Catégorie : Volume 31

Défis et succès du mouvement de défense du territoire au Guatemala

Les Accords de paix de 1996 visaient à mettre fin, non seulement à 36 ans de conflit armé entre les groupes de la guérilla et la dictature militaire, mais aussi, et surtout à l’exclusion politique et socio-économique de grands pans de la société guatémaltèque. Ces accords prévoyaient notamment une grande variété de mesures pour établir les fondements d’une démocratie consensuelle, basée sur la participation des populations marginalisées et le respect de leurs droits fondamentaux et ainsi, remédier à l’exclusion qui fut à l’origine du déclenchement du conflit armé. Une fois les Accords de paix signés, ce fut toutefois un tout autre modèle de gouvernance et de développement qui fut promu et appliqué par le gouvernement au pouvoir. 2005 fut une année charnière avec l’adoption de plusieurs politiques qui ont initié un virage néolibéral, dont la Ley de Minería (1997) qui incluait une baisse du taux de redevances et d’autres dispositions ayant préparé le terrain pour l’accroissement de l’investissement direct étranger dans le pays. C’est aussi en 2005 que les citoyens de la région de San Marcos ont pris conscience de la présence du projet minier Marlin, une mine d’or à ciel ouvert sous la propriété de Goldcorp. Des centaines d’habitants des municipalités dans les environs de la mine se sont alors rassemblés dans la rue pour exprimer leur opposition à l’activité extractive sur leur territoire. Ce fut le début du mouvement de défense du territoire face aux projets miniers qui a pris de l’ampleur dans les mois et années qui ont suivi. D’autres mouvements de défense du territoire face aux projets miniers ont émergé aux quatre coins du pays, et notamment dans les régions de Santa Rosa, de Guatemala et d’Izabal. Ces mouvements sont articulés autour d’un refus net de l’activité minière sur leur territoire. Ce refus est motivé par plusieurs facteurs, mais le facteur principal et le plus souvent cité par les militants rencontrés concerne les impacts de l’exploitation minière sur l’environnement et la Madre Tierra. Les expériences vécues dans d’autres pays et même au Guatemala au sujet de la pollution et de la destruction de l’environnement causées par des mines, poussent les militant-e-s à agir publiquement pour empêcher qu’une telle expérience se reproduise dans leur région. Leur militantisme en tant que défenseur-e-s du territoire a connu des hauts et des bas et ce, dans un contexte particulièrement hostile au travail des défenseur-e-s des droits humains. Dans ce texte, il sera question de quelques-uns des défis et des succès rencontrés par le mouvement de défense du territoire en relation avec l’activité minière depuis son émergence. Diffusion nationale et transnationale du savoir et rôle-clé des ONG : récits de quelques succès L’apprentissage et la collaboration à l’intérieur et à l’extérieur des frontières La tenue d’évènements régionaux, nationaux et continentaux a été une des occasions importantes pour les divers mouvements de défense du territoire au Guatemala d’apprendre des expériences d’autrui et de tisser des liens de collaboration. Deux exemples de succès à ce niveau se trouvent dans la préparation de consultations communautaires, ainsi que dans le partage d’informations et l’expression d’une forte solidarité lors de l’Encuentro Continental contra la Minería y por la Soberanía Popular. Les échanges transnationaux du savoir-faire ont été un élément important pour les militants lors de l’organisation des premières consultations communautaires dans la région de San Marcos, contre le projet minier Marlin. Bien que les communautés autochtones aient des formes de consultations qui datent de plusieurs siècles, la structure des consultations communautaires organisées dans la région de San Marcos a été directement inspirée de l’expérience péruvienne où l’opposition exprimée par la population rurale à l’endroit d’un projet minier, lors d’une consultation, a mené à l’annulation dudit projet. Cette expérience vise à organiser une consultation communautaire sur la base de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT). Elle a donné des outils au mouvement naissant de défense du territoire pour s’organiser et exprimer son refus de l’exploitation minière sur son territoire. Javier De León, militant de la Asociación para el Desarrollo Integral San Miguelense (ADISMI), affirme que lorsqu’il a lu dans un journal qu’une mine allait exploiter des métaux précieux dans sa région, « on ne savait rien sur le thème de la mine. On a commencé à connaître l’expérience du Pérou […]. On a fait un échange au Pérou […] [et] l’on a conclu que la mine n’est pas un modèle de développement ». C’est lors de cet échange et de cette transmission de l’expérience péruvienne que la communauté de San Marcos a pu organiser une, puis plusieurs consultations communautaires dans la région, leur donnant une assise juridique. Une autre réussite des mouvements de défense du territoire au Guatemala a été la tenue d’évènements dans le pays pour partager les expériences et établir des stratégies communes de lutte. Un de ces évènements a été l’Encuentro Continental contra la Minería y por la Soberanía Popular qui a eu lieu en mars 2015 dans la municipalité de Mataquescuintla. Pendant près d’une semaine, des centaines d’activistes venant de différents pays ont échangé sur la problématique minière. Des activistes du Canada comme de l’Afrique du Sud ont pu parler de leurs efforts de mobilisation et des difficultés rencontrées pour influencer les décisions du gouvernement en la matière. Les participants ont également eu l’occasion de se rendre à un endroit, parmi les deux sites proposés, de résistance contre l’activité minière où des militants guatémaltèques ont partagé leur expérience. Cet évènement a permis à ses participants de nouer des liens, de connaître les stratégies utilisées dans des contextes particuliers, ainsi que d’exprimer leur solidarité et de réaffirmer leur conviction en faveur de la défense du territoire. Le rôle-clé de coordination et d’information des ONG guatémaltèques Les organisations de la société civile guatémaltèque ont joué un rôle-clé dans la coordination et la transmission d’informations sur l’enjeu minier. Les organisations sociales Centro de Acción Legal Ambiental y Social de Guatemala (CALAS) et Madre Selva ont joué un rôle de premier plan pour informer la population des nombreux impacts de l’activité minière. Le Conseil du Peuple Maya (CPO) a également été très important pour unifier le mouvement de défense du territoire dans l’Occident du pays, où la lutte est articulée sur la base de l’identité ethnique. Il a grandement contribué à l’organisation des consultations communautaires, à l’établissement des stratégies communes de lutte et à la défense légale des défenseur-e-s du territoire qui ont été victimes d’une politique informelle de criminalisation par l’État et les compagnies minières. Les succès présentés ci-dessus n’ont pas abouti à la fin de l’activité minière au Guatemala, qui est l’objectif principal et final des militant-e-s. Il ne s’agit pas pour autant d’un échec, car ces échanges d’expérience ont eu un impact fort positif sur l’unification et la force du mouvement de défense du territoire face à l’industrie minière. Toutefois, de grands défis persistent en la matière. Spécificité autochtone et rapport inégal de force : de grands défis continuent d’exister L’identité autochtone : entre volonté d’affirmation et source de division Durant ses premières années, le mouvement de défense du territoire au Guatemala était profondément imprégné de la question identitaire, liée aux droits collectifs des populations autochtones. Malgré la solidarité exprimée par les militant-e-s autochtones envers les mouvements de défense du territoire qui ont émergé dans des régions à majorité ladina[1], ces militant-e-s tiennent à affirmer la spécificité de leur lutte et à différencier les deux types de mouvements sociaux. Comme commenté par un leader du CPO, « nous sommes solidaires de leur lutte, mais c’est différent. Leurs consultations sont faites sur la base d’une loi municipale alors que nos consultations se basent sur les droits humains et la Convention 169 de l’OIT ». Ainsi, selon lui, les consultations communautaires des populations non autochtones n’ont ni la même légitimité ni la même valeur que celles tenues par les communautés autochtones qui sont, elles, reconnues par le droit international. La création du parti politique Convergencia CPO-CRD, comme véhicule du mouvement social pour poursuivre la lutte au sein des institutions représentatives, affirme également cette différence comme le désir de poursuivre la lutte sous le prisme de l’identité autochtone. La création de ce nouveau parti politique, dans un contexte électoral caractérisé par la fragmentation des forces progressistes et par la candidature de leaders du mouvement non autochtone de défense du territoire au sein d’autres partis politiques de gauche, vient diviser le mouvement social et peut constituer un défi majeur à l’unification et à la force du mouvement. La focalisation autour de l’identité autochtone n’est pas une mauvaise stratégie en soi, mais dans le contexte politique actuel du Guatemala, elle représente un défi de plus pour assembler toutes les forces nécessaires afin d’arriver au pouvoir et ainsi, changer les politiques économiques. Un rapport de force inégal entre les militant-e-s et les entreprises minières Les pouvoirs économique et politique, intimement liés dans le contexte guatémaltèque, sont répartis de manière très inégale dans la société. On observe une forte inégalité au niveau du revenu, du degré de concentration de la terre et dans tous les indicateurs sociaux du pays[2]. Ces multiples inégalités ne sont pas étrangères à la forte présence, dans tous les rangs, de la corruption dans le pays. Ainsi, seule une minorité a un pouvoir économique et peut jouir des services sociaux[3]. Cela se traduit, dans le cas du mouvement de défense du territoire, par une très faible confiance des militant-e-s envers l’État qui souffre d’une crise de légitimité. En raison de la faible transparence et légitimité de l’État, causée en partie par la corruption, les militant-e-s croient fermement que les décideurs politiques sont corrompus par l’entreprise minière. L’acceptation des projets miniers par les maires et le Ministère de l’Énergie et des Mines est interprétée par les militant-e-s comme étant une preuve de la corruption, surtout dans les cas où la population a prononcé son opposition à l’activité minière lors d’une consultation communautaire : « Tout le monde sait qu’il y a un prix à payer pour obtenir le permis d’exploitation. Il y a beaucoup de corruption », affirme Morales, leader de l’organisation Comité en Defensa de la Vida y de la Paz. Les entreprises minières ont également un grand pouvoir de persuasion en achetant de nombreuses publicités qui mettent en valeur les bienfaits de l’activité minière. En parcourant les deux quotidiens les plus distribués dans le pays, Prensa Libre et le Nuestro Diario, on tombe sur plusieurs publicités des compagnies minières. Les organisations sociales et les militant-e-s ont quant à eux peu de moyens financiers pour pouvoir accéder à un tel espace. Ils ont donc une faible capacité à faire valoir leur position auprès de la population. Ces deux défis, l’un interne et l’autre externe au mouvement de défense du territoire, ne sont pas insurmontables, mais ils demeurent néanmoins des entraves à l’unification et à la force du mouvement de défense du territoire au Guatemala. Le portrait politique du pays est peu reluisant pour le moment. Cependant, de grandes avancées ont été faites au courant des dix dernières années et certaines opportunités se dessinent, particulièrement sur le plan juridique. Les militant-e-s doivent continuer de bâtir sur leurs apprentissages et consolider leurs liens de solidarité avec les militant-e-s et organisations qui luttent pour la même cause. C’est seulement ainsi qu’il sera possible de faire respecter l’opinion et les droits de la population et mettre un terme à l’exploitation minière.   Photo : Encuentro Continental Contra la Minería Photographie de la Red Nacional de Defensoras de Derechos Humanos en Honduras (redefensorashn.blogspot.ca)  
Références [1] Ladina : personne métisse. [2] Banque mondiale (1995). « Guatemala: An Assessment of Poverty », en ligne : http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/TOPICS/EXTPOVERTY/EXTPA/0,,contentMDK:20207581 ~menuPK:443285~ pagePK: 148956~piPK:216618~theSitePK:430367,00.html. [3] Bertelsmann Transformation Index (2014). « Guatemala Country Report », en ligne : http://www.bti-project.org/en/reports/country-reports/detail/itc/gtm/ity/2014/itr/lac/ (page consultée le 20 juin 2014).abc

« L’avenir, c’est pas les ententes »

Durant la tournée de Des-terres-minées!, le Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC) a rencontré et interviewé Denise Jourdain, femme innue de Uashat, une communauté sur la Côte-Nord. Voici quelques extraits… C’est quoi le territoire pour toi ? Le territoire pour moi, c’est mes origines, c’est là où se trouve toute mon histoire. C’est là où toute ma famille a grandi, c’est là où mes ancêtres ont vécu, c’est leur chez-eux. Je n’ai pas côtoyé ce territoire-là autant que je l’aurais souhaité, étant donné qu’il y a eu la coupure… Nos parents ont connu la vie sédentaire par la force des choses, à cause des pensionnats indiens, puis du travail rémunéré. Ça a vraiment changé, il y a eu un changement de mode de vie chez nos parents. Puis le territoire, comment je pourrais dire ça... c’est mon identité. Comme je disais, un Innu ne peut pas être divisé du territoire […]. Pour renforcer notre identité en tant qu’individu, si on n’a pas cette chance-là d’être en contact avec le territoire, on aura beau faire toutes les thérapies du monde que ça viendra pas guérir le cœur. Ça ne viendra pas guérir l’essentiel pour un Innu […]. Je pense c’est Jean Charest qui avait annoncé le Plan Nord, qui disait, « le territoire québécois »… Ben j’ai dit, je l’amène moi sur le territoire de mon père, on va voir s’il va se perdre ou pas, s’il est capable de retrouver son chemin, on va savoir qui est propriétaire du territoire... Et moi j’aurais juste pris les repères que mon père m’a donnés, […] mais lui, il aurait peut-être crevé là […]. Qu’est-ce qui peut menacer le territoire ? Première des choses, ça menace nos droits ancestraux. Dans leur sens juridique, les droits ancestraux c’est nos pratiques culturelles, nos méthodes de chasse, les périodes de chasse. Ce que le Plan Nord annonce, c’est toute l’exploitation de la ressource, qu’elle soit hydraulique, forestière, minière. Le Plan Nord a tout ciblé où se trouve la ressource naturelle. Dans le sous-sol, même… Avec la coupe de bois, la foresterie […]. Là où on avait l’habitude d’aller chasser le caribou, chasser la perdrix blanche au nord de Schefferville, ou chasser, tendre les collets pour le lièvre, on ne pourra probablement plus le faire, parce que ça sera détérioré, contaminé. Puis, peut-être qu’à un moment donné le gibier n’y sera plus comestible […] Si l’eau n’est plus buvable, et si le gibier n’est plus comestible, avec toutes les maladies que les animaux eux aussi peuvent récolter, avec toute la pollution que font les mines... Qu’est-ce qu’on va devenir, qu’est-ce qu’on va dire à nos enfants ? Un jour nous étions des nomades, nous occupions le territoire, nous mangions… Est-ce que tu voudrais nous parler de ta bataille pour le territoire ? Moi, je vous dirais que quand le conseil de bande a signé l’entente SM3[1], Sainte-Marguerite 3, c’était dans les années 90-94 […], c’est là que j’ai commencé ma révolte […]. Après ça, il y a eu une deuxième entente, il y a eu le lac Bloom[2], la compagnie minière qui voulait exploiter, c’était dans les années 2008 […]. Déjà là je me posais la question, de quel droit est-ce qu’ils ont négocié ? Est-ce qu’il y a eu un référendum ? Est-ce qu’ils nous ont posé la question ? […]. [Puis] il y a eu l’entente de principe[3] avec Hydro-Québec qui nous a été présentée […]. Puis là, je te disais ma valeur en tant qu’Innu, la valeur de mes droits ancestraux, pour moi, dans ma tête, c’est de l’or en barre ! Ce n’est pas en termes d’une piasse, deux piasses… Là ils nous offraient 80 millions sur 60 ans. C’est pas gros ça, sur 60 ans ! […]. Hydro-Québec m’offre 1 piasse 18 par jour pour respirer ? J’ai dit c’est rire de nous autres, ça. L’entente est tombée […]. Le premier référendum n’a pas passé. Le deuxième référendum, c’est le gouvernement du Québec qui voulait signer l’entente. Je me suis demandé, qu’est-ce qu’il vient faire là lui ? Le gouvernement ne veut même pas reconnaître nos droits, il ne veut même pas reconnaître qu’on est les propriétaires du territoire, puis là, il s’immisce dans l’entente de principe d’Hydro-Québec ! Si on signait là, ça aurait été comme une forme de traité avec le Québec ! Là ça n’a pas passé non plus […]. Je voudrais être reconnue, que mes droits soient reconnus. Je sais que j’ai de la valeur en tant qu’individu, que mes enfants ont de la valeur, que mes petits-enfants aussi, que les générations qui s’en viennent, ce sont des Innus. Le lien avec le territoire, ils ne l’ont même pas encore connu. Puis là on signe des ententes, puis on ne sait même pas ce qu’ils vont devenir... Qu’est-ce qu’ils vont devenir? Ça a tellement détruit, les pensionnats. Quand les gens se promenaient dans la communauté à consommer, comme des zombies… C’était quand même nos parents. Puis on devrait signer en pensant que c’est pour le bien de nos enfants, quand moi je suis convaincue que s’ils ne sont pas nourris de nos richesses, de nos valeurs, de notre histoire, de nos origines, s’ils ne sont pas nourris de ça, ils sont rien, ils sont plus rien. C’est là que tu t’es organisée par rapport à des blocages de route aussi ? Ça c’est une autre histoire. Quand il y a eu le deuxième référendum, quand ça été non, aussi, le camp du non, on voulait s’organiser pour se faire entendre plus fort. On venait de gagner le deuxième référendum, mais le conseil voulait tellement signer, et il avait la police de son côté. On se disait, si on veut bloquer, si on veut ériger des campements pour dénoncer Hydro-Québec, on va se faire ramasser direct par la police, car la police protégeait le conseil de bande. Et puis on n’avait pas les moyens, on n’avait pas les sous pour aller chercher le bois, payer la nourriture pour les gens qui allaient occuper le territoire pour bloquer. Probablement que le conseil de bande avait comme astuce de prendre de jeunes leaders de la communauté, commanditer leur blocus… Ça, ils ne l’avoueront jamais, mais je l’ai compris sur le terrain. J’ai eu à un moment donné la visite de jeunes leaders à la maison chez nous. […] Ah j’ai dit c’est quoi cette visite-là, c’est rare ces gens-là. Il dit, Denise, qu’est-ce que tu penses, on veut bloquer la route 138. Puis eux autres, ils étaient du camp du oui là ! Ils ont renversé leur position ? […]. Puis là, une autre visite, là, ce sont de nouvelles personnes, encore des jeunes leaders de la communauté. Ils viennent comme s’ils venaient m’écouter, comme si j’avais un message exceptionnel à transmettre, comme si j’étais, comment je pourrais dire ça, la femme sage de Uashat. J’ai dit, là, il commence à y avoir anguille sous roche. Troisième visite, je me suis dit, je vais en mettre, je vais savoir jusqu’où ils sont prêts à adhérer à mes idées, à adhérer à ma position. J’ai dit, t’es là puis t’as l’air à manger tout ce que je dis, là, tu gobes toutes mes paroles. Il dit, oui je suis avec toi, j’ai compris. J’ai dit, moi, si tu savais jusqu’où je suis prête à aller, j’ai dit, j’suis prête à me faire tirer pour défendre le territoire. Il dit, moi aussi Denise, moi aussi Denise. Es-tu vraiment sûr? Il dit, oui je te jure. C’est là que j’ai compris, ce n’est pas vrai que je me ferais tirer, peut-être dans des cas vraiment extrêmes. Mais j’ai dit, non, il faut que j’embarque… […]. Parce que je voulais trouver une faille. Pour comprendre pourquoi qu’eux autres, ils avaient l’autorisation du conseil de bande de bloquer la 138. Puis, quand nous on voulait s’organiser, on savait qu’on allait se faire ramasser […]. [En parlant du fils de Jeannette Pilot] […] il m’appelle, il dit, Denise, ils veulent me rencontrer. Ben je dis, propose de quoi, je ne sais pas, propose quelque chose pour qu’Hydro-Québec refuse. Il dit, ok […]. Il dit qu’Hydro-Québec mette 10 millions, qu’Hydro-Québec mette 10 millions sur la table […]. Hydro-Québec a accepté ! 10 millions ! Ils acceptent ça ! […]. Puis là, quand le 10 millions est venu, les gens qui étaient sur le blocus, ils voulaient le 10 millions. Dans le fond, le blocus là, c’était pour amener la population à dire oui. Puis, j’allais être utilisée pour amener la population à dire oui, mais je tenais mon bout […]. Celui qui voulait mourir, qui était prêt à se faire tirer avec moi là, avant qu’on tienne la séance d’information, il dit, Denise j’ai à te parler, j’ai dit oui, c’est quoi ? Il dit, Denise, là à un moment donné, il va falloir que tu acceptes la décision de la population. Si la population décide qu’elle veut signer l’entente, il va falloir que tu l’acceptes. J’ai dit oui. Mais j’ai dit, vous autres aussi vous allez devoir accepter si la population dit non, vous allez devoir accepter ça. Il dit ok. J’ai dit, on se donne la main ? Là je venais de découvrir, il venait de se dénoncer pourquoi il faisait le blocus, il voulait qu’on dise oui à l’entente. J’ai dit on se donne la main ? Il dit oui. On s’est donné la main. Puis là, on commençait la séance d’information, tous les gens qui étaient venus me voir, ils vantaient l’entente Hydro-Québec, le 10 millions comment ça allait servir tout ça. Je n’ai pas encore parlé à ce moment-là. Puis là, je me suis dit, je vais parler en dernier […]. Ça a été tellement rapide ma réflexion, c’est venu là.... Qu’est-ce que je vais léguer à mon petit-fils, mes luttes, mes combats, est-ce qu’il va devoir se lever lui aussi, faire des barricades, faire des blocus de route, mener les mêmes combats que moi ? Moi j’ai hérité des combats de mon père, de ma mère, de mes arrière-grands-parents. Ça n’arrêtera pas, ça ? Quand est-ce que ça va arrêter ? Quand est-ce que le Québec va reconnaître qu’on a des droits, puis qu’il doit les respecter ? Puis, j’ai retransmis le même message aux gens de la place. J’ai dit, je ne suis pas d’accord. J’ai dit non au premier référendum, j’ai dit non au deuxième référendum, [c’est] pourquoi à la troisième fois je dirai non aussi. Le 10 millions, c’est parce qu’Hydro-Québec veut vraiment signer cette entente-là. J’ai dit parce qu’il a d’autres choses en vue lui aussi. Et puis le barrage Romaine, c’est la porte du Plan Nord. Pourquoi un gros barrage à La Romaine ? Pour aller alimenter toutes les minières qui vont occuper, qui vont détruire le territoire. Ça n’a pas passé. Ça a été non. Les gens de la place avaient refusé le 10 millions d’Hydro-Québec, puis ils avaient refusé aussi l’entente. On croyait que c’était fini, qu’on allait pouvoir continuer notre combat contre Hydro-Québec. Là, j’étais sous une injonction de pas nuire à Hydro-Québec, mais j’allais poursuivre, je voulais continuer ma lutte devant la justice. Mais derrière ça, le conseil, c’est lui qui menait les ficelles. Puis le troisième référendum, les messages du conseil de bande... Il disait Oui à l’entente Hydro-Québec, Non au Plan Nord ! Heille mon œil ! J’ai dit, le monde es-tu assez bête pour gober ça ? […]. Hydro-Québec là, le barrage Romaine, c’est la porte, c’est ça qui va faire que tout va se développer, toutes les compagnies minières qui aspirent à faire de l’exploitation. J’en revenais pas. Mais ils ont réussi quand même. Là ils l’ont passé […] Ça a tombé oui […]. Pourquoi y a-t-il beaucoup de femmes innues qui se lèvent pour le territoire ? Je pense que c’est le regard… Les femmes là, la position des femmes innues, c’est le regard qu’elles portent sur leurs enfants, sur leurs petits-enfants, le regard qu’elles portent sur la communauté. C’est le lien aussi qu’elles comprennent, elles comprennent le lien qu’il y a avec le territoire, et c’est pour ça qu’elles veulent le protéger.   Photo : Rencontre avec Denise Jourdain. Photographie du PASC  
Références [1] « L’aménagement hydroélectrique de la Sainte-Marguerite-3 est composé d’une centrale hydroélectrique et d’un barrage, le barrage Denis-Perron, érigés sur la rivière Sainte-Marguerite par Hydro-Québec, à Lac-Walker. [2] La mine de fer du Lac Bloom, proche de Fermont, a été exploitée par Cliffs ressources naturelles et fermée en 2014 puis rachetée en janvier 2016 par Champion Iron Limited, avec une promesse d’investissement gouvernemental de 26 millions. [3] En lien avec le barrage La Romaine.abc

Hier, ce que nous craignions est arrivé

Témoignage de Hans Labra, reçu le 15 octobre 2016, dans le cadre du conflit opposant des communautés Mapuche à la compagnie transnationale RP Global, le Groupe Saesa, appartenant au Fonds de pension des enseignant-e-s de l’Ontario (Ontario Teachers’ Pension Plan-OTPP) et la compagnie Morgan Stanley.   Hier, ce que nous craignions est arrivé. 7h30. J’avais un feu allumé et je chauffais le lait de mon jeune fils lorsque l’appel que j’aurais aimé ne jamais recevoir est arrivé. « Peñi (frère), SAESA est là avec les policiers, elle change les câbles à Tranguil »… Le paradis de la Cordillère, source de vie, a été envahi par d’obscures forces armées, comme s’il s’agissait d’une saga hollywoodienne où les Orques arrivent et détruisent tout. Je regardais autour et la nature était calme, la rivière suivait son cours, les arbres se berçaient au vent, les oiseaux chantaient… les fourmis marchaient sous nos pas dans leurs paysages microcosmiques, cherchant leur alimentation… mais, qu’est-il arrivé alors ? Comment l’être humain peut-il causer tant de déséquilibre ? Comment puis-je expliquer à mes enfants ce qui est arrivé hier à Tranguil ? Comment puis-je t’expliquer mes sentiments, à toi qui es en train de lire, toi que je ne vois pas, mais que je sens, alors que tu cherches une explication à travers ces mots ? Comment dois-je expliquer à mes enfants que la vie se tisse à chaque instant, d’une façon différente pour chaque être de cette terre… comment puis-je leur raconter que ce sont les vécus de chaque personne qui construisent la réalité de l’être humain ? […] Aujourd’hui, la force du mal a agi à travers des êtres qui ne se sont même pas rendus compte de ce qui était en train d’arriver, qui n’étaient ni coupables, ni responsables. Mais ce que nous craignions est arrivé. Je pourrais dire que mille idées me sont venues à l’esprit, mais ce n’est pas vrai. Je savais seulement qu’il fallait faire quelque chose, mais je ne savais pas quoi, rien ne me faisait penser à une solution. Je pense pendant que je cours à travers les champs, passant par dessus les barrières, me dirigeant à toute vitesse vers la maison du peñi qui m’a téléphoné – c’est revivre, renforcer et augmenter les liens territoriaux, rétablir des alliances et être honnête en s’engageant seulement dans ce que l’on croit être capable d’accomplir, mais entrer en relation en toute honnêteté avec les communautés, les groupes, les mouvements humains qui cherchent à s’organiser et à restructurer les réseaux populaires qu’on a détruit si brutalement par le passé. J’arrive à sa maison, nous nous regardons et dans ses yeux je vois la même impuissance, la même angoisse de sentir qu’un énorme monstre menace non seulement nos familles et nos amis, sinon toutes les familles, toutes les personnes, non seulement notre territoire sinon toute la Terre… pas seulement depuis hier, mais depuis longtemps, et pour longtemps encore. Je suis le seul à avoir un permis, il me passe ses clés pendant qu’il barre sa maison. Je fais démarrer son véhicule, sa femme et sa belle-sœur arrivent en courant et embarquent, le peñi embarque également et nous nous regardons tous durant un instant… on y va ? « Allons-y ! » me disent-ils d’une seule voix, et nous partons dans l’urgence, comme s’il s’agissait de sauver la planète agonisante. D’une façon ou d’une autre, ça l’est. L’équilibre s’était brisé. La rivière continuait de suivre son cours, les fourmis cherchaient leur alimentation… mais un groupe d’êtres avait transgressé la vérité, l’honnêteté et la paix. La seule chose qui peut générer un changement profond – pensais-je, pendant que nous volions à plus de cent kilomètres à l’heure sur un chemin de gravier, montant la cordillère – c’est que l’humanité s’unisse et revienne à ce qu’elle est, qu’elle récupère le sacré de la procréation, que les gens admettent que ce qu’ils ont en tête au moment d’engendrer, c’est ce qui constituera la vie psychique-émotionnelle de la nouvelle génération. […] La magnifique cordillère, patiente et désireuse, reverdie au printemps et couronnée de neige et de minéraux, nous regardait passer par ses jupes, à toute vitesse. Nous nous sentions prêts et capables d’affronter une autorité immorale qui s’était imposée par la force. Le contrôle territorial que nous avions établi suite aux funérailles de Macarena nous avait donné la sensation d’être des centaines de peñis à veiller sur la famille Collio Valdés. Mais ce 13 octobre, ils étaient seuls. Nous sommes arrivés à la Côte Los Añiques et dans un battement de paupière, nous étions à Llonquén. Réétablie l’importance d’engendrer la famille avec amour et conscience – je pense, accroché au volant – qu’il nous resterait à rétablir les liens avec toute la famille humaine, et à sentir comme si c’étaient les nôtres les problèmes de quiconque. Mais toujours revenir au commencement, toujours revenir à essayer d’interconnecter la famille nucléaire à la famille globale. Ce sont uniquement les liens avec les personnes, avec les voisins, avec les pairs, qui nous sauveront. Les institutions ne viendront pas le faire, des superhéros non plus, et peut-être même que nous mourrons en luttant… mais travailler avec honnêteté à renforcer les liens ne sera jamais fait en vain. Nous ne sommes qu’à deux kilomètres de notre destination et nous nous retrouvons face à un point de contrôle des Carabineros de Chile (la police nationale) à 7h50. Ils nous font arrêter et nous demandent les papiers du véhicule et mon permis de conduire. Tout est en règle. Nous passons et arrivons à Tranguil. Des troupes obscures couvrent les chemins et le pont… nous abandonnons le véhicule et nous nous faufilons entre eux comme à travers une ruelle obscure de laquelle nous espérons sortir en vie. […] Comment puis-je expliquer à mes enfants ce qui a poussé un groupe de personnes, d’êtres humains, à se coordonner en cachette, à exécuter un processus illégal, avec un usage démesuré de la force et à travailler, finalement, du côté de ce monstre qui dévore et détruit ? Qu’est-ce qui les motive si ce n’est pas la vocation de défendre le peuple de ceux qui abusent de leur autorité ? Nous courrons vers la zone de conflit. La mission est d’éviter qu’ils changent les câbles (d’électricité). Je me pends à un d’eux pendant qu’ils essaient de le monter au poteau, les autres de notre groupe essaient à d’autres endroits. Je vois le peñi Rubén au milieu de la rue qui lutte, entouré de vautours en vert qui tentent de le dévorer, d’autres Orques s’approchent afin de nous faire quitter les lieux, bousculades, clés de bras et menaces de nous arrêter, on me traîne vers le camion lance-gaz pour m’y embarquer, le peñi me sauve. Sa femme et sa belle-sœur font face au policier qui semble être en charge de l’opération en soulignant son inconséquence et son injustice. On m’éloigne de la zone de conflit et ils se resserrent comme un mur pour m’éviter de passer, qu’est-ce que je fais ? La lutte continue, je cours à la maison afin de chercher un crayon et une feuille de papier, je m’approche d’un groupe de forces spéciales qui attendent d’agir à environ 20 mètres de distance afin de leur parler. De loin, ils ont l’air féroces avec leurs habits blindés, de près, ils sont autant des humains que nous… c’est quelque chose qui est difficile à expliquer. Ignorance, peur, nécessité… qu’est-ce qui les motive ? Je ne le sais pas, je ne sais vraiment pas… mais quoi qu’il en soit, je sens qu’ils ne sont pas coupables et je leur donne ma bénédiction pendant que les autres les maudissent. Ils me remercient. Je leur demande de l’information sur l’opération, sur les autorisations, sur les noms des officiers en charge, je leur parle de ce qui est en train d’arriver et ils reconnaissent ne rien savoir. Lorsque je leur parle de Macarena, ils semblent déconcertés, lorsque je leur demande d’arrêter leur officier supérieur pour avoir agi en dehors de la loi, ils regardent ailleurs. Certains osent me donner de l’information. Au milieu de ces irrégularités dignes d’être répudiées, SAESA installe ses câbles de moyenne tension sous la protection de ceux qui devraient s’opposer à leur installation. L’atmosphère est si tendue, on n’entend plus la rivière et les oiseaux se sont envolés. « Les poseurs de câbles, les héros de l’électricité » disait un reportage l’autre jour, ha, les poseurs de câbles travaillent sans arrêt tandis que, face à eux, une poignée de Mapuches tentons l’impossible. Ils terminent leur travail et tout s’arrête là. L’entreprise se retire et les Carabineros, au lieu de partir vers Valdivia, se rendent à Liquiñe où ils tenteront une explication face à ce qui s’est passé. Mais, pourront-ils expliquer l’inexplicable ? Existe-t-il une frange de l’État du Chili qui puisse nous expliquer ce qui s’est passé ? J’arrive de nuit chez moi, mes enfants dorment, demain j’aurai l’occasion de leur raconter ce que j’ai vécu…mais comment puis-je leur expliquer ? Je regarde par la fenêtre, un autre jour est arrivé. Araucanie, Chili, 2016.   Traduction par Amelia Orellanaabc

Les mères et la disparition forcée de leurs enfants : plus de 50 ans pour repousser les frontières du droit

Une pensée spéciale pour Hilda Legideño   « Maman, si je disparaissais, où irais-je ? Je ne sais pas, mon fils. Je sais seulement que si tu disparaissais, je te chercherais sur la surface de la Terre et sous elle. Je frapperais à chaque porte de chaque maison. J’interpellerais toutes unes et chacune des personnes qui croiseraient mon chemin. J’exigerais, chaque jour, que toutes les instances ayant l’obligation de te chercher le fassent, jusqu’à te retrouver. Et je voudrais que tu n’aies pas peur, mon fils, car je te cherche. Et si l’on ne m’entendait pas, mon fils, ma voix se ferait forte et je crierais ton nom dans la rue. Je briserais des vitres et démolirais des portes pour te chercher. Je mettrais le feu à des édifices pour que tout le monde sache combien je t’aime et comment j’ai hâte à ton retour. Je peindrais des murs avec ton nom et je ne voudrais pas qu’on t’oublie. Je chercherais d’autres personnes qui cherchent aussi leurs enfants pour qu’ensemble nous vous trouvions, toi et les autres. Et je voudrais que tu n’aies pas peur, mon fils, car nous serions nombreux à te chercher. Si tu ne disparaissais pas, mon fils, tel est mon souhait et mon vœu. Je crierais le nom de tous ceux qui ont disparu. J’écrirais leur nom sur les murs. Je prendrais dans mes bras, de près ou de loin, tous les pères et mères, sœurs et frères, qui cherchent leurs disparus. Je marcherais par les rues en leur tenant le bras. Et je ne permettrais pas que leurs noms soient oubliés. Et je voudrais, mon fils, qu’ils n’aient pas peur, parce que nous les cherchons tous. » – Marcela Ibarra Mateos (La Jornada de Oriente, 22 octobre 2014)   La disparition forcée consiste à priver une personne de sa liberté, qu’il s’agisse d’une arrestation, d’une détention ou d’un enlèvement, perpétrée par des agents d’un État ou avec leur complicité, puis à la retenir arbitrairement (ceci implique, lorsque c’est directement réalisé par des agents de l’État, le non-respect des procédures juridiques formelles qui régissent les lois du pays), à nier la rétention illégale et enfin à faire disparaître cette personne1. Rafael Videla, au pouvoir en Argentine par coup d’État entre 1976-1981 et considéré comme dictateur, disait par rapport aux détenus-disparus : « Quant au disparu, tant qu’il demeure tel quel, ce disparu reste une énigme. Si cet homme apparait, il recevra un traitement X. Et s’il y a une certitude que sa disparition signifie son décès, il aura un traitement Z. Mais tant qu’il est disparu, il ne peut recevoir aucun traitement particulier. C’est une énigme, c’est un disparu. Il n’a pas d’identité. Il n’est pas là. Ni mort ni vivant, il est disparu. » (Question posée à Videla sur les disparus, 1979). Le premier antécédent de disparitions forcées dans l’histoire apparait sous le régime nazi, plus précisément dans le plan d’action Nuit et brouillard. Directives sur la poursuite pour infractions contre le Reich ou contre les forces d’occupation dans les territoires occupés2. Il y était spécifié que toutes les personnes ayant agi à l’encontre du Reich et qui, pour une raison quelconque, ne pouvaient pas être présentées devant un tribunal spécial pour y être jugées, devaient être envoyées à un camp de concentration sans que leurs familles, amis et/ou connaissances soient mis au courant de leur destination. Les personnes retenues dans ces circonstances, et qui ne devaient avoir aucun contact avec le monde extérieur, étaient identifiées comme Nacht und Nebel (NN - Nuit et brouillard en français). Personne ne devait connaître leur sort, même en cas de décès, la famille ne devait pas en être informée3. Ainsi, le plan Nuit et brouillard cherchait à éliminer toute trace de l’existence d’un être humain et de ses documents. Ce dispositif visait à étendre le contrôle sur les proches en leur causant des dommages psychologiques : en l’absence de corps à inhumer, il n’était pas possible de clore le cycle de l’existence de la personne disparue et donc de faire son deuil. En termes de terreur, l’efficacité de cette technique anti-insurrectionnelle a été ensuite corroborée par les puissances occidentales, en particulier par l’Armée française qui l’a reprise et perfectionnée pendant les guerres d’Indochine (1946-1954) et d’Algérie (1954-1962)4. En Amérique latine, cette technique est arrivée dans le contexte de la Guerre Froide à travers deux mécanismes. D’une part, par le biais de l’École des Amériques au Panama (Institut de l’Hémisphère Occidental pour la Sécurité et la Coopération) où les États-Unis enseignaient des méthodes de répression, torture, disparition et assassinat à des forces publiques et militaires de toute l’Amérique latine5. D’autre part, et en particulier en Argentine, ce fut à travers des missions d’entraînement des escadrons de la mort de l’École française6. Oui, des escadrons de la mort venus du « pays des droits humains ». Il existe des cas emblématiques du Cône Sud où la technique de disparition forcée a été utilisée comme l’une des stratégies anti-insurrectionnelles. Ce dispositif est généralement associé à l’Argentine et au Chili pendant les dictatures des années 1970, mais des archives récemment déclassifiées aux États-Unis montrent qu’à partir de 1966, Washington soutenait l’armée du Guatemala dans le développement de cette pratique dans ce qui s’appelait alors l’Operación Limpieza (Opération Propreté)7. Cependant, cette technique de contrôle de la population au moyen de la terreur n’est pas exclusivement utilisée par les dictatures militaires. Des pays comme la Colombie et le Mexique, qui n’étaient pas officiellement considérés comme des dictatures, car ils avaient élu leurs dirigeants au suffrage universel, avaient eu recours également, et continuent de le faire, à l’utilisation de ce dispositif de terreur. Au Mexique, depuis 2006 les disparitions forcées ont considérablement augmenté en conséquence de la stratégie de sécurité nationale mise en place par le président Felipe Calderón Hinojosa (2006-2012). La « guerre contre le trafic de drogue » a été dénoncée par différentes organisations de droits humains (Amnistie internationale, Mines Alerte Canada, le Centre ProDH, entre autres) comme étant une stratégie de criminalisation de la contestation sociale. En septembre 2014, la disparition forcée de 43 étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa, une école rurale d’éducation populaire, perpétrée par des représentants de l’État sur trois niveaux — local, régional et national — a révélé à la communauté internationale la grave crise des droits humains que traverse le Mexique. Selon les chiffres officiels, sur une période de 10 ans, il y aurait eu plus de 250 000 déplacements forcés, 100 000 morts violentes et plus de 27 000 personnes disparues. D’autre part, le flux migratoire vers les États-Unis s’est intensifié ces dernières années à cause des graves crises économiques et de violence que traversent plusieurs pays d’Amérique centrale. Le passage par le Mexique est presque obligatoire et c’est ainsi que les migrant-e-s sont exposés à tous types de violence8 dont la disparition forcée. Le mouvement Migrante Mesoamericano estime qu’entre 2006 et 2015, il y aurait eu de 70 000 à 120 000 personnes migrantes disparues9, à ce nombre s’ajoutent alors les 27 000 personnes disparues citées plus haut. Les motifs de disparition pour ce groupe de personnes en particulier comprennent l’enlèvement, l’extorsion, la traite d’êtres humains, le trafic d’organes ou encore les travaux forcés pour le crime organisé. Dès les premiers cas de disparitions forcées sur le continent, que ce soit en Argentine (Mères de la place de Mai), au Mexique (Rosario Ibarra de Piedra du Comité Eureka), en Uruguay (Mères et familles de disparus uruguayens), en Colombie (Mères de la Candelaria), au Salvador (Comadres), etc., une image revient toujours : celle des mères qui cherchent leurs enfants. Si la douleur causée par la disparition d’une personne n’est pas exclusive aux mères, l’image l’est. C’est cette image qui traverse le continent, et depuis plus de 50 ans, la recherche de ceux et celles qui ont disparu. De plus, ce sont leurs luttes qui ont fait avancer les législations et permis la création d’organismes spécifiques autour des personnes disparues. C’est le cas par exemple de la Banque nationale de données génétiques impulsée par les Grands-Mères de la place de Mai ou de la Loi d’Amnistie en 1978 au Mexique promue par le Comité Eureka ou encore de la reconnaissance du Droit à la vérité. En ce qui concerne les migrant-e-s d’Amérique centrale disparu-e-s au Mexique, une caravane regroupant des femmes du Guatemala, Honduras, Nicaragua et Salvador traverse le pays tous les ans depuis 2006. Elles recherchent leurs enfants avec qui elles ont perdu contact lors de leur passage par le Mexique. Ces caravanes parcourent en grande partie les routes migratoires dans l’espoir de retrouver la trace de leur fille ou de leur fils disparu. Pour pouvoir traverser le territoire mexicain, ces mères se sont alliées au niveau local à des organisations sensibles à cette problématique, que ce soit l’aide aux migrant-e-s ou la recherche de disparu-e-s. Cette alliance solidaire facilite l’organisation logistique, elle diminue aussi considérablement les coûts et les risques auxquels ces femmes sont confrontées, puisque les organisations locales se chargent de leur fournir les repas et l’hébergement. Lors de leurs premières incursions, les mères centraméricaines devaient faire profil bas, car leur séjour sur place était illégal. Elles dormaient dans des parcs ou des églises où elles demandaient refuge à l’improviste et elles mangeaient grâce à ce qu’elles récoltaient en faisant la quête. De ce fait, même leurs chances d’aboutir les recherches étaient infimes et elles s’exposaient à différentes violences comme des viols, des extorsions ou des sévices physiques et/ou psychologiques, entre autres. Au fil du temps, les alliances établies avec des organisations locales ont aidé de façon significative à leur donner une visibilité et une médiatisation, ainsi que de l’empathie pour leur cause. À tel point que leur traversée du Mexique est suivie par des télévisions nationales, qui ne se posent aucunement la question du « droit » de ces mères à faire valoir leur droit politique sur le territoire national. Ces mêmes médias remettent en question ce droit lorsqu’il s’agit de la participation politique d’autres personnes de nationalité étrangère : ainsi le citoyen chilien Laurence Maxwell a été arrêté et menacé d’expulsion après avoir pris part à une manifestation qui réclamait que les 43 étudiants disparus en septembre 2014 soient retrouvés vivants10. Dans ce sens, je voudrais apporter une brève réflexion sur les droits politiques que les mères de cette caravane centraméricaine exercent de facto. Dans un cadre strictement juridique, elles n’auraient pas le droit de ne prendre part à aucune activité politique au Mexique. Le chapitre 3 de l’article 33 de la Constitution mexicaine stipule que « les étrangers ne pourront, d’aucune manière, s’immiscer dans les affaires politiques du pays. » Malgré ce blocage juridique que l’État peut mettre en application de façon arbitraire, ces mères arrivent tous les ans au Mexique et donnent de la légitimité à l’exercice d’actions politiques. Leurs alliés locaux, tout comme la dimension symbolique de la figure de la mère cherchant ses enfants, ont mené à l’acceptation sociale de l’exercice de leurs droits dans un État-nation auquel elles n’appartiennent pas, mais qui a bafoué leurs droits humains fondamentaux. Jusqu’à présent, aucune organisation juridique internationale existante œuvrant pour la prévention et la condamnation des disparitions forcées n’envisage le droit des membres de la famille des disparus à réaliser des actions directes sur le territoire d’un pays étranger afin de faire valoir leur droit à la vérité. Elles n’envisagent pas non plus leur droit à exercer des droits politiques ailleurs que dans leur propre pays dans des circonstances de lèse-humanité, comme c’est le cas pour les disparitions forcées. Cela malgré le fait que la plupart de ces organisations ont été créées grâce à l’action et la dénonciation des familles de disparus, et principalement des mères. Ces caravanes nous montrent le besoin d’agrandir les limites de la frontière du droit, le sens de l’exercice des droits politiques, le droit de participer à des activités politiques non conventionnelles sans que l’appartenance à l’État en question soit un élément décisif, surtout si l’État-nation interpellé a un devoir envers elles (envers nous) « parce que vivants ils les ont emmenés, vivants nous les voulons ! »   Photo : Marche des mères de jeunes et d’enfants disparus, ville de Mexico, Mexique. Photographie d’Acrópolis Traduction par Sarah Múnera  
Références [1] La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées donne cette définition de la disparition forcée : « L’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi. » (Assemblée générale des Nations Unies 2006) [2] González Villarreal, Roberto (2012). Historia de la desaparición. Nacimiento de una tecnología represiva. México: Terracota. [3] Manjón-Cabeza Olmeda, Araceli. (2012). « 2012 : Las posibilidades legales de la memoria histórica ». Revista Electrónica de Ciencia Penal y Criminología, 14, p. 1-42. [4] Drouin, Marc (2012). « La guerre contre-insurrectionnelle guatémaltèque. Sa généalogie, le déni des responsables et les sources historiques ». Montréal : Université de Montréal.; Robin, Marie-Monique (2008). Escadrons de la mort, l’école française. Arte-France. [5] Robin, Marie-Monique (2009). Torture made in USA. [6] Robin, Marie-Monique (2008). Escadrons de la mort, l’école française. Arte-France. [7] Grandin, Greg (2011). The Last Colonial Massacre: Latin America in the Cold War, Updated Edition. 2 édition. Chicago; London : University Of Chicago Press. [8] L’Organisation Internationale pour les Migrations de l’ONU estime que chaque année 150 000 personnes entreraient sur le territoire mexicain illégalement. En 2011 la Commission Nationale des Droits Humains (CNDH) du Mexique calculait qu’il y avait alors environ 20 000 migrants de l’Amérique centrale enlevés chaque semestre. CNDH, Rapport spécial sur les enlèvements de migrants au Mexique (22 février 2011). [9] Communiqué de presse Caravane des mères d’Amérique Centrale, Cencos (8 décembre 2015). Mouvement Migrante Mesoamericano (consulté le 8 septembre 2016). [10] Coria, Elba et Martínez, Diana (2014). « Sur l’ingérence politique d’étrangers au Mexique », Animal Político, 1er décembre 2014, en ligne : http://www.animalpolitico.com/blogueros-blog-invitado/2014/12/01/sobre-la-intromision-politica-de-extranjeros-en-mexico/ (page consultée en septembre 2016).abc

La rivière me l’a dit. Lettre de Laura Zuniga

Berta Cáceres[1], ma mère, ma maman, était la lutte en marche, avec toutes les oppressions sur ses épaules, portant sur son dos les douleurs que le système impose aux pauvres, aux autochtones pauvres, aux femmes autochtones pauvres. Berta, capable de s’indigner devant chaque injustice du monde, se rebelle et lutte contre elles. Pour cela, elle atteint une intégralité dans sa pensée, elle comprit qu’on doit combattre à la fois le capitalisme, le patriarcat et le racisme ensemble. Je me souviens comme si je l’avais vécu de la fille aux cheveux longs, avec des douleurs de molaires, qui livrait en cachette les lettres avec l’information qui allait alimenter les luttes en Amérique centrale, plus particulièrement la lutte au Salvador, jadis, dans les années 1970. Je me souviens aussi de la jeune fille, sans rien à manger, qui cherchait du travail dans les maquilas, travail qui lui fut refusé parce qu’elle était enceinte. Je me souviens d’elle presqu’enfant, sans rien à manger, enceinte, dans un quartier marginal d’une ville inconnue, apportant à la lutte ce qu’elle pouvait. Le capitalisme s’exprima dans sa plénitude. Je me souviens également de la femme qui décida de ne plus avoir de filles, mais le système lui dit qu’elle ne pouvait pas décider de son corps, qu’elle devait accoucher de nouveau. Le patriarcat se fit présent. Je me souviens d’elle avec un bras ecchymosé, ce souvenir-là, je l’ai vécu. La police l’avait frappé. Les autochtones n’ont pas le droit de lutter pour leurs terres. Le racisme se manifestait. Je me souviens d’elle forte, puissante, immense, infinie, luttant contre les mégaprojets qui s’approprient les territoires autochtones lencas, contre les batteurs et agresseurs de femmes, luttant contre les gouvernements corrompus, contre les coups d’État, en solidarité avec quiconque en avait besoin. Je me souviens d’elle de tant de façons : sans peur, riant, blaguant, humaine, traquant tous ceux qui voulaient l’arrêter. Dans ce pays si bouleversé, avec des bases militaires étrangères (gringas), avec le 30 % du territoire sous concession d’entreprises transnationales, des entreprises qui s’approprient les territoires ancestraux, avec des projets comme celui des zones de développement (ZEDES), qui sont la nouvelle forme de colonialisme, avec la vente d’oxygène-RED PLUS, qui sont la privatisation des forêts, avec les taux les plus élevés de pauvreté, de violence, de féminicides. Dans ce pays, la rage pleut sur la douleur parce qu’ils ont volé les bras de Berta, ils m’ont volé les bras de ma maman. Ce pays, qui est l’humanité même, refuse de se résigner à cet assassinat. C’est pour ce pays qu’a lutté Berta Cáceres, parce que la maman luttait pour le monde. Elle se passionnait pour sa terre, où se trouve son peuple lenca, ses racines. Elle était horrifiée devant les agissements sinistres et violents de l’impérialisme ici, devant les expériences (experimentos) qu’ils réalisent. Ma maman, ma camarade de lutte, Berta Cáceres, était un obstacle pour le système, car sa clarté politique, le développement constant de son discours et ses constructions ne permettraient pas, ne permettront pas, à l’extractivisme saccageur, au capitalisme exploiteur, au racisme esclavagiste, au patriarcat violent et à l’impérialisme assassin d’agir en toute liberté. Elle, la maman, la dame (doña), la commandante, ma maman, Berta Cáceres, avec toutes les oppressions sur ces épaules, se rebelle à la mort, elle s’insère à l’intérieur du cœur d’un peuple qui n’a pas de frontières. Berta s’est multipliée. Il n’y a pas d’assassins qui puissent la tuer. Berta la multipliée, Berta la semence, Berta semée, Berta éternelle, Berta immense, maman infinie : la rivière nous l’a déjà dit : NOUS TRIOMPHERONS!   Lettre publiée le 22 mars 2016, version originale en espagnol sur : http://hagamosloimposible.com/me-lo-dijo-el-rio-carta-de-laura-zuniga/   Photographie du Prix Goldman pour l’Environnement Traduction par Amelia Orellana  
Références [1] Leader autochtone lenca, féministe et activiste environnementale. Guerrillera à l’adolescence, Berta Cáceres a privilégié la révolution au détriment de sa propre vie, « la rivière le lui a dit » et ainsi, elle s’est convertie en semence vivante; dénonçant l’impérialisme et le capitalisme, mais également l’ennemi que nous reproduisons dans nos relations quotidiennes, dénonçant le patriarcat. Avec sa voix du centre du continent, Berta nous a appris que la lutte est intégrale, que lorsque nos luttons pour empêcher qu’ils tuent nos forêts, nous luttons également contre le garçon qui nous violente, nous luttons contre les nations qui nous saccagent. Berta était une de nos meilleures camarades, par son audace, par son féminisme, par sa cohérence. Elle se reconnaissait comme étant Lenca, féministe, anti-impérialiste et anticapitaliste. Ils l’ont tuée pour avoir voulu accoucher d’un monde nouveau sans oppresseur ni opprimés, ils l’ont tuée parce qu’elle était révolutionnaire, femme et autochtone. Nous prenons son exemple, nous la faisons brûler dans nos poitrines rouges, dans nos ovaires et dans notre peau. Elle vit dans la lutte de notre peuple, sa dignité se trouve aux premières lignes de notre barricade. Nous ne l’oublierons pas et nous maintiendrons actif son souvenir...abc

Nous ne sommes pas les mortes de Juárez

Je viens d’une ville qui fut l’un des laboratoires du système capitaliste et patriarcal. Une ville qui a subi la guerre. Une guerre que nous n’avons pas voulue. Une guerre qui, en quatre ans, a rempli les rues de sang. Qui, en quatre ans, a tué 11 000 de nos fils et de nos filles. Une ville marquée par la militarisation et la violence extrême contre les femmes, par les féminicides. Si je dis « Juárez », les gens pensent immédiatement aux croix roses et à la violence. Mais je suis ici pour vous transmettre les paroles de tant de femmes qui ne peuvent être ici physiquement avec moi, mais qui le sont en esprit et en pensée : elles m’accompagnent avec leurs luttes. Je suis ici pour vous dire que nous, les femmes de Ciudad Juárez, valons plus que des croix roses dans le désert. Que nous sommes des combattantes, des créatrices, que nous donnons la vie au milieu de tant de désolation, de tant de morts, de tant de destruction. Nous sommes des femmes qui allons travailler jour après jour et subvenons aux besoins de notre ville. Nous aimons, nous rêvons, nous recherchons le bonheur et malgré tout, nous rions encore. Nous ne sommes pas les mortes de Juárez comme les systèmes capitalistes et patriarcaux ont voulu nous faire croire, cherchant avec cette image à nous voler notre force, à nous dérober la possibilité de continuer à nous battre et à nous organiser. Nous ne sommes pas mortes, non. Nous sommes les héritières des luttes de celles qui nous ont précédées, de celles qui nous ont ouvert la voie, pour que nous puissions continuer à cheminer. Nous sommes les héritières des mères qui ont défendu la mémoire de leurs filles contre vents et marées. Pourquoi ? Pour que nous n’oublions pas leurs visages. Pour que nous n’oublions pas leur histoire, leurs rêves, leurs désirs brisés par les hommes de la mort. Nous suivons les traces de ces femmes qui nous ont donné du courage, qui nous ont montré le chemin, qui nous ont appris à nous battre. Nous ne sommes pas mortes. Nous ne sommes pas les mortes de Juárez. Nous sommes des femmes au combat. Et je vous demande de vous faire entendre, comme moi, pour que nous continuions à dénoncer, mais aussi à rêver… pour que nous puissions continuer d’avancer. Pas une de plus !   Ce texte est la transcription du discours présenté par Itzel González le 10 août 2016 lors du spectacle « Les peuples et la planète avant le profit! Voix des résistances et des alternatives » à Montréal à l’occasion du Forum social mondial 2016. La présentation est disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=hVY573S2V5g.   Traduction par Valérie Martel Photographie de l'auteureabc

La résistance des femmes dans les Amériques

Les femmes de partout dans le monde luttent contre les inégalités sociales, économiques et politiques. Elles ont entrepris, depuis des années, un long chemin de dénonciation, d’action et de lutte contre l’oppression qu’elles subissent par des systèmes où se conjuguent le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme et le racisme. Dans ce monde où l’économie est mondialisée, cette résistance de chaque instant s’exerce dans un contexte où la loi du marché règne en détruisant la terre et en s’appropriant nos territoires. Dans les Amériques, les femmes mènent des luttes pour que leurs droits, leurs espoirs, leurs rêves et leur dignité deviennent une réalité. Elles résistent à un ennemi implacable qui a comme seul objectif la concentration du pouvoir et de la richesse. Force est de constater que la majorité de la population, en particulier les femmes et les enfants, s’appauvrissent, et que les droits humains, sociaux et économiques deviennent dans plusieurs pays presque inexistants. C’est dans ce contexte que des traités de libre-échange et des traités commerciaux, qui ont comme seuls objectifs le profit, la spéculation et la domination de l’économie en respectant seulement les règles du grand capital, se déploient comme une grande toile d’araignée. De nombreuses femmes provenant de différentes organisations (syndicats, groupes de femmes, organisations non gouvernementales) créent des alliances et des réseaux afin de mener des actions pour riposter aux impacts négatifs de ces accords. Ces femmes participent activement dans les mouvements sociaux pour dire « NON » aux traités de libre-échange en dénonçant les effets et les impacts négatifs sur les peuples. Elles ont été de toutes les luttes pour s’opposer, en 2001, au traité de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). Elles ont continué la mobilisation contre les accords bilatéraux avec les pays d’Amérique latine. Ces traités bilatéraux poursuivent toujours les mêmes objectifs : assurer davantage aux multinationales en se dotant d’un grand capital, de garanties et de privilèges tout en diminuant les droits (libertés citoyennes, les droits humains et la souveraineté des peuples et des États). Les militant-e-s des Amériques sont persécuté-e-s et vivent au quotidien la répression. C’est le cas, entre autres, de Maxima Acuña de Cajamarca au Pérou qui se bat contre la multinationale minière Yanacocha, qui cherche à imposer son mégaprojet minier à ciel ouvert à Conga. C’est également le cas de Berta Cáceres, leader assassinée du Conseil civique des organisations autochtones et populaires du Honduras (COPINH), qui travaillait à appuyer les communautés autochtones dans leurs luttes pour le respect de leurs droits territoriaux. Voici donc deux exemples de luttes qui reflètent la dure réalité de militantes et de militants sur notre continent. Actuellement, la région des Amériques est frappée au plus profond de ses valeurs : la conquête de la démocratie pour nos peuples. Une démocratie qui devait nous permettre d’avancer dans le terrain des conquêtes sociales. Adolfo Pérez Esquivel (Prix Nobel de la paix 1980) déclarait en se référant à la situation actuelle au Brésil : « qu’il s’agit d’une situation semblable aux coups d’État « blancs » que nous avons vus au Honduras avec Zelaya et au Paraguay avec Lugo, qui a signifié des procédures illégales pour violenter la volonté populaire, une augmentation de la répression et des politiques de faim contre le peuple ». Nous continuerons d’appuyer la lutte de nos compagnes de la Marche mondiale des femmes (MMF) qui, dans les différents pays des Amériques, participent au mouvement populaire de résistance de manière combative et féministe pour un véritable retour de la démocratie qui respecte la volonté populaire. En 2015, les femmes se sont mobilisées dans l’action mondiale de la MMF qui s’est tenue sous le thème « Libérons nos corps, notre Terre, nos territoires » pour contrer le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme et le racisme qui sont responsables de l’austérité, de la destruction environnementale et de la militarisation. Nous avons affirmé dans un texte de réflexion de la Coordination québécoise de la Marche mondiale des femmes (CQMMF), rédigé pour l’action de 2015 :
[qu’] en marchandisant la terre et ses ressources, le capitalisme engendre des guerres et des déplacements. Notre climat se réchauffe dangereusement et la biodiversité en souffre. Nous sommes très inquiètes de l’incapacité des États à agir réellement pour assurer la protection de l’eau, pourtant centrale au maintien de la vie sur Terre.
Dans la déclaration de la MMF émise lors du Forum social mondial tenu à Montréal en août 2016, nous avons affirmé que :
Nous, les femmes de la MMF, participons aux actions de résistance contre l’industrie extractive et l’impunité dont bénéficient les multinationales et parmi elles, un grand nombre d’entreprises canadiennes qui exploitent les ressources naturelles, détruisent la vie, exproprient les communautés et criminalisent les défenseures et défenseurs de la Terre et des droits humains.
C’est pour ces raisons que nous avons décidé comme MMF, d’appuyer l’appel à la Journée continentale pour la démocratie et contre le néolibéralisme. Cette journée veut souligner :
Qu’après une décennie d’échecs de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), notre continent fait face à une nouvelle offensive néolibérale. Cette offensive se manifeste à travers le renforcement des différentes formes d’attaques, qui dépouillent de leurs droits les peuples et qui s’en prennent aux peuples autochtones, aux paysans et paysannes, aux travailleurs et travailleuses, aux femmes, aux jeunes de toute race, sexe et culture confondus, qui grâce à leurs luttes et résistances ont récupéré leurs capacités de devenir des protagonistes des processus de changement et de transformation dans la région. Nous, qui sommes les héritiers et héritières, les participants et participantes des luttes contre les régimes militaires en Amérique du Sud et dans les Caraïbes, et contre la violence institutionnelle d’État. Nous qui nous opposons sur tout le continent à l’agenda du libre-échange, à la privatisation, à l’exclusion et à la pauvreté ce qui s’exprime dans l’échec du projet néocolonial de la ZLÉA.
Nous refusons cette mondialisation qui a accentué les écarts entre les riches et les pauvres, qui détériorent les conditions de vie et de travail. Nous devons devenir des acteurs et des actrices afin de changer cette façon de vouloir gérer le monde. Nous avons toujours clairement indiqué que nous voulons d’une intégration qui tiendra compte des valeurs de justice sociale, d’égalité, du respect des droits humains et de la démocratie. Nous voulons une intégration des peuples afin de favoriser un réel développement, le respect de l’environnement et l’élimination de la pauvreté sur notre continent. Les mouvements sociaux se mobilisent pour la justice sociale et la solidarité des peuples. Nous disons que nous voulons bâtir ensemble des Amériques solidaires où les droits des femmes et des peuples seront respectés!   Photo : Marche mondiale des femmes au Brésil. Crédit inconnu  
Références Coordination du Québec de la Marche Mondiale des Femmes (novembre 2014). Texte de réflexion pour la MMF 2015. En ligne : http://www.ffq.qc.ca/wp-content/uploads/2014/12/Texte-de-r%C3%A9flexion-MMF-2015.pdf. Solidaires. « Déclaration de la Marche Mondiale des Femmes au Forum social mondial 2016 à Montréal », en ligne : https://www.solidaires.org/Declaration-de-la-Marche-Mondiale-des-Femmes-au-Forum-social-mondial-2016-a. Appel à la Journée continentale pour la démocratie et contre le néolibéralisme (juillet 2016), en ligne : https://seguimosenlucha.wordpress.com/2016/07/06/appel-a-la-journee-continentale-pour-la-democratie-et-contre-le-neoliberalisme/.abc

Solidarité avec les femmes de Ciudad Juárez, Mexique

L’origine du Comité québécois de solidarité avec les femmes de Ciudad Juárez Le 5 février 2004, sept Québécoises entreprenaient une mission de dix jours au Mexique dans le cadre d’une commission mise sur pied par le Comité de solidarité avec les femmes de Ciudad Juárez. J’étais l’une de ces femmes[1]. Cette mission avait été organisée bien avant ce séjour et elle aurait également des répercussions bien au-delà des dates du voyage. C’est au début des années 2000 au Québec que les personnes déjà attentives aux questions de droits humains en Amérique latine découvrirent avec stupeur une nouvelle dimension de la violence à l’égard des femmes au Mexique, et plus précisément à Ciudad Juárez : le féminicide. De mon côté, j’avais séjourné dans cette ville en 1999 dans le cadre d’une recherche sur les maquiladoras, ces usines d’assemblage fonctionnant avec des capitaux étrangers et recourant massivement au travail des femmes. En lisant les journaux locaux, j’avais découvert que les cadavres d’un certain nombre de travailleuses de maquiladoras avaient été retrouvés sur des terrains vagues ou dans le désert entourant la ville. Sur le plan théorique, cela venait confirmer les liens entre la présence de ces usines dans cette ville, l’intégration des femmes au marché du travail et l’exacerbation du patriarcat devant le changement dans les rapports de genre. Par contre, sur d’autres plans, le fait que les femmes assassinées avaient été pour certaines torturées, violées et que leur corps avait été affreusement mutilé posait d’autres questions qui restaient sans réponse. Et surtout, comment se faisait-il que les meurtres systématiques se produisant depuis au moins 1993 restaient à ce jour largement impunis? Mon séjour trop bref ne m’avait pas permis d’entrer en contact avec les groupes de femmes qui dénonçaient depuis le milieu des années 1990 la situation d’impunité prévalant dans cette ville. Des organisations internationales telles que la Commission des droits humains de l’ONU et la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) de l’Organisation des États américains (OÉA), de même qu’Amnistie internationale, avaient d’ailleurs déjà réagi sous l’insistance de ces groupes. Des rapports avaient été rédigés et des actions avaient été évoquées sans que l’impunité soit pour autant éradiquée. Les crimes contre les femmes et les disparitions continuaient. Ainsi, entre 1993 et 2002, près de 400 femmes avaient été assassinées dans la seule ville de Ciudad Juárez, et plus de 400 autres étaient portées disparues. Proportionnellement, ces chiffres étaient plus élevés que pour les autres villes situées à la frontière et de même dimension, soit un peu moins de deux millions d’habitants. Devant la persistance de l’impunité, une campagne internationale a été lancée au Mexique au début des années 2000, sous le thème de «  Ni una muerta más » (Pas une morte de plus). C’est à la faveur de cette campagne, appuyée par des syndicats et plusieurs groupes de femmes québécois, que fut mis sur pied, en 2003, un comité de coordination composé de femmes provenant des milieux universitaire, journalistique, du mouvement des femmes, du mouvement syndical et de celui de la coopération internationale. Son mandat était l’organisation d’une mission de solidarité avec les femmes de Ciudad Juárez sur le terrain de même que la tenue d’activités de sensibilisation face non seulement au féminicide en tant que tel, mais aussi face à l’impunité dont jouissent les coupables. La mission à Ciudad Juárez La collecte de fonds pour rendre possible cette mission a été l’occasion justement de sensibiliser les différents groupes de la société civile sollicités. Plus d’une soixantaine d’entités et de groupes ont répondu à l’appel. Le séjour à Ciudad Juárez et à la ville de Mexico a été effectué du 5 au 15 février 2004. Le déroulement du séjour a été en très grande partie redevable aux liens préalables et parfois très anciens déjà tissés par les syndicats et regroupements solidaires québécois avec des militantes et militants au Mexique, particulièrement avec le Frente Auténtico del Trabajo (Front authentique du travail - FAT), une des rares organisations du pays regroupant des syndicats indépendants et dont une des missions est, à travers ses Centros de Estudios y Talleres Laborales (Centre d’études et ateliers de travail - CETLAC), la formation des travailleuses et des travailleurs pour la défense de leurs droits. Ces liens ont permis des rencontres significatives tant avec des représentants des autorités administratives mexicaines comme, par exemple, le maire de Ciudad Juárez, le délégué du bureau du procureur général du Mexique et le Directeur de la sécurité publique municipale, des personnes liées aux organisations non-gouvernementales, syndicales et populaires locales engagées dans la lutte contre le féminicide, sans oublier, bien entendu, des mères de femmes assassinées ou disparues. À la ville de Mexico, les rencontres furent surtout axées autour des représentantes de groupes de défenses des droits humains de même que des membres de groupes féministes. Le séjour s’est terminé avec la participation de membres de la Commission à une grande marche de solidarité le 14 février 2004, le « V-Day », des deux côtés de la frontière, à laquelle se sont jointes des milliers de personnes. Des extraits de la pièce de théâtre emblématique d’Eve Ensler, Les monologues du vagin, ont alors été récités. Les rencontres effectuées par la Commission ont confirmé des informations générales dont le Comité disposait déjà. Le séjour à Ciudad Juárez a néanmoins été essentiel. En effet, les visites sur le terrain, que ce soit dans les bureaux des autorités ou des groupes organisés de la société civile, dans les quartiers populaires de Ciudad Juárez d’où proviennent la majorité des femmes assassinées ou disparues, ou encore sur les sites où des cadavres avaient été retrouvés, ont permis aux membres du Comité de saisir de façon concrète l’atmosphère particulière de violence régnant dans cette ville. Des précautions ont même dû être prises lors des quelques rencontres tenues avec les mamans des victimes qui avaient connu des incidents de harcèlement de la part des autorités à la suite de leurs revendications ou simplement de leurs demandes d’informations sur le sort de leurs filles. Les suites La Commission québécoise de solidarité avec les femmes de Ciudad Juárez n’était pas le premier groupe international à séjourner dans cette ville, mais elle était le premier en provenance du Canada. Au retour, les membres s’empressèrent de rédiger un rapport de mission en français, en anglais et en espagnol qui fut diffusé le plus largement possible[2]. On y annonçait entre autres les actions à entreprendre et, effectivement, un grand nombre d’entre elles ont été menées tout au long de l’année 2004, immédiatement après le séjour. Il s’agissait non seulement de continuer à faire connaître la situation au Québec, mais aussi d’exprimer concrètement la solidarité avec les proches des victimes. Chaque fois qu’il en a été possible, les membres ont fait des présentations publiques, au nom du Comité ou en leur nom personnel, soit sous forme d’entrevues à la radio ou dans les médias écrits, de conférences de presse et de participation à des manifestations ou à des actes de solidarité avec des causes similaires dont celle des femmes autochtones du Canada disparues ou assassinées, dénoncée notamment par l’Association des femmes autochtones du Canada. Elles ont interpellé les autorités mexicaines que ce soit par le biais de lettres adressées aux présidents successifs du Mexique, alors qu’ils étaient candidats ou en poste, ou à leurs représentants, particulièrement au Consulat à Montréal. Est-il utile de mentionner qu’elles n’ont eu droit qu’à des réponses déjà formatées à leurs interrogations – lorsqu’on a daigné leur répondre? Une des actions ayant eu le plus d’écho a été la tenue d’un spectacle de solidarité organisé par le Comité à la salle du Gesù à Montréal le 8 septembre 2004. On a pu, pendant ce spectacle, écouter le témoignage émouvant et courageux de Patricia Cervantes, en tournée au Québec pour dénoncer le féminicide. Résidente de l’État de Chihuahua où se trouve Ciudad Juárez, elle est la mère de Neyra Azucena Cervantes, l’une des victimes du féminicide dans cet État. Des extraits du documentaire de Martine Forand, « Juárez, ville d’impunité », ont aussi été présentés. Une des motivations fondamentales pour la mise sur pied du Comité de solidarité avait été la conviction selon laquelle notre pays, puisqu’il est partenaire économique du Mexique dans le cadre de l’Accord de libre-échange nord-américain (l’ALÉNA), serait en mesure d’insister auprès de ce pays pour qu’il respecte les conventions internationales qu’il a signées relativement à l’élimination de la violence faite aux femmes. Ainsi, le 9 décembre 2004, des membres du Comité sont allées témoigner de ce qu’elles avaient appris devant le Sous-comité des droits de la personne et du développement international de la Chambre des communes, au cours d’une séance d’information sur « L’assassinat de femmes à Ciudad Juárez[3] ». La motion mise de l’avant en cette occasion par Diane Bourgeois, alors députée du Bloc Québécois, à l’effet que « […] l’ensemble des représentants du gouvernement du Canada aborde les questions du féminicide dans l’État de Chihuahua, Mexique, des violations des droits humains et de l’impunité dans leurs échanges avec des représentants du gouvernement mexicain » est restée sans suite, entre autres en raison du changement de gouvernement dans les mois suivant cette rencontre. Tout au long des dix années suivantes, le Comité de solidarité avec les femmes de Ciudad Juárez a continué ses activités même s’il a été impossible, étant donné le manque de ressources financières, de retourner faire un suivi sur le terrain. Il faut dire qu’à partir de 2006, avec la guerre ouverte déclarée par le Président Felipe Calderón aux cartels de la drogue qui se livraient une guerre intestine à Ciudad Juárez même, la violence a redoublé dans cette ville. Le solde de cette opération se déroulant tout au long de son mandat de six ans sera estimé entre 60 000 et 100 000 morts. Non seulement le féminicide n’a pas été éradiqué dans cette ville, mais il s’est intensifié et répandu dans le reste du pays tout en étant occulté par la violence ambiante. D’ailleurs, c’est à cette même époque, soit à partir de 2006 – et cela mettait fin à toute velléité de retourner à Ciudad Juárez –, que des militantes locales qui dénonçaient le féminicide tombaient désormais sous les balles des assassins. Ainsi, un certain nombre de victimes liées aux violences du Mexique se sont retrouvées au Canada pour demander protection comme réfugiées. Peu à peu, le Comité de solidarité avec les femmes de Ciudad Juárez s’est donc mobilisé autour des questions relatives aux réfugiées mexicaines cherchant l’asile au Canada pour dénoncer le resserrement des lois sur l’immigration et sur le statut de réfugié. En effet, dans l’intervalle, le Canada était entré dans l’ère Harper et avait déclaré, à l’encontre des arguments de ces personnes, que le Mexique était un pays sûr – une affirmation qui continue d’être contredite par les faits. En effet, dernièrement, l’ONU a estimé qu’entre 2013 et 2015 seulement, quelques 6 488 femmes ont été assassinées dans l’ensemble du Mexique. L’État de Chihuahua reste pratiquement en tête de liste en ce qui concerne l’incidence du féminicide puisqu’il occupe le deuxième rang parmi les dix États les plus touchés (sur les 31 pour l’ensemble du pays)[4]. Le bilan Le bilan des actions du Comité québécois de solidarité avec les femmes de Ciudad Juárez reste à faire tout comme la systématisation de ses archives. Cependant, on peut déjà dire que dans le cadre plus global de la solidarité avec les populations de l’Amérique latine, il s’agit d’un groupe original en ce qu’il est résolument féministe. C’est aussi un groupe significatif dans son milieu et qui s’est efforcé tout au long de son existence active de développer des liens avec une panoplie d’autres groupes et organisations solidaires. Il aura contribué, avec des moyens matériels très limités, à sensibiliser son entourage à ce concept nouveau qu’est le féminicide. Surtout développé au Sud, ce concept reconnaît le caractère unique de la violence faite aux femmes et contribue à la réflexion quant aux moyens de l’éradiquer. À l’heure où les travaux de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées s’amorcent au Canada, ce concept, qui commence tout juste à être utilisé ici, tel que combiné à celui de racisme systémique, est très certainement susceptible de consolider les postures des unes et des autres, s’agissant de la violence à l’égard des femmes en raison de leur genre, et d’approfondir les solidarités Sud/Nord.   Photo : Des croix ont été plantées sur un des sites où l’on a retrouvé des cadavres de femmes assassinées à Ciudad Juárez, février 2004. Photographie de l’auteure  
Références [1] Les membres de la Commission et leur appartenance à l’époque étaient : Rita Acosta (Mouvement contre le viol et l’inceste), Diane Bourgeois (députée du Bloc Québécois), Gisèle Bourret (Fédération des femmes du Québec), Claudette Carbonneau (Présidente de la Confédération des syndicats nationaux), Marie-Hélène Côté (Comité chrétien pour les droits humains en Amérique latine), Martine Forand (cinéaste), Marie France Labrecque (professeure, Université Laval). [2] Ce rapport est toujours disponible à l’adresse suivante : http://sisyphe.org/spip.php?article1094 (page consultée le 15 août 2016). [3] La transcription complète de cette session est disponible à l’adresse suivante : http://www.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?DocId=1575590&Language=F&Mode=2 (page consultée le 15 août 2016). [4] Tel que rapporté dans un article du quotidien Excelsior, le 25 avril 2016. http://www.excelsior.com.mx/de-la-red/2016/04/25/1088685 (page consultée le 4 août 2016).abc

14 février

Il y a des textes qu’on écrit de nuit, ils sont plus obscurs, mais nécessaires. 14 février Journée internationale des travailleurs et travailleuses des fleurs. Je cherche quoi partager. J’aurais pu vous parler de pesticides, de féminicides car c’est bien majoritairement des femmes qu’on exploite des femmes colombiennes qu’on emboite dans une vie prête pour l’exportation. Travaillez maintenant, ne profitez jamais. J’aurais pu vous parler des serres à perte de vue sur des sols où le soleil chauffait jadis des pommes de terre et du manioc. Monocultivez maintenant, au futur ne pensez jamais. J’aurais pu vous parler des rivières empoisonnées, de la biodiversité en danger, des sols qui s’érodent pour des fleurs toute saison, de pays vendus pour l’exportation, pour qu’on consomme pas cher et maintenant et qu’ils ne se libèrent ni dans 100 ans. J’aurais pu vous parler de villages entiers qui ne se lèvent que pour produire ce qu’ils ne consomment jamais. 12 heures, 16 heures, même 18 heures au temps où Cupidon au Nord fait toutes les vitrines. Des durs quotidiens en compétition avec des millions d’autres, en Chine, au Kenya, en Inde, en Équateur, dans n’importe quel bled qui se soumet. Travaillez maintenant, le progrès ne viendra jamais. J’aurais pu vous parler des enfants, car c’est souvent eux qui paient. Il faut aider maman, elle rentrera tard et fatiguée. Et puisque le cauchemar arrive encore, maman verra sa fille entrer dans la même compagnie, comme un poignard au ventre lorsqu’on croyait que notre labeur serait le dernier sacrifice d’une génération. J’aurais pu vous dire tant de choses pour vous lever le cœur. L’indigner face à toutes les fleurs. Mais à quoi ça sert s’il n’y a pas l’amour de son prochain pour taire la peur ? À quoi ça sert si l’autre reste l’Autre ? Au loin, très loin. À quoi ça sert si je n’honore pas les rivières qui coulent dans ma peau et celles qui au printemps sortent toutes puissantes de leur lit ? Si je n’aime pas l’humanité qui jaillit jusqu’en Colombie ? Si je crois que ma joie du jour est de payer moins cher ? Si j’ose penser qu’ils doivent passer par là pour sortir du trou ? Faire leur chemin de croix pour se développer, comme nous. Un développement durable comme rien, comme les saisons qui passent et me montrent année après année que l’éducation aux droits humains est toujours à recommencer. Depuis 40 ans, et des milliards de profits plus tard, les dés sont pipés et il n’y a qu’une poignée de commerçants qui ont gagné. J’aurais dû vous parler d’équité, de dignité. Déterrer le germe de la solidarité, chercher à savoir si, en ce 14 février, c’est l’amour et la solidarité qui pourrait nous faire progresser. Pas le progrès mécanisé, exporté, mondialisé et rédigé en thèse à l’université. Juste de la cohérence et des valeurs en action. Juste l’amour pour ce qui nous entoure, de la vision… Il y a des textes qu’on écrit de nuit, mais tout le monde sait qu’après l’obscurité vient le soleil. La dose de lumière nécessaire pour ne pas voir que la fatigue dans les yeux de l’ouvrière des roses coupées, mais toute cette force conjurant le monde entier à se réveiller.   Photo : Les vendeuses de fleurs. Peinture de Diego Riveraabc

16 ans de luttes anticapitalistes à Montréal : De l’Internationale de la résistance et l’Action mondiale des peuples

L’appel lancé par les zapatistes, deux ans après leur soulèvement armé dans les montagnes du sud du Mexique, a renouvelé l’idée d’une Internationale dans les années 1990. C’est de cette Première rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme, qui s’est déroulée au Chiapas en 1996, qu’a émergé la « nébuleuse Internationale » se définissant comme : « Un réseau collectif de toutes nos luttes et résistances particulières ». Rappelons que le soulèvement zapatiste a eu lieu le 1er janvier 1994, date d’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Les manifestations de cette Internationale de la résistance prendront dès lors comme cibles les accords économiques et les sommets des élites de ce monde. Le 22 décembre 1997, en représailles contre le mouvement zapatiste, des paramilitaires financés et formés par le gouvernement mexicain, massacraient 45 autochtones de la communauté appartenant à la Société civile Las Abejas au Chiapas. Ce triste événement a déclenché l’indignation générale sur la scène internationale et n’a fait que renforcer le mouvement de solidarité avec le Chiapas et de lutte contre la mondialisation capitaliste. À Montréal, le Réseau de solidarité avec le Mexique (RSM), dans lequel participaient des individus et des groupes, dont le Comité chrétien pour les droits en Amérique latine (CCDHAL)[1], a dénoncé durant des années avec vigueur ce massacre et la répression contre les communautés en résistance au Chiapas, et a participé activement à ce mouvement. Dans la foulée de ces événements, on assiste en 1998 à la naissance de l’Action mondiale des peuples (AMP), qui se présente comme « une structure de coordination horizontale en soutien aux luttes de résistance contre le capitalisme, l’impérialisme et tout système d’oppression ». La première rencontre de l’AMP s’est tenue à Genève avec la participation de 300 délégué-e-s provenant de 70 pays différents. Les participant-e-s y planifient des « journées d’actions décentralisées à l’échelle mondiale » contre les réunions de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et du G8 de mai 1998. C’est aussi de cette rencontre qu’est sorti l’appel pour la perturbation économique de la rencontre de l’OMC à Seattle en 1999. Non seulement la « bataille de Seattle », point d’envol des grandes mobilisations « antimondialisation », s’est-elle déroulée en 1999, mais également la deuxième Conférence de l’AMP, cette fois au Sud, à Bangalore en Inde. Il s’est agi d’un point tournant puisque c’est lors de cette rencontre que cet espace de coordination s’est radicalisé; l’opposition de départ à l’OMC et au libre-échange se redéfinit alors comme une opposition claire au capitalisme. Les participant-e-s se livrent à une grande action directe : à l’instigation d’une organisation paysanne indienne (KRRS), on brûle des champs transgéniques de Monsanto. Puis, un appel est lancé pour une autre journée d’action mondiale lors de la rencontre annuelle du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale à Prague en 2000. Ce nouvel internationalisme se caractérise par le sentiment d’une communauté de combat dans toutes les régions du monde. La naissance de réseaux tels que celui de l’AMP répond à la prise de conscience qu’il ne suffit pas que chacun mène sa lutte chez soi, ni que les peuples du Nord se solidarisent avec ceux du Sud, mais qu’il est indispensable qu’on s’engage et s’articule ensemble dans un mouvement global de résistances contre les mêmes politiques néolibérales appliquées à l’échelle mondiale, c’est-à-dire contre le système capitaliste. Ce mouvement n’est évidemment pas un bloc unitaire et monolithique; il vise à permettre le réseautage d’une multiplicité d’organisations qui mènent des luttes plurielles et utilisent des moyens variés, dans le respect de la diversité des tactiques. Ainsi, l’AMP n’est pas une organisation, mais plutôt un réseau de communication et de coordination décentralisé. Les groupes et mouvements y participent s’ils sont d’accord avec ses principes de base et son mode de fonctionnement reposant sur l’autonomie des groupes membres du réseau. En plus de participer à des rencontres internationales, les groupes se coordonnent lors de rencontres régionales. Dans chaque région, un ou des groupes jouent le rôle de « convoquants », c’est-à-dire de points de contact pour la région. Ils sont désignés lors des rencontres internationales et ont le mandat de promouvoir le réseau dans leur région et de coordonner l’organisation des rencontres régionales. En route vers le Sommet des Amériques À Montréal, c’est au printemps 2000 que la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) prend son envol, en prévision du Sommet des Amériques qui se tiendra du 20 au 22 avril 2001 à Québec, réunissant les 34 chefs d’État des Amériques (à l’exception de Cuba). La CLAC adopte les principes de base de l’AMP comme fondement d’unité et se donne comme objectif principal de perturber le Sommet des Amériques afin d’empêcher la signature de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). Devenue membre du réseau AMP, elle y joue le rôle de « co-convoquant » pour l’Amérique du Nord de 2000 à 2001, avec le Tampa Bay Action Group, un groupe anticapitaliste de Floride. Ensemble, nous avons organisé une rencontre régionale nord-américaine, qui s’est tenue au Massachusetts et qui a fortement contribué à la mobilisation de militant-e-s américain-e-s, principalement anarchistes, en vue du Sommet à Québec. De plus, des membres de la CLAC se sont rendu-e-s dans plusieurs villes du nord-est des États-Unis afin de participer à des ateliers et des rencontres pour stimuler la mobilisation. Au niveau local, la CLAC s’est organisée sous forme de convergence d’individus tenant des assemblées générales publiques mensuelles et ayant plusieurs comités de travail. Toutes les décisions importantes étaient prises en assemblée générale et la participation aux assemblées atteignait régulièrement de cinquante à cent personnes. Pendant toute l’année où nous avons travaillé d’arrache-pied à la mobilisation contre le Sommet des Amériques, la CLAC a été un lieu d’organisation extrêmement dynamique, un lieu de mise à l’essai des principes organisationnels de la démocratie directe et de mise en pratique des principes anti-autoritaires. Nous avons parcouru les routes du Québec pour donner des ateliers sur la ZLÉA et l’anticapitalisme et avons tenu de nombreux débats ô combien houleux sur la diversité des tactiques! Un journal, une troupe de théâtre de rue, un comité d’éducation populaire, un comité média agressif... nous étions déterminé-e-s à passer notre message et à faire de cette mobilisation un succès. Nous avons réussi à faire avancer de façon décisive le principe de « respect de la diversité des tactiques » en tant qu’avenue qui respecte différentes formes de lutte à la mesure des désirs, capacités et réalités de chacun-e. Cette vision a trouvé écho chez des milliers de militant-e-s du Québec, fatigué-e-s de la position dogmatique intransigeante des pacifistes de l’époque qui refusaient de cohabiter avec d’autres visions et formes d’expression de la lutte. Cette avancée de la diversité des tactiques demeure à mon sens, encore aujourd’hui, le principal héritage des mobilisations contre le Sommet des Amériques. Action directe : La bataille de Québec La CLAC se chargeait, en coordination avec le Comité d’accueil du Sommet des Amériques (CASA) – nos allié-e-s anticapitalistes de Québec – de la mobilisation et de l’organisation logistique de la manifestation du Carnaval contre le capitalisme qui se dirigerait vers le périmètre de sécurité du Sommet. Dans l’idée du respect de la diversité des tactiques, nous avions planifié l’existence de trois « zones » divisées par couleur, selon le type d’actions que les gens voulaient exercer pour manifester et le degré de risque qu’ils étaient prêts à assumer ou non. La zone verte devait être à risque minimal, plus festive et familiale, la zone jaune représentait un risque de niveau intermédiaire, alors que la zone rouge était à risque élevé. C’est ainsi que le vendredi 20 avril, s’est mis en branle à partir de l’Université Laval une marche anticapitaliste s’étendant sur plus de quinze coins de rue! À un moment au cours du trajet, les manifestants ont eu la possibilité soit de tourner à gauche pour se rendre à l’Îlot Fleurie pour une fête de rue avec DJ (zone verte), soit de continuer tout droit sur le boulevard René-Lévesque pour aller manifester devant le périmètre (zones jaune et rouge selon l’endroit où les personnes se situaient dans le cortège). Les zones jaune et rouge n’étaient pas clairement délimitées, mais les gens comprenaient que plus ils s’approchaient du périmètre, plus les risques augmentaient puisque nous avions clairement appelé à faire tomber la clôture! La majorité des participant-e-s, environ 6 000 personnes, ont opté pour continuer en direction du périmètre. Un important black bloc de plusieurs centaines de personnes était à la tête de la manifestation. Pendant ce temps, en Basse-Ville, à l’Îlot Fleurie, dans la zone verte, le festival contre le capitalisme s’est mis en branle dans un joyeux tintamarre. L’arsenal policier déployé pour l’occasion dans la ville de Québec était imposant : 1 500 policiers anti-émeutes sur un total de 6 500 agents de différents corps policiers affectés à l’opération, en plus de 1 200 militaires cachés à l’intérieur de la Citadelle de Québec. Les dépenses extravagantes en mesures de sécurité se sont élevées à plus de 70 millions de dollars! Pourtant, il n’aura fallu que quelques dizaines de camarades déterminés pour abattre en une quinzaine de minutes un pan complet de la clôture du périmètre de sécurité... la foule était en liesse! Le lendemain, samedi matin, a eu lieu la marche syndicale en Basse-Ville, immense, mais bien loin du lieu de rencontre des chefs d’État et d’entreprises participant au Sommet. Des centaines de personnes ont tout de même choisi de quitter le trajet du cortège officiel qui se dirigeait vers un terrain vague où les attendaient un spectacle et leurs autobus pour se diriger spontanément vers la Haute-Ville rejoindre sur le front les manifestant-e-s aux alentours du périmètre de sécurité. Il y eut évidemment beaucoup de répression pendant le sommet. Plus de 5 000 bombes lacrymogènes ont été lancées en deux jours par la police! Les nuages de gaz ont fini par envelopper la Haute-Ville à un point tel que même les dignitaires participant au Sommet ont été affectés; l’odeur des gaz a pénétré jusque dans les hôtels, obligeant les autorités à sceller les édifices où se déroulaient les travaux du Sommet et à en évacuer une partie... Tard dans la nuit du vendredi, la zone verte, pourtant pacifique, a été violemment attaquée par la police. La répression s’accentuait alors que des mini-fourgonnettes blanches non identifiées remplies d’agents en civil ratissaient les rues à la recherche de proies à embarquer. Plusieurs manifestant-e-s ont ainsi été « cueilli-e-s » au cours de la nuit... Au total, 481 personnes furent arrêtées et envoyées à la prison d’Orsainville qui avait été vidée pour l’occasion! Du global au local... Après le Sommet des Amériques, la CLAC a continué d’organiser des manifestations et de mobiliser sur des enjeux globaux. On peut penser au 26 avril 2002, lors de la réunion des ministres du travail du G8 à Montréal, où les policiers du SPVM ont procédé à une arrestation de masse préventive avant le départ de la marche; à la manifestation à Ottawa en juin 2002 contre le G8 réuni à Kananaskis en Alberta, ou encore à la mobilisation contre la réunion mini-ministérielle de l’OMC à Montréal en juillet 2003. Mais graduellement, l’essoufflement se fait sentir. Au sein de la gauche radicale et des groupes anarchistes surtout, de nombreux questionnements émergent sur le fait d’être constamment « en réaction » à la liste de priorités des gouvernements. On met de l’avant l’importance de construire un travail de terrain au niveau local, travail qu’on met souvent en opposition avec ce qu’on a appelé « la course aux Sommets » et les mobilisations ponctuelles en fonction de la conjoncture. La critique veut qu’on cesse de travailler sur des enjeux globaux, plutôt abstraits pour la majorité de la population, et qu’on se concentre sur des luttes locales spécifiques, sur des enjeux précis qui touchent les gens plus directement au quotidien et sur lesquels on croit pouvoir construire un travail de base à long terme. Ainsi, à partir de 2003, on voit émerger une panoplie de petits collectifs qui décident de travailler sur des enjeux spécifiques. Tous les thèmes sont à l’ordre du jour : lutte à la pauvreté et droit au logement, environnement et souveraineté alimentaire, lutte contre l’impérialisme et la guerre, les collectifs de solidarité internationale, les batailles pour les droits des immigrants et des personnes sans statut, la lutte contre le profilage et la brutalité policière, les luttes de quartier, les do it yourself, espaces autonomes et médias indépendants, les luttes des féministes radicales, celles des communistes libertaires, etc. Parallèlement, cependant, on peut aussi noter qu’après 2003, les militant-e-s anticapitalistes montréalais-es participent de moins en moins à l’organisation de mobilisations de masse concernant des enjeux globaux. La CLAC met d’ailleurs fin à ses activités et à sa première phase d’existence en 2006, après une première tentative de réorienter son action en comités de luttes locales sur divers enjeux et une deuxième tentative infructueuse de se restructurer en convergence de groupes plutôt que d’individus. À l’international... la « solidarité directe » Né de la rencontre d’activistes lors des mobilisations continentales contre les accords de libre-échange, le Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC) s’est donné comme mission d’articuler une solidarité directe entre le Nord et le Sud. L’optique consiste à mettre en pratique les principes libertaires en faisant vivre les idées anticapitalistes dans des relations durables entre mouvements de résistance, allant ainsi au-delà de la solidarité internationale et de l’aide humanitaire. Le PASC s’est ainsi formé en 2003 après que des militant-e-s libertaires aient eu l’occasion de travailler auprès de communautés paysannes en résistance civile désirant retourner sur leurs terres ancestrales, volées pour la mise en place d’un projet agro-industriel de palme africaine. La vision de la solidarité qui a inspiré les militant-e-s du PASC, issu-e-s du mouvement anticapitaliste et libertaire, tire ses racines d’une critique du développement et d’une tradition historique d’internationalisme politique. L’aide humanitaire et la solidarité internationale, telles que pratiquées par la majorité des organisations internationales, gouvernementales ou non, participe en effet du néocolonialisme ambiant en perpétuant la dissymétrie de pouvoir entre le Nord et le Sud et en promouvant le développement et son idéologie de croissance économique. Pour recevoir des appuis, il faut se plier aux priorités du Nord, à ses initiatives et objectifs; et fréquemment, les projets finissent par profiter davantage aux entreprises étrangères qu’à la population locale. En rupture avec ce paradigme, le PASC propose de sortir de la relation d’aide, d’instaurer un statut d’allié-e et de mettre de l’avant une posture « de solidarité directe », avec l’objectif d’appuyer les initiatives politiques des mouvements alliés et de s’attaquer aux racines des situations de pauvreté et d’oppression. En tenant compte de nos privilèges (richesse, éducation, passeport, etc.) et de notre accès privilégié aux centres de pouvoir et à l’information, il s’agit de tenter de transférer ces mêmes privilèges, au moins en partie, à des mouvements de résistance colombiens. Ainsi, un des objectifs du PASC est de contribuer à augmenter la visibilité et l’impact des dénonciations des allié-e-s colombien-ne-s en lutte concernant les intérêts économiques qui se cachent derrière la violation systématique des droits humains. De plus, envoyer les militant-e-s du Nord en Colombie, et assurer une présence « internationale » auprès des communautés en résistance, contribue à freiner un peu la répression dont elles sont la cible. Enfin, il s’agit aussi de permettre un processus d’échange et d’apprentissage mutuel sur les contextes sociopolitiques et économiques respectifs dans lesquels évoluent nos luttes afin de favoriser la création de ponts et de réseaux de relations entre les mouvements sociaux du Nord et du Sud. Ainsi, le PASC a découvert en Colombie un mouvement social riche et combatif, mais perpétuellement menacé, ainsi qu’un pays où l’État canadien et de nombreuses entreprises canadiennes ont des intérêts économiques. Ces intérêts se sont manifestés notamment par l’accord de libre-échange signé entre les deux pays. Ainsi, nous avons participé activement avec d’autres alliés à dénoncer l’hypocrisie canadienne dans la signature de l’ALECC[2], alors que l’État colombien est responsable de nombreux crimes contre l’humanité à l’endroit des militant-e-s colombien-ne-s. Nous avons aussi mis sur pied une importante campagne contre « les profiteurs canadiens de la guerre en Colombie » afin de confronter le colonialisme canadien et continuons d’appuyer les luttes de diverses organisations sociales colombiennes contre des projets miniers et pétroliers. La nécessité de converger Pendant ce temps ici, durant la période qui a suivi la fin de la première CLAC, à l’exception d’importantes manifestations contre la guerre en Irak et en Afghanistan, seuls deux grands efforts de mobilisation sur des enjeux globaux ont lieu : à Montebello en août 2007 contre la signature du Partenariat pour la sécurité et la prospérité (PSP) entre le Mexique, le Canada et les États-Unis, mobilisation organisée par un groupe d’individus regroupés sous la bannière du Bloc AMP-Montréal, et la manifestation contre le Sommet du G20 à Toronto en juin 2010 organisée par la CLAC-2010, recréée dans le but spécifique d’organiser cette mobilisation. À certains égards, mais sans affiliation formelle, la CLAC-2010 était une continuation de divers efforts menés au cours des dernières années pour faciliter la collaboration et la coopération entre différentes initiatives anticapitalistes à Montréal, dont le Bloc AMP-Montréal. Un an après la mobilisation contre le G-20 à Toronto et une fois le travail de support aux personnes arrêtées étant en grande partie terminé ou devenu autonome, la question de la suite des choses s’est posée pour les militant-e-s de la CLAC-2010. Face à la disparition de nombreux collectifs militants au fil des ans et devant le constat d’une certaine dispersion des luttes, s’est fait ressentir la nécessité de maintenir un espace d’organisation dont l’objectif soit de rendre visible et dérangeante la perspective anticapitaliste. C’est principalement ce qui a motivé l’idée de recréer la CLAC de manière permanente. La CLAC-Montréal fut donc établie en janvier 2011 à l’initiative de certaines personnes ayant été impliquées dans la première mouture de la CLAC (2000-2006) et dans la CLAC-2010. Un de ses principaux objectifs était de réussir à faire converger au moins en partie les luttes de l’extrême gauche sous le chapeau large de l’anticapitalisme et de faire les liens entre les multiples enjeux des luttes locales et globales, en dénonçant de manière combative le système capitaliste et ses différents systèmes d’oppression (impérialisme, colonialisme, patriarcat, racisme, etc.) ainsi qu’en pointant du doigt ceux qui en profitent. Ainsi, la CLAC s’est donnée le mandat de porter le discours anticapitaliste en organisant des campagnes et des manifestations, dont celle du 1er mai anticapitaliste chaque année. Son travail était désormais davantage orienté dans une perspective de lutte des classes au niveau local que par le passé, tout en gardant une analyse globale. Ainsi, en plus d’organiser les campagnes du 1er mai anticapitaliste, la CLAC-Montréal a organisé dans les dernières années des manifestations et rassemblements de différents ordres : contre le Grand Prix de Montréal, la Conférence de Montréal (aussi appelé Forum économique international des Amériques), le Parti conservateur, le règlement P6, etc. Nous en appelons également de manière fréquente, en solidarité avec le mouvement social plus large, à des contingents anticapitalistes lors de manifestations contre les coupures dans les services publics, contre la destruction de l’environnement ou lors de manifestations étudiantes. Bien que depuis cinq ans nos efforts pour faire converger différentes tendances de la gauche radicale n’ont pas porté les fruits escomptés, nous avons tout de même contribué de manière significative à faire vivre à Montréal une tradition résolument anticapitaliste et combative, non seulement dans le cadre de la manifestation annuelle du 1er mai, mais également tout au long de l’année par diverses actions et campagnes. Un de nos fers de lance consiste à démasquer les « ostie de crosseurs du système », cette élite politique et économique qui s’engraisse sur notre dos, campagne symbolisée par le fameux slogan « ils sont riches parce que nous sommes pauvres »! Ainsi, nombre de nos campagnes visent à rendre visibles les engrenages du capitalisme qui soutiennent les inégalités sociales et l’appauvrissement systématique de la majorité tout en permettant l’accumulation dégradante de richesse dans les poches d’une poignée de requins qui nous disent de nous serrer la ceinture. 15 ans plus tard... de nombreux défis! Il est encourageant de voir que les terrains de lutte occupés par des collectifs anarchistes se sont diversifiés. Il faut cependant reconnaître que, de cette multiplication de collectifs, seuls quelques-uns ont réussi à perdurer. L’existence de groupes effectuant réellement un travail de base sur le terrain et se concentrant sur des enjeux locaux est essentielle à l’enrichissement du mouvement anticapitaliste car leur travail permet de dépasser les moments de contestation plus symboliques et ponctuels des grandes mobilisations et de s’enraciner localement. Cependant, force est de constater que la diversification du milieu anarchiste n’a pas nécessairement mené à la réalisation de ce type de travail, sauf en de rares exceptions. Nous avons plutôt assisté à la naissance d’une multitude de petits collectifs plus ou moins informels qui apparaissent et disparaissent au gré de l’évolution des trajectoires de vie personnelle de ceux et celles qui les composent et nous faisons actuellement face à la dispersion du mouvement libertaire. Si la mobilisation n’est pas une fin en soi, la construction d’un mouvement anticapitaliste doit nécessairement passer, notamment, par l’organisation et la mobilisation. Pour renforcer le mouvement, il faut des luttes spécifiques qui mobilisent les gens à proximité, mais il faut aussi des mobilisations plus larges pour faire converger toutes ces personnes qui luttent afin qu’elles puissent faire les liens entre leurs réalités respectives; autrement, leurs luttes restent fragmentées. D’autre part, la multiplication de micro-collectifs informels tournés sur eux-mêmes, reniant l’organisation, adoptant une croyance aveugle dans l’insurrection spontanée, et ne croyant pas en la construction d’un mouvement, comprend sa part de risques et de pièges. Il est indispensable de maintenir des organisations visibles et ouvertes auxquelles les personnes puissent s’identifier et se joindre, à défaut de quoi le milieu anarchiste risque de ne devenir qu’une sous-culture marginale. Si nous voulons arriver à créer un mouvement anticapitaliste solide, nous devons choisir des moments et des espaces pour travailler ensemble sur des enjeux plus larges et construire notre rapport de force. La situation globale actuelle continue d’être dominée par la crise du capitalisme. Partout, les gouvernements adoptent des plans d’austérité qui viennent appauvrir encore plus la grande majorité. Les criminels à cravate continuent de se pavaner de sommet en sommet, alors qu’ils s’entendent en coulisse pour envahir, occuper, dominer et continuer de toujours concentrer davantage le pouvoir et la richesse. Dans ce contexte global, il est nécessaire de faire un effort collectif de réflexion sur l’état des lieux de nos luttes. Du Sommet des Amériques à aujourd’hui, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de la gauche radicale montréalaise. Quinze ans plus tard, il serait sain d’avoir la maturité politique de prendre le temps de faire un bilan et se livrer à des réflexions collectives. Il serait temps d’amorcer une sincère introspection quant à l’évolution de nos organisations et de nos luttes, ainsi qu’à l’état actuel du mouvement anticapitaliste local. Nous devons dépasser la pensée binaire, malheureusement trop souvent présente chez les militant-e-s; opposition entre luttes globales et luttes locales, entre mobilisation et travail de base, entre organisation et insurrection, etc. Il nous faut faire un saut qualitatif qui permette de formuler une stratégie cohérente, où les différentes formes d’organisation et de luttes que nous menons soient comprises comme étant complémentaires et se renforçant mutuellement si, et seulement si, elles sont articulées. D’un autre côté, les batailles menées par le milieu des organismes communautaires et des syndicats doivent absolument gagner en combativité. Une certaine amélioration se fait sentir à ce chapitre depuis l’élection des libéraux de Couillard, mais il est essentiel de dépasser la lutte et le discours contre l’austérité dans la seule perspective défensive de ne pas perdre nos acquis. Nous croyons sincèrement que la manifestation du 1er mai anticapitaliste, initiée en 2008 et qui grandit année après année depuis déjà huit ans, est un pas important dans la bonne direction bien qu’elle soit évidemment insuffisante à elle seule. Nous devons travailler à diversifier cette mobilisation en allant chercher la participation d’un plus grand nombre de groupes à son organisation et continuer de faire grandir cette belle tradition. Il faut redonner à nos combats une perspective de lutte des classes qui, contrairement à ce que plusieurs veulent nous faire croire, est non seulement loin d’être dépassée, mais demeure d’une actualité qui crève les yeux, si nous nous rappelons que 62 riches « crosseurs » possèdent la même richesse que les 3,5 milliards de personnes qui crèvent de faim sur la planète! Dans un pareil contexte, il nous faut multiplier les occasions de faire front commun malgré nos différences et nous avons le devoir de travailler à consolider un mouvement social plus combatif, qui assume une posture résolument anticapitaliste. Nous avons raison de nous révolter et il devient urgent de le faire!   Photo : Carnaval contre le capitalisme, 20 avril 2001. Convergence des luttes anti-capitalistes (CLAC). Courtoisie de l’auteure  
Références [1] Aujourd’hui Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL). [2] Accord de libre-échange Canada-Colombie.abc