffrages, laissant le FSLN loin derrière avec 40,8 %. Ceux que les sondeurs avaient classés comme « dépolitisés » avaient en fait une opinion bien établie : ils étaient contre ce régime de pénuries et de service militaire obligatoire, mais ils avaient gardé leur opinion pour eux. Les sandinistes reconnurent leur défaite ... après 24 heures de réflexion! Et commença un laborieux processus de transition politique, au cours duquel la direction sandiniste s’efforça de contrôler ses troupes (plusieurs refusaient d’accepter la défaite) tout en légalisant le transfert de vastes propriétés au profit des coopératives paysannes (et parfois, des dirigeants eux-mêmes[15]!).
Le FSLN demeura par la suite dans l’opposition pendant trois mandats, mais ce purgatoire ne lui permit pas de se débarrasser des travers acquis au cours des onze années de pouvoir. Au contraire, il entra dans un long processus de décomposition, marqué par des défections multiples, le contrôle toujours plus grand du couple ex-présidentiel Ortega-Murillo sur l’appareil du parti et les pactes méprisables passés avec le plus corrompu des gouvernements néolibéraux qui lui ont succédé, celui d’Arnoldo Alemán[16]. En janvier 2007, le FSLN a repris le pouvoir avec l’incontournable Ortega, « triomphe » rendu possible grâce à un des pactes passés avec Alemán qui réduisait à 35 % le minimum requis pour passer au premier tour (Ortega a obtenu 38 %), alignant ses pions en vue d’une réélection indéfinie. Sur le plan international, suite à son alliance avec Chávez, qui lui valut durant plusieurs années des crédits pétroliers, il se tourna vers la Chine en lui offrant la mainmise sur un canal interocéanique alternatif.
Une solidarité internationale moins suiviste et plus critique par rapport au régime nicaraguayen n’aurait sans doute pas modifié fondamentalement la trajectoire du régime mis en place après le renversement de Somoza en 1979. Cependant, les organisations non-gouvernementales ont joué un rôle économique de premier plan dans le pays pendant cette période : certains ont évalué leur apport à plus de six milliards de dollars. En utilisant ne serait-ce qu’une partie de cette aide pour développer l’autonomie des organisations paysannes et urbaines, on aurait sans doute pu éviter la débandade générale qu’a connu le mouvement populaire après la défaite électorale de 1990. C’est cet effondrement qui a permis au FSLN d’être vidé de tout contenu social par Daniel Ortega qui poursuit depuis dix ans les politiques néolibérales de ses prédécesseurs.
Triste épilogue : c’est dans l’indifférence générale de la gauche internationale que le FSLN a été reporté au pouvoir lors des élections du 6 novembre dernier. Ce parti, caricature du mouvement qui incarna naguère l’espoir de tout un peuple, a repris à son compte les principales tares du régime qu’il a renversé : népotisme, corruption, marginalisation de toute dissidence. L’« ortéguisme » aurait-il remplacé le somozisme?
Photo : La Garde nationale entre à Masaya à la recherche de combattants du FSLN, 1979. Photographie de Susan Meiselas.
Références [1] Weber, Henri (1981). Nicaragua, la révolution sandiniste. Paris : Maspéro, p. 40-41. [2] Nuñez Soto, Orlando (1981). « The Third Social Force in National Liberation Movements » Latin American Perspectives, vol 8, no 2, p. 5-21. [3] Harnecker, Marta (1983). « El gran desafío – Entrevista a Jaime Wheelock » Punto Final (Suplemento), no 207. [4] Ryan, Phil, op. cit. p. 41. [5] Petras, James (1979). « Whither the Nicaragua revolution? » Monthly Review, vol 31, no 5, octobre. [6] Weber, op. cit., p. 87. [7] Declaración de principios de la revolución sandinista sobre las comunidades indígenas de la Costa Atlántica (12 août 1981), reproduite par Roxanne Dunbar Ortiz dans La cuestión miskita en la revolución nicaragüense. México: Editorial Línea, 1986, p. 133-134. [8] Sur l’idéologie des cadres de la Contra, voir les entrevues dans le livre de Dieter Elch et Carlos Rincón (1984). The Contras. Interviews with Anti-Sandinistas. San Francisco : Synthesis Publications. [9] Deux régions autonomes furent formées. Celle du nord, dont la capitale est Puerto Cabezas, correspond à peu près au pays miskito. Celle du sud compte une majorité de Noirs et de Ladinos. [10] Comme j’ai pu le constater en 1990, auprès de survivants de l’aventure, installés à Puerto Cabezas. [11] Comparer Philippe Bourgois, « Class, Ethnicity and the State Among the Miskitu Amerindians of Norteastern Nicaragua » Latin American Perspectives, Vol. 8 (No 2), 1981, avec Roxanne Dunbar Ortiz, op. cit. p. 124 suiv. [12] Pour un examen de la paysannerie nicaraguayenne à cette époque, voir Pierre Beaucage (1984). « Prolétaires ou paysans : sandinisme et travailleurs de la campagne », Travail, capital et société, vol. 17, no 1, p 2-24. [13] Ryan op. cit. 45 et suiv.; Coraggio op. cit. 279 et suiv. [14] Marchetti, Peter E. (1989). « Le profil social du sandinisme à Managua. L’État, catalyseur de la polarisation politique. » dans Nicaragua, An X. Le premier sondage d’opinion des habitants de Managua. Paris : Éditions du Témoignage Chrétien, p. 82. [15] C’est ce qu’on appela la piñata, qu’on pourrait traduire librement par « l’assiette au beurre »! [16] Le mandat d’Alemán (1997-2002) fut marqué par une corruption inouïe. Il évita la prison en proposant à Ortega l’accord suivant : « Si tu abandonnes les poursuites, moi, je ne te poursuivrai pas pour avoir abusé sexuellement de ta belle-fille » (mineure à l’époque).abc
Références [1] Weber, Henri (1981). Nicaragua, la révolution sandiniste. Paris : Maspéro, p. 40-41. [2] Nuñez Soto, Orlando (1981). « The Third Social Force in National Liberation Movements » Latin American Perspectives, vol 8, no 2, p. 5-21. [3] Harnecker, Marta (1983). « El gran desafío – Entrevista a Jaime Wheelock » Punto Final (Suplemento), no 207. [4] Ryan, Phil, op. cit. p. 41. [5] Petras, James (1979). « Whither the Nicaragua revolution? » Monthly Review, vol 31, no 5, octobre. [6] Weber, op. cit., p. 87. [7] Declaración de principios de la revolución sandinista sobre las comunidades indígenas de la Costa Atlántica (12 août 1981), reproduite par Roxanne Dunbar Ortiz dans La cuestión miskita en la revolución nicaragüense. México: Editorial Línea, 1986, p. 133-134. [8] Sur l’idéologie des cadres de la Contra, voir les entrevues dans le livre de Dieter Elch et Carlos Rincón (1984). The Contras. Interviews with Anti-Sandinistas. San Francisco : Synthesis Publications. [9] Deux régions autonomes furent formées. Celle du nord, dont la capitale est Puerto Cabezas, correspond à peu près au pays miskito. Celle du sud compte une majorité de Noirs et de Ladinos. [10] Comme j’ai pu le constater en 1990, auprès de survivants de l’aventure, installés à Puerto Cabezas. [11] Comparer Philippe Bourgois, « Class, Ethnicity and the State Among the Miskitu Amerindians of Norteastern Nicaragua » Latin American Perspectives, Vol. 8 (No 2), 1981, avec Roxanne Dunbar Ortiz, op. cit. p. 124 suiv. [12] Pour un examen de la paysannerie nicaraguayenne à cette époque, voir Pierre Beaucage (1984). « Prolétaires ou paysans : sandinisme et travailleurs de la campagne », Travail, capital et société, vol. 17, no 1, p 2-24. [13] Ryan op. cit. 45 et suiv.; Coraggio op. cit. 279 et suiv. [14] Marchetti, Peter E. (1989). « Le profil social du sandinisme à Managua. L’État, catalyseur de la polarisation politique. » dans Nicaragua, An X. Le premier sondage d’opinion des habitants de Managua. Paris : Éditions du Témoignage Chrétien, p. 82. [15] C’est ce qu’on appela la piñata, qu’on pourrait traduire librement par « l’assiette au beurre »! [16] Le mandat d’Alemán (1997-2002) fut marqué par une corruption inouïe. Il évita la prison en proposant à Ortega l’accord suivant : « Si tu abandonnes les poursuites, moi, je ne te poursuivrai pas pour avoir abusé sexuellement de ta belle-fille » (mineure à l’époque).abc
Extraits du livre à paraître de Mateo Pablo, réfugié guatémaltèque vivant à Montréal.
Les passages sélectionnés font état des conditions de vie de la famille de Mateo Pablo et d’événements qui précédèrent ceux immensément tragiques de juillet 1982.
L’histoire complète de Mateo Pablo fait l’objet d’un livre entièrement consacré à sa vie et à celle de sa communauté. L’ouvrage est actuellement en processus de fin de rédaction en vue d’une publication ultérieure.
Mon nom est Mateo Pablo, je suis un Maya du groupe ethnique Chuj. Je suis né en 1958, dans le village de Petanac, dans la municipalité de San Mateo Ixtatan, du département de Huehuetenango, au Guatemala. En 1982, notre village a été complètement détruit par l’armée du gouvernement de Ríos Montt, et sa population a été massacrée ou dispersée. Mon épouse, mes deux enfants et plusieurs membres de nos familles ont été massacrés. Cette année-là, l’État guatémaltèque a perpétré un vaste génocide contre des groupes mayas à travers le massacre d’un grand nombre de communautés et la destruction de leurs villages. Le génocide de 1982 par le gouvernement d’Efraín Ríos Montt est lié, d’une part, à l’arrivée de compagnies forestières et minières dans la région et d’autre part, à la résistance armée des forces de guérilla. Mon grand-père, la faim et la valeur nutritive de chaque grain de maïs Un jour, au cours d’une période de grande famine, mon grand-père était allé au Mexique. Après une semaine de recherche, il n’avait pas trouvé de nourriture. Les provisions qu’il avait apportées de chez lui s’étaient vite épuisées. Il avait marché pendant cinq jours, de communauté en communauté, sans en trouver, à part quelques rares grains de maïs qu’il ramassait ici et là et qu’il mangeait immédiatement. Et un jour, il avait remarqué qu’un grain de maïs lui donnait assez de force pour endurer une heure de marche. Depuis ce jour, il avait accordé beaucoup de respect à chaque grain de maïs et à la nature, parce que nous vivons en son sein, parce qu’elle nous donne la vie et la santé […]. Mon père, Diego Pablo Mateo, était une personne humble qui ne parlait pas l’espagnol. Il n’est pas allé à l’école. À l’âge de 11 ans, mon père avait travaillé comme esclave, conformément à la corvée intitulée mandamiento. Chaque fois qu’un groupe de personnes venait de Huehuetenango à Petanac, les enfants de cet âge devaient nourrir les chevaux de toutes les personnes qui arrivaient à la municipalité […] ramasser du fourrage et le transporter sur leur dos jusqu’à San Mateo Ixtatan, à trois heures de marche de Petanac. Comme [ces ordres] émanaient du gouvernement, personne ne pouvait se soustraire à la corvée. Les autorités maintenaient toujours les enfants sous contrôle, mais ironiquement les abandonnaient pour ce qui est de l’éducation durant des centaines d’années et encore aujourd’hui. Je n’ai connu ma mère que très peu de temps, mais je me souviens encore lorsqu’elle demandait du travail à monsieur José Tadeo Gaspar, habitant de notre village de Petanac. Pour sarcler sa plantation de maïs, ce dernier engageait des hommes et les payait 25 centimes par jour. Il payait également 25 centimes par cuerda (corde), c’est-à-dire par tâche de sarclage d’une étendue mesurant environ 25 verges carrées. Il acceptait de payer ma mère 20 centimes pour une cuerda, mais comme il s’agissait d’un terrain rocailleux et qu’elle s’occupait de mon frère et de moi pendant qu’elle travaillait, elle mettait quatre jours pour terminer sa cuerda. Elle gagnait donc 20 centimes pour quatre jours de travail. J’ai moi-même commencé à travailler à l’âge de six ans, avec toute ma famille, à la plantation de café La Concha dans le département de Suchitepequez. Jusqu’à l’âge de 12 ans, j’ai travaillé à sept récoltes de café. Ma première saison de récolte a commencé dans la première quinzaine d’août 1964. J’avais 6 ans. Pour signer un contrat avec le contratista Pascual José Domingo, mon père avait dû se rendre au village de Chanquejelbe, dans la municalité de Nenton, Huehuetenango, à cinq ou six heures de marche. Le contratista établissait avec le chef de famille un contrat pour chaque membre de la famille pour une saison de 30 jours, mais souvent, si la récolte de café n’était pas finie, la saison durait plus longtemps. Homme, femmes et enfants, et même les personnes âgées, voulaient avoir un contrat pour avoir droit à la nourriture sinon c’était au chef de famille de payer le maïs et les haricots. Les enfants de 8 à 10 ans recevaient une somme équivalant à quinze journées de travail d’adulte, mais cela dépendait de la taille de l’enfant, car les enfants assez forts étaient considérés comme des adultes. En échange de leur travail, les enfants recevaient une demi-ration de maïs et de haricots. Notre famille était constituée de nos parents et de deux enfants, mon frère cadet âgé de deux ans, et moi, de six. Notre contrat pour 30 jours était de 60 journées de travail (30 pour chaque parent) et de la nourriture pour deux personnes. Comme nous étions trop jeunes pour travailler, nous ne recevions pas de demi-ration. Le départ pour la plantation Les familles mettaient trois jours pour se rendre de chez elles à la plantation. Elles partaient à pied de leurs villages, avec leurs bagages, qui comprenaient des vêtements, des couvertures pour dormir, des vivres, des ustensiles de cuisine et des outils, tels qu’une hache et une machette pour couper du bois pour cuisiner. Les parents et les enfants marchaient pendant une journée jusqu’à la municipalité de San Mateo. La nuit, ils dormaient chez des amis et des connaissances. Le lendemain, les camions arrivaient. Je me souviens très bien qu’ils installaient dans chaque camion une dizaine de planches longues et étroites, servant chacune de banc à six adultes. Ils attachaient aussi des cordes pour que les personnes s’y cramponnent le long du chemin. Les planches étaient à un mètre du plancher, et les jambes des travailleurs pendaient. La situation était effarante. Les enfants s’asseyaient sous les bancs, à côté des bagages des familles. Nous étions transportés comme des objets inutiles. Les pauvres femmes arrivaient à la plantation étourdies, secouées et endolories par les secousses du camion dues aux mauvaises conditions de la route. Nous étions transportés dans des conditions pires que des animaux. Nous n’étions que des ordures pour le patron. Lorsqu’on transporte du bétail, on vérifie si tout va bien ou si des mesures sont nécessaires pour assurer leur protection. Quand nous demandions aux chauffeurs d’arrêter en cours de route, ils nous traitaient très mal. Comme les chauffeurs étaient toujours des ladinos, nous, autochtones, faisions sans cesse l’objet de discrimination. Les patrons donnaient aux travailleurs des rations insuffisantes pour les forcer à en acheter et pour les maintenir toujours endettés et les avoir à leur disposition toute leur vie dans la plantation. Les patrons donnaient chaque semaine à chaque adulte entre 2 et 3 kilos de maïs et entre 400 et 500 grammes de haricots, presque pourris, pleins de vers et de gorgojos, et se cuisant très mal. Souvent nous jetions les haricots aux ordures et devions manger des herbes de la montagne, qui n’ont aucun goût. Nous avions envie de manger les fruits délicieux qui poussaient dans la plantation, mais nous n’en avions pas le droit. Les mangues, les goyaves, les mandarines, entre autres fruits, pourrissaient dans la forêt. S’ils nous surprenaient en train de toucher à ces fruits, ils déduisaient un montant de notre salaire à la fin du contrat. Je me souviens quand ma mère mélangeait les bananes avec de la pâte de maïs bouilli pour faire des tortillas. Malgré leur goût désagréable, nous les mangions par nécessité. La majorité des travailleurs essayaient de survivre : ces tortillas leur permettaient de ne pas travailler le ventre vide. Le but était d’éviter de s’endetter en achetant plus de maïs et de haricots. Il y avait aussi l’absence de latrines. Nous devions faire nos besoins à l’air libre […]. Et comme nous étions tous sous-alimentés, nous tombions malades. Nous souffrions de fièvre, de diarrhée, de dysenterie et d’autres maladies causées par la mauvaise hygiène. Les pluies causaient également de nombreuses maladies. De plus, nous ne dormions pas assez pour plusieurs raisons : la faim, l’humidité et la poussière du fait que nous dormions sur le sol, les piqûres des insectes, la fumée de la cuisine tôt le matin dans les logements sans fenêtres et parce que nous devions nous lever très tôt. Les conditions dans les plantations étaient en général les mêmes. Comme tous ceux qui avaient un compte (un contrat), ils me donnaient ma ration insuffisante de maïs et j’étais obligé d’en demander encore et ils augmentaient ma dette. À la fin du contrat, au moment de faire les comptes, ils ont retiré de mon compte la valeur du maïs et certaines autres choses et ils ne m’ont payé que trois quetzals et cinquante centimes. C’est tout ce qui me restait des dettes de maïs. Un peu de tristesse parce qu’après avoir tant travaillé pendant quarante-cinq jours, ils ne m’ont donné comme salaire que l’équivalent d’un morceau de gomme à mâcher Chiclets. Lors de ma quatrième saison de travail, dans la plantation « Cerro Redondo », nous étions trois : mon père, Isabela, sa seconde épouse et moi. [À la fin du contrat], nous sommes finalement retournés chez nous, sans argent, portant nos vieux vêtements, encore plus raccommodés et en plus mauvais état que lorsque nous étions partis. Nous étions très faibles d’avoir tellement travaillé en ne mangeant que des tortillas avec du sel et, de temps en temps, un peu de fèves. En retournant chez nous, nous avions besoin de nourriture pour récupérer l’énergie perdue, mais nous n’avions pas d’argent pour acheter quoi que ce soit. La seule chose que nous avions gagnée après notre retour au village, ce sont des douleurs, qui ont duré entre 20 et 25 jours. C’est tout ce que nous avions gagné dans la plantation : pauvreté, sous-alimentation, un grand nombre de maladies. Nous sommes déjà pauvres, mais en allant travailler dans les plantations, nous devenons encore plus pauvres parce que nous n’avons pas le temps de travailler sur nos milpas[1]. Je me souviens qu’un grand nombre de personnes partaient travailler à la costa (région de plantations) et ne pouvaient semer leur lopin de terre parce que la saison des semailles était déjà terminée. Certaines semaient leur milpa malgré tout, mais le maïs ainsi produit était insuffisant. C’est comme cela que nous nous appauvrissions toujours davantage. Car nous n’avions pas d’autres choix que de descendre une ou deux fois par année à la costa pour travailler dans les plantations de café, de canne à sucre ou de fruits. Plusieurs ne retournaient plus à leur village pour plusieurs raisons : certains parce qu’ils n’avaient pas terminé leur contrat et restaient jusqu’à la prochaine saison; d’autres parce que l’ensemencement de leur milpa était terminé et qu’ils restaient travailler dans la plantation; d’autres encore parce qu’ils n’avaient même pas de terre au village, parce qu’ils vivaient seuls ou étaient allés travailler avec toute leur famille et avaient décidé de vivre dans les plantations toute leur vie pour y survivre avec leur famille. En 1972, à l’âge de 14 ans, j’ai commencé à travailler en territoire mexicain. J’ai travaillé jusqu’en 1996, à l’âge de 38 ans. J’ai donc vécu la plus grande partie de ma vie dans l’État du Chiapas. Je connais très bien la vie des Chiapanecos. Leur vie est semblable à la nôtre. Ceux qui vivent dans les zones plus montagneuses souffrent autant que nous, Mayas du Guatemala. Il y a des différences entre les plantations de café du Mexique et celles du Guatemala. Dans la zone de Tapachula, par exemple, les patrons engagent des cuisiniers pour les repas des travailleurs. Au Mexique, la nourriture était un peu différente, ni meilleure ni pire, mais, au moins, nous n’avions rien à acheter. Nous avions toujours des tortillas et des fèves, et dans certaines plantations, il y avait même de la viande une fois par semaine. Les dimensions des bacs de mesure du café cueilli étaient les mêmes dans les deux pays, mais les patrons ne nous volaient pas comme le faisaient ceux du Guatemala : s’il y avait une poignée de grains de café de plus, nous pouvions garder celle-ci pour le jour suivant ou la donner à un autre compagnon de travail. Ils mesuraient le café de façon honnête. Dans la zone de Huistla, par exemple, les petits producteurs de café s’occupaient beaucoup mieux de nous que les misérables patrons du Guatemala.
Notes [1] Les milpas sont une forme d’agriculture familiale et traditionnelle.abc
Mon nom est Mateo Pablo, je suis un Maya du groupe ethnique Chuj. Je suis né en 1958, dans le village de Petanac, dans la municipalité de San Mateo Ixtatan, du département de Huehuetenango, au Guatemala. En 1982, notre village a été complètement détruit par l’armée du gouvernement de Ríos Montt, et sa population a été massacrée ou dispersée. Mon épouse, mes deux enfants et plusieurs membres de nos familles ont été massacrés. Cette année-là, l’État guatémaltèque a perpétré un vaste génocide contre des groupes mayas à travers le massacre d’un grand nombre de communautés et la destruction de leurs villages. Le génocide de 1982 par le gouvernement d’Efraín Ríos Montt est lié, d’une part, à l’arrivée de compagnies forestières et minières dans la région et d’autre part, à la résistance armée des forces de guérilla. Mon grand-père, la faim et la valeur nutritive de chaque grain de maïs Un jour, au cours d’une période de grande famine, mon grand-père était allé au Mexique. Après une semaine de recherche, il n’avait pas trouvé de nourriture. Les provisions qu’il avait apportées de chez lui s’étaient vite épuisées. Il avait marché pendant cinq jours, de communauté en communauté, sans en trouver, à part quelques rares grains de maïs qu’il ramassait ici et là et qu’il mangeait immédiatement. Et un jour, il avait remarqué qu’un grain de maïs lui donnait assez de force pour endurer une heure de marche. Depuis ce jour, il avait accordé beaucoup de respect à chaque grain de maïs et à la nature, parce que nous vivons en son sein, parce qu’elle nous donne la vie et la santé […]. Mon père, Diego Pablo Mateo, était une personne humble qui ne parlait pas l’espagnol. Il n’est pas allé à l’école. À l’âge de 11 ans, mon père avait travaillé comme esclave, conformément à la corvée intitulée mandamiento. Chaque fois qu’un groupe de personnes venait de Huehuetenango à Petanac, les enfants de cet âge devaient nourrir les chevaux de toutes les personnes qui arrivaient à la municipalité […] ramasser du fourrage et le transporter sur leur dos jusqu’à San Mateo Ixtatan, à trois heures de marche de Petanac. Comme [ces ordres] émanaient du gouvernement, personne ne pouvait se soustraire à la corvée. Les autorités maintenaient toujours les enfants sous contrôle, mais ironiquement les abandonnaient pour ce qui est de l’éducation durant des centaines d’années et encore aujourd’hui. Je n’ai connu ma mère que très peu de temps, mais je me souviens encore lorsqu’elle demandait du travail à monsieur José Tadeo Gaspar, habitant de notre village de Petanac. Pour sarcler sa plantation de maïs, ce dernier engageait des hommes et les payait 25 centimes par jour. Il payait également 25 centimes par cuerda (corde), c’est-à-dire par tâche de sarclage d’une étendue mesurant environ 25 verges carrées. Il acceptait de payer ma mère 20 centimes pour une cuerda, mais comme il s’agissait d’un terrain rocailleux et qu’elle s’occupait de mon frère et de moi pendant qu’elle travaillait, elle mettait quatre jours pour terminer sa cuerda. Elle gagnait donc 20 centimes pour quatre jours de travail. J’ai moi-même commencé à travailler à l’âge de six ans, avec toute ma famille, à la plantation de café La Concha dans le département de Suchitepequez. Jusqu’à l’âge de 12 ans, j’ai travaillé à sept récoltes de café. Ma première saison de récolte a commencé dans la première quinzaine d’août 1964. J’avais 6 ans. Pour signer un contrat avec le contratista Pascual José Domingo, mon père avait dû se rendre au village de Chanquejelbe, dans la municalité de Nenton, Huehuetenango, à cinq ou six heures de marche. Le contratista établissait avec le chef de famille un contrat pour chaque membre de la famille pour une saison de 30 jours, mais souvent, si la récolte de café n’était pas finie, la saison durait plus longtemps. Homme, femmes et enfants, et même les personnes âgées, voulaient avoir un contrat pour avoir droit à la nourriture sinon c’était au chef de famille de payer le maïs et les haricots. Les enfants de 8 à 10 ans recevaient une somme équivalant à quinze journées de travail d’adulte, mais cela dépendait de la taille de l’enfant, car les enfants assez forts étaient considérés comme des adultes. En échange de leur travail, les enfants recevaient une demi-ration de maïs et de haricots. Notre famille était constituée de nos parents et de deux enfants, mon frère cadet âgé de deux ans, et moi, de six. Notre contrat pour 30 jours était de 60 journées de travail (30 pour chaque parent) et de la nourriture pour deux personnes. Comme nous étions trop jeunes pour travailler, nous ne recevions pas de demi-ration. Le départ pour la plantation Les familles mettaient trois jours pour se rendre de chez elles à la plantation. Elles partaient à pied de leurs villages, avec leurs bagages, qui comprenaient des vêtements, des couvertures pour dormir, des vivres, des ustensiles de cuisine et des outils, tels qu’une hache et une machette pour couper du bois pour cuisiner. Les parents et les enfants marchaient pendant une journée jusqu’à la municipalité de San Mateo. La nuit, ils dormaient chez des amis et des connaissances. Le lendemain, les camions arrivaient. Je me souviens très bien qu’ils installaient dans chaque camion une dizaine de planches longues et étroites, servant chacune de banc à six adultes. Ils attachaient aussi des cordes pour que les personnes s’y cramponnent le long du chemin. Les planches étaient à un mètre du plancher, et les jambes des travailleurs pendaient. La situation était effarante. Les enfants s’asseyaient sous les bancs, à côté des bagages des familles. Nous étions transportés comme des objets inutiles. Les pauvres femmes arrivaient à la plantation étourdies, secouées et endolories par les secousses du camion dues aux mauvaises conditions de la route. Nous étions transportés dans des conditions pires que des animaux. Nous n’étions que des ordures pour le patron. Lorsqu’on transporte du bétail, on vérifie si tout va bien ou si des mesures sont nécessaires pour assurer leur protection. Quand nous demandions aux chauffeurs d’arrêter en cours de route, ils nous traitaient très mal. Comme les chauffeurs étaient toujours des ladinos, nous, autochtones, faisions sans cesse l’objet de discrimination. Les patrons donnaient aux travailleurs des rations insuffisantes pour les forcer à en acheter et pour les maintenir toujours endettés et les avoir à leur disposition toute leur vie dans la plantation. Les patrons donnaient chaque semaine à chaque adulte entre 2 et 3 kilos de maïs et entre 400 et 500 grammes de haricots, presque pourris, pleins de vers et de gorgojos, et se cuisant très mal. Souvent nous jetions les haricots aux ordures et devions manger des herbes de la montagne, qui n’ont aucun goût. Nous avions envie de manger les fruits délicieux qui poussaient dans la plantation, mais nous n’en avions pas le droit. Les mangues, les goyaves, les mandarines, entre autres fruits, pourrissaient dans la forêt. S’ils nous surprenaient en train de toucher à ces fruits, ils déduisaient un montant de notre salaire à la fin du contrat. Je me souviens quand ma mère mélangeait les bananes avec de la pâte de maïs bouilli pour faire des tortillas. Malgré leur goût désagréable, nous les mangions par nécessité. La majorité des travailleurs essayaient de survivre : ces tortillas leur permettaient de ne pas travailler le ventre vide. Le but était d’éviter de s’endetter en achetant plus de maïs et de haricots. Il y avait aussi l’absence de latrines. Nous devions faire nos besoins à l’air libre […]. Et comme nous étions tous sous-alimentés, nous tombions malades. Nous souffrions de fièvre, de diarrhée, de dysenterie et d’autres maladies causées par la mauvaise hygiène. Les pluies causaient également de nombreuses maladies. De plus, nous ne dormions pas assez pour plusieurs raisons : la faim, l’humidité et la poussière du fait que nous dormions sur le sol, les piqûres des insectes, la fumée de la cuisine tôt le matin dans les logements sans fenêtres et parce que nous devions nous lever très tôt. Les conditions dans les plantations étaient en général les mêmes. Comme tous ceux qui avaient un compte (un contrat), ils me donnaient ma ration insuffisante de maïs et j’étais obligé d’en demander encore et ils augmentaient ma dette. À la fin du contrat, au moment de faire les comptes, ils ont retiré de mon compte la valeur du maïs et certaines autres choses et ils ne m’ont payé que trois quetzals et cinquante centimes. C’est tout ce qui me restait des dettes de maïs. Un peu de tristesse parce qu’après avoir tant travaillé pendant quarante-cinq jours, ils ne m’ont donné comme salaire que l’équivalent d’un morceau de gomme à mâcher Chiclets. Lors de ma quatrième saison de travail, dans la plantation « Cerro Redondo », nous étions trois : mon père, Isabela, sa seconde épouse et moi. [À la fin du contrat], nous sommes finalement retournés chez nous, sans argent, portant nos vieux vêtements, encore plus raccommodés et en plus mauvais état que lorsque nous étions partis. Nous étions très faibles d’avoir tellement travaillé en ne mangeant que des tortillas avec du sel et, de temps en temps, un peu de fèves. En retournant chez nous, nous avions besoin de nourriture pour récupérer l’énergie perdue, mais nous n’avions pas d’argent pour acheter quoi que ce soit. La seule chose que nous avions gagnée après notre retour au village, ce sont des douleurs, qui ont duré entre 20 et 25 jours. C’est tout ce que nous avions gagné dans la plantation : pauvreté, sous-alimentation, un grand nombre de maladies. Nous sommes déjà pauvres, mais en allant travailler dans les plantations, nous devenons encore plus pauvres parce que nous n’avons pas le temps de travailler sur nos milpas[1]. Je me souviens qu’un grand nombre de personnes partaient travailler à la costa (région de plantations) et ne pouvaient semer leur lopin de terre parce que la saison des semailles était déjà terminée. Certaines semaient leur milpa malgré tout, mais le maïs ainsi produit était insuffisant. C’est comme cela que nous nous appauvrissions toujours davantage. Car nous n’avions pas d’autres choix que de descendre une ou deux fois par année à la costa pour travailler dans les plantations de café, de canne à sucre ou de fruits. Plusieurs ne retournaient plus à leur village pour plusieurs raisons : certains parce qu’ils n’avaient pas terminé leur contrat et restaient jusqu’à la prochaine saison; d’autres parce que l’ensemencement de leur milpa était terminé et qu’ils restaient travailler dans la plantation; d’autres encore parce qu’ils n’avaient même pas de terre au village, parce qu’ils vivaient seuls ou étaient allés travailler avec toute leur famille et avaient décidé de vivre dans les plantations toute leur vie pour y survivre avec leur famille. En 1972, à l’âge de 14 ans, j’ai commencé à travailler en territoire mexicain. J’ai travaillé jusqu’en 1996, à l’âge de 38 ans. J’ai donc vécu la plus grande partie de ma vie dans l’État du Chiapas. Je connais très bien la vie des Chiapanecos. Leur vie est semblable à la nôtre. Ceux qui vivent dans les zones plus montagneuses souffrent autant que nous, Mayas du Guatemala. Il y a des différences entre les plantations de café du Mexique et celles du Guatemala. Dans la zone de Tapachula, par exemple, les patrons engagent des cuisiniers pour les repas des travailleurs. Au Mexique, la nourriture était un peu différente, ni meilleure ni pire, mais, au moins, nous n’avions rien à acheter. Nous avions toujours des tortillas et des fèves, et dans certaines plantations, il y avait même de la viande une fois par semaine. Les dimensions des bacs de mesure du café cueilli étaient les mêmes dans les deux pays, mais les patrons ne nous volaient pas comme le faisaient ceux du Guatemala : s’il y avait une poignée de grains de café de plus, nous pouvions garder celle-ci pour le jour suivant ou la donner à un autre compagnon de travail. Ils mesuraient le café de façon honnête. Dans la zone de Huistla, par exemple, les petits producteurs de café s’occupaient beaucoup mieux de nous que les misérables patrons du Guatemala.
Notes [1] Les milpas sont une forme d’agriculture familiale et traditionnelle.abc