Catégorie : Vol. 34, no. 1

La mort du rossignol

Pour Aylan Kurdi [1] Faites rouler les pommes jusqu’au ruisseau Que personne ne goûte leur douceur Faites taire les oiseaux, faites disparaitre les papillons Mettez des pierres à bouillir dans la marmite Fermez les fenêtres… aujourd’hui je veux de la noirceur Je veux extraire cette douleur de l’âme Que l’on écoute les sanglots de la mer Il n’y a rien comme une mer qui pleure, Laissez-moi aussi pleurer… Il y a un enfant sans vie sur la plage Quelqu’un a dit…un rossignol Le monde entier est en train de le pleurer L’humanité s’est échouée sur la rive!, la multitude se déchire Nous voulons couvrir et réchauffer son corps Remédier à la peine pour ceux qui par milliers nous glissent entre les doigts Des milliers qui parviennent à la rive de ce monde frontière L’âme et le corps saignant sous la violence de la guerre, la dépossession, l’impunité, la pauvreté, l’horreur et l’indifférence Nous voulons nous rebeller contre le puissant pouvoir de « ne pas pouvoir » qui nous gouverne Nous voulons oublier qu’on a perdu le sourire Oublier que nous l’avons oublié Oublier ce que nous avons oublié, Nous rappeler que nous l’avons oublié Indispensable exercice de mémoire… Pour garder nos enfants sains et saufs, qu’ils foncent dans la vie libres et heureux qu’ils fassent le plein d’eau claire et de fruits frais Retrouver le bon sens… Nourrir à nouveau nos âmes avec leur joie   Traduction : Pierre Bernier  
Note  [1] Aylan, trois ans, son frère Galip, cinq ans, ainsi que leur mère, ont perdu la vie en 2015 dans les eaux de la Méditerranée alors qu’ils tentaient de fuir de l’horrible guerre syrienne. La photo de l’enfant noyé a été prise par le journaliste turc Nilufer Demir, de l’agence Reuters. Elle a parcouru la planète et a frappé les cœurs. Le roman de l’écrivaine états-unienne Harper Lee intitulé To kill a mocking bird (traduit en français par Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur et paru en espagnol sous le titre Matar a un ruiseñor, soit « Tuer un rossignol, ndlr) dénonce la violence d’une société à travers l’histoire d’une enfant. Cette œuvre, très critiquée il y a un demi-siècle, est citée ici. Des milliers de personnes en Europe, aux États-Unis, au Canada et dans le monde entier ouvrent leur porte aux réfugié.e.s de la guerre, aux communautés déplacées par le pillage et la dépossession de leur territoire et par la pauvreté, devançant les décisions que les gouvernements ne finissent pas par prendre pour faire face au drame que représentent les migrations.  abc

Les frontières du Mexique? Vers une régionalisation des conflits liés aux mégaprojets et à la mobilité/immobilité des populations

Au cours des dernières années, l’intérêt à l’égard de la frontière sud du Mexique a augmenté en raison d’une série de phénomènes qui, sans être neufs, comportent des caractéristiques nouvelles. Dans cet article, je présente un aperçu de la relation entre les mégaprojets et les mouvements de population sur les territoires entre le Mexique et l’Amérique centrale : j’examine notamment les liens entre le projet du « Train maya » (Tren Maya), le programme « Semer la vie » (Sembrando Vida) – tous deux mis de l’avant par le nouveau gouvernement –, les caravanes/exodes de migrant.e.s et la militarisation des zones frontalières. Une première réflexion portera sur le concept de frontière : je présenterai diverses cartes qui illustrent bien les disputes historiques pour les territoires frontaliers et leurs répercussions sur les mobilités humaines. Je montrerai aussi comment les mégaprojets visent l’intégration de ces régions aux marchés globaux, tout en renforçant leur fonction de zone tampon pour contrôler les flux migratoires. Contrairement au discours institutionnel qui vante les qualités des processus de réaménagement territorial frontalier (en usant d’expressions telles que « rideaux de développement » (cortinas de desarrollo), « zones de bien-être » et « espaces de prospérité »), mon analyse met l’accent sur leurs fonctions de contrôle et de gestion par lesquelles les causes structurelles et globales des (im)mobilités forcées sont justifiées, naturalisées, instrumentalisées et reproduites. Cartes, frontières et territoires : des espaces contestés Les frontières, qui sont par définition les espaces aux marges d’un pays ou d’une région, ont toujours été des zones de tensions, que ce soit du fait de la volonté des États de les habiter et de les contrôler, ou des visées d’autres pays à leur égard. Les cartes, de même que la cartographie, science qui préside à leur conception, ont longtemps été un outil au service des puissances hégémoniques pour représenter, distribuer et instrumentaliser les territoires, les populations et les ressources. Étroitement liées au processus de formation des États-nations modernes, les cartes définissent les délimitations des différents pays : leurs frontières nationales [1]. Les frontières du Mexique sont des espaces de contradictions emblématiques de ces territoires contestés. Entre le « rêve américain » et les « cauchemars centraméricains » provoqués par ce dernier se trouve la « frontière-purgatoire » mexicaine. Au-delà de ce que les cartes représentent, il est essentiel de se pencher sur la manière dont elles le font, et pourquoi. La configuration actuelle du monde et de notre continent est directement liée à la façon dont celui-ci a été représenté et délimité. C’est pourquoi il est important de retracer l’évolution et les fonctions historiques des cartes, afin de mieux expliquer les dérives et les reconfigurations en cours. Un exemple frappant est celui des deux cartes présentées ci-dessous : les versions espagnole et portugaise du traité de Tordesillas (fin du XVe siècle), avec lesquelles les grandes puissances coloniales de l’époque se représentaient et partageaient le monde (connu et imaginé). Carte 1 : La vision espagnole du monde (Juan de la Cosa, 1500) On peut voir dans la version espagnole de la carte que la ligne verticale qui divise le monde en deux touche une très petite partie du continent américain, ce que l’on appelle actuellement le Brésil et qui correspondrait à l’empire portugais. Cependant, dans la version portugaise, on remarque que cette zone se transforme en une portion significative du continent. Carte 2 : La vision portugaise du monde (Alberto Cantino, 1502) Nous constatons que la pertinence de la carte dépend de qui l’élabore et que son utilité géopolitique correspond à qui la commande. Il est également intéressant de souligner la façon dont les territoires connus et inconnus sont représentés et, ici, les deux versions coïncident [2] : les territoires « civilisés » comportent des bâtiments, des personnages réels, des individus, et peu d’éléments de la nature; le reste est en vert, avec des références à la nature, à des animaux fantastiques – et sans êtres humains. Cette brève présentation de la relation entre territoires, frontières et cartes n’est pas anodine, car ces représentations ont des racines idéologiques profondes [3]. Les processus contemporains restent conditionnés par les traditions historiques dont ils émanent et bon nombre d’entre elles de même que leurs représentations peuvent être repérées dans le contexte actuel de la frontière mexicaine, prenant des formes nouvelles, mais étonnamment semblables. Le train maya : une carte officielle réductrice Le train maya est le projet phare du nouveau gouvernement mexicain depuis 2018, dans un contexte marqué par le défi de faire face aux grands problèmes nationaux et par les délires du gouvernement américain au niveau régional. Ce mégaprojet, largement connu et publicisé, n’est curieusement toujours pas doté d’un plan de mise en œuvre décrivant ses avantages, sa faisabilité, sa rentabilité ou sa durabilité. Un projet sans plan, donc, mais dont l’idée seule affecte et transforme d’ores et déjà les territoires où l’on prévoit sa construction. Ceci sans oublier qu’en raison de son ampleur et de sa portée, le projet doit avoir le soutien des communautés autochtones (selon le droit à la consultation préalable, libre et éclairée des peuples autochtones de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail, ratifiée par le Mexique). Au-delà de la portée du projet ou de ses conséquences possibles, il est utile de répéter l’exercice d’analyse de la carte officielle qui représente le territoire et le tracé projeté du train : Carte 3 : Le train maya et la péninsule du Yucatán Notons brièvement les similitudes dans les formes de représentation des territoires par rapport aux cartes précédentes : une péninsule verte, paradisiaque et pleine de vie sauvage, avec un chemin de fer « camouflé » dans la nature et une mise en valeur des éléments « civilisés » du territoire (anciennes villes mayas ou villes modernes). Un chemin qui par ailleurs n’aura guère d’impact, car il n’y a personne dans la péninsule – encore moins des Mayas. Le projet tel qu’illustré sur cette carte semble idyllique, voire visionnaire. Mais plus encore que ce qui y figure, ce qu’il omet est révélateur. Ce qui se produit maintenant dans cette région ne concerne pas uniquement un train au nom accrocheur, une carte attrayante et presque rien de maya. Réorganisation territoriale : cartographie de la complexité des frontières Le vrai nom du projet – dont le train maya serait en quelque sorte la composante publicitaire – est beaucoup plus révélateur : le Plan de développement intégral pour le sud du Mexique et l’Amérique centrale. Il s’agit d’un projet complexe de réorganisation des territoires et des populations composé de cinq mégaprojets d’énergie et d’infrastructures pour relier la région centraméricaine [4], auquel s’ajoutent les projets nationaux mexicains suivants : Sembrando Vida (un hybride entre une politique publique et un programme social, qui vise le reboisement de vastes zones du pays et de la région pour lutter contre les causes de la migration forcée [5]); la raffinerie de pétrole Dos Bocas à Tabasco; et le Corridor transisthmique entre Coatzacoalcos, Veracruz et Oaxaca, qui traversera le territoire avec un autre train, des autoroutes et des lignes à haute tension. À cela s’ajoutent des fermes porcines et d’élevage de poulets, des projets d’énergies alternatives, de grands complexes touristiques… tous fortement liés les uns aux autres. Une carte complète de la région devrait par conséquent refléter la complexité, l’intégration et les interactions entre les mégaprojets et les conflits qui les accompagnent. Ce n’est pas un hasard si ces espaces ont été militarisés via le déploiement de la Garde nationale, récemment créée. Ces faits surviennent alors que le gouvernement états-unien fait peser la menace de lourds tarifs douaniers si le Mexique n’augmente pas ses efforts pour freiner les caravanes/exodes de migrant.e.s, qui ont surgi dans les médias comme une menace à la fin de l’année 2018. L’ensemble de ces projets, leurs fonctions, leurs configurations, contribue au renforcement d’un espace régional transfrontalier dans lequel se multiplient de nouvelles frontières qui cherchent à « colmater », retenir et instrumentaliser les flux migratoires qui ont historiquement traversé le Mexique. Nous avons besoin de nouvelles façons de visualiser les territoires et les frontières au-delà des États-nations, afin de comprendre les dynamiques qui s’y développent et y circulent [6]. Ces cartes n’existent pas encore, ou alors elles sont en construction [7]. C’est dans cette optique que le Collectif GeoComunes a lancé un nouvel outil de visualisation des mégaprojets de la péninsule [8]. Il s’agit d’un effort collectif de cartographie participative pour visualiser la superposition complexe des projets, des conflits et des résistances. Le train maya n’est en effet qu’une partie du portrait, non négligeable certes, mais son véritable potentiel d’impact réside dans son intégration avec l’ensemble des mégaprojets [9]. Je vous invite à consulter la plateforme, à y sélectionner les catégories correspondant à vos intérêts et à visualiser votre propre carte : la complexité de la situation ne manquera pas de vous impressionner. Conclusion : transformer le territoire à travers les (im)mobilités Les frontières sont des espaces qui ont toujours été contestés. Dans le contexte contemporain, la frontière traditionnelle en tant qu’espace administratif de souveraineté et de délimitation des États-nations s’estompe. Les négociations géopolitiques et les largesses accordées aux mégaprojets du capitalisme mondial entraînent des changements en fonction des besoins et objectifs de ce dernier : on passe du contrôle étatique à la gestion transnationale privée [10]. Cela a également des conséquences sur les mouvements de population, car la réalisation de ces mégaprojets implique de déplacer ceux et celles qui vivent et y résistent, et d’attirer et d’instrumentaliser ceux de celles qui ont été déplacé.e.s. La multiplication des mégaprojets dans les régions frontalières entre le Mexique et l’Amérique centrale (symptomatique des dynamiques qu’on observe également dans d’autres espaces frontaliers globaux) entraîne des défis et conflits multiples liés aux processus de mobilité et de migration déjà présents, à des degrés divers, à la frontière sud, notamment :
  • Le déplacement des populations autochtones mayas et autres vers les nouveaux marchés du travail précaire liés au tourisme à Cancún et à la Riviera Maya.
  • L’ouverture des territoires pour le tourisme : gériatrique (Canada), de fête (vacanciers de la relâche), maritime (bateaux privés du sud des États-Unis), au pouvoir d’achat élevé (Chine, Russie)
  • De nouvelles populations migrantes hautement qualifiées (mobilité nationale et migration provenant de la Chine, l’Inde, la Russie, la Turquie), attirées par les conditions de travail ou liées aux mégaprojets.
  • La rétention des sans-papiers dans des emplois précaires et temporaires : population cubaine dans l’entretien ménager à Tapachula, personnes déplacées racialisées (Haïti, Honduras, Afrique) comme journaliers de Sembrando Vida [11].
  • La militarisation de la frontière sud par le déploiement de la nouvelle Garde nationale afin d’assurer le contrôle des migrations, avec des soldats provenant de différentes régions du pays.
  Les processus en cours dans les territoires frontaliers du Mexique sont un exemple éloquent des dynamiques mondiales, dans lesquelles les pays historiquement dépendants demeurent subordonnés et servent les intérêts géopolitiques des grandes puissances mondiales, et tout particulièrement l’hégémonie américaine. L’Organisation des Nations unies, l’Organisation internationale pour les migrations, la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CÉPAL) insistent sur un « droit de migrer » d’une manière « légale, ordonnée et sûre ». Cette rhétorique justifie l’occupation du territoire, permet la multiplication de projets néo-extractifs, et consolide la généralisation d’un marché du travail précaire spécifiquement orienté vers la population migrante. Face à ce discours, une véritable politique de lutte contre les causes de la migration devrait garantir le droit d’être « en sécurité, paisible et heureux », là où l’on décide de vivre, et pas uniquement aux endroits désignés. La défense du territoire contre le néolibéralisme est la première ligne de défense des communautés contre les processus liés aux (im)mobilités forcées.   Images Carte 1 : La vision espagnole du monde (Juan de la Cosa, 1500) Source : Garfield (2012) Carte 2 : La vision portugaise du monde (Alberto Cantino, 1502) Source : Garfield (2012) Carte 3 : Le train maya et la péninsule du Yucatán Source : Page officielle du train maya (http://www.trenmaya.gob.mx/) Traduction : Marie-Claude Norris, avec la contribution de Éva Mascolo-Fortin  
Notes:  [1] Garfield, Simon (2012). En el mapa. De cómo el mundo adquirió su aspecto. México : Editorial Taurus. [2] Montoya Arango, Vladimir (2007). « El mapa de lo invisible. Silencios y gramática del poder en la cartografía », Universitas Humanística, janvier-juin, p. 155-179, en ligne : www.redalyc.org/articulo.oa?id=79106309. [3] Dussel, Enrique (1993). 1492. El encubrimiento del otro: hacia el origen del mito de la modernidad. Madrid : Editorial Nueva Utopía. [4] On prévoit un horizon de cinq ans pour la mise en œuvre des cinq mégaprojets : une centrale électrique à Puerto Cortés (Honduras); l’interconnexion du réseau électrique entre l’Amérique centrale et le Mexique; un réseau routier à la frontière entre le Guatemala et le Mexique; un gazoduc de 940 kilomètres de San Pedro Sula (Honduras) au Mexique; et l’extension du train maya vers l’Amérique centrale. [5] El CEO (2019). “México invertirá 100 mdd en Centroamérica para extender el programa “Sembrando Vida””, 24 de junio 2019. En ligne: https://elceo.com/politica/mexico-invertira-100-mdd-en-centroamerica-para-extender-el-programa-sembrando-vida/ [6] Schweitzer, Alejandro, Silivia Valiente, Noemí Fratini, y Pablo Godoy (2014). “Dinámica geopolítica y conflictividad socioterritorial: una aproximación desde la cartografía social y los talleres pedagógicos. En A. Dorfman, C.L.P Sánchez, S.Y.F Moreno (orgs.), Planes Geoestratégicos, Migrações e Deslocamentos Forcados no Continente Americano (p. 301-320). IGEO/UFRGS. Porto Alegre: Ed. Letra1. [7] Je travaille à l’élaboration d’une telle carte dans le cadre de mon projet de recherche « Nuevos Sures de México : fronteras, megaproyectos e (in)movilidades », dans laquelle l’ampleur et les chevauchements entre mégaprojets et frontières sont mis en relief afin de comprendre de quelles façons ils affectent les (im)mobilités. [8] Geocomunes (2019). “Geovisualizador de megaproyectos en la Península de Yucatán”. En ligne: http://geocomunes.org/Visualizadores/PeninsulaYucatan/ [9] Flores, Adrián, Yannick Deniau, y Sergio Prieto. “El Tren Maya. Un nuevo proyecto de articulación territorial en la Península de Yucatán”. En ligne: http://geocomunes.org/Visualizadores/PeninsulaYucatan/ [10] Fernández Rodríguez de Liévana, Gema; y Pablo Pampa (2013). ¿Qué hacemos con las fronteras? Madrid: Ediciones Akal. [11] Choy, Jorge y Sergio Prieto Díaz (2019). “El racismo no es broma: políticas públicas ante la migración”. En ligne: https://www.contralinea.com.mx/archivo-revista/2019/09/12/el-racismo-no-es-broma-politicas-publicas-ante-la-migracion/abc

Un café nommé Resistencia : la construction d’une relation Canada-Guatemala digne et solidaire

Les lignes suivantes présentent une initiative collective nord-sud qui vient rompre avec le modèle dominant de dépossession et qui unit des Canadiens et des Guatémaltèques dans une relation plus juste de travail dans la dignité. Depuis 2013, dans le cadre de mes études supérieures en sciences sociales, j’accompagne et analyse le processus de réaffirmation de l’identité du peuple xinka dans le contexte de la résistance à la compagnie minière San Rafael (MSR) dans le sud-est du Guatemala. Depuis 2003, les communautés autochtones de la région s’organisent au sein du Parlement Xinka dans le but de partager leurs expériences, défendre leurs intérêts et parler d’une seule voix. Au cours de la dernière décennie, plusieurs communautés ont manifesté leur opposition aux activités extractives en mettant de l’avant leur héritage autochtone et en se réappropriant les éléments de la culture xinka. Grâce à son importante mobilisation pour la défense de ses droits autochtones dans le cadre du conflit, le peuple xinka s’est établi comme nouvel acteur politique sur la scène nationale. En juillet 2019, lors d’une rencontre sur les enjeux miniers au bureau du Parlement Xinka à Cuilapa, dans le département de Santa Rosa, j’ai partagé à Alex Reynoso, un producteur membre de Café Resistencia, mon intérêt à écrire un article pour le public montréalais, sachant que son café et celui de certains producteurs est distribué ici. Alex m’a invitée à passer quelques jours chez lui dans sa famille afin de connaître son travail de caféiculteur. Depuis, mon rapport au café a changé : j’en apprécie chaque goutte, car je suis plus consciente de toute la charge de labeur, préoccupations, risques, résistance, créativité et espoirs – tant individuels que collectifs – qui est derrière de cette boisson qui fait partie de notre quotidien. Je suis donc arrivée quelques semaines plus tard à Mataquescuintla, une localité de 30 000 habitants dans le département de Jalapa. À dix kilomètres de Mataquescuintla se trouve la mine Escobal, où une vigile permanente – appelée « la Resistencia » – est maintenue afin de surveiller les mouvements de camions associés à la mine, dont les activités sont suspendues depuis 2017 par ordre de la cour. Vêtu d’un t-shirt d’Iron Maiden – de ceux qu’on use jusqu’à la corde – Alex est venu me chercher près du parc central où m’avait déposée l’autobus. Je suis montée dans son pick-up à côté de son garçon de 4 ans et nous nous sommes rendu.e.s à leur maison, située dans un village en retrait de la ville, où pendant trois jours j’ai partagé le quotidien de la famille. L’histoire qui suit est la leur, et celle de la résistance aux activités minières canadiennes dans le sud-est du Guatemala. La résistance communautaire face à l’expansion minière dans le Sud-Est L’arrivée de Minera San Rafael dans la région remonte à 2010, coïncidant avec l’apparition de la roya, un champignon qui affecte les plants de café [1]. Dans les départements de Santa Rosa et de Jalapa, les dommages les plus importants liés à la roya se sont fait sentir en 2013 [2], l’année où fut octroyé le permis d’exploitation minière à Minera San Rafael (MSR). Par ailleurs, le prix local du café était alors très bas et ne permettait pas de couvrir les coûts de production. Ce contexte négatif pour la caféiculture était très dur pour les petits producteurs, à tel point que plusieurs commencèrent à soupçonner MSR d’avoir introduit la roya afin de mettre de la pression sur les producteurs pour vendre rapidement leurs terres et laisser la voie libre à la mine. Dans la famille d’Alex, c’est Topacio, leur plus grande fille, qui a été la première à se préoccuper des impacts de la mine et à s’impliquer en tant qu’activiste. Elle a participé et organisé des manifestations pour défendre l’environnement et même fondé un groupe de jeunes contre l’exploitation minière. Son enthousiasme s’est d’abord transmis à sa mère, Irma Pacheco, puis plus tard à son père. Craignant les impacts de la mine sur l’eau et les cultures agricoles, plusieurs habitant.e.s de la région se sont mobilisé.e.s. avec l’appui de l’église locale, de la Commission diocésaine pour la défense de la nature et du Centre d’action légale, environnementale et sociale, des consultations ont été organisées dans toute la région du sud-est. Depuis 2011, ce sont huit consultations municipales (et dans la municipalité de San Rafael Las Flores six consultations communautaires, faute d’avoir eu l’appui du conseil municipal) qui ont été réalisées, rassemblant près de 70 000 électeurs ayant massivement rejeté (à 96%) les activités minières. En décembre 2013, la Cour constitutionnelle a reconnu les consultations organisées dans la région comme des mécanismes importants garantissant les droits fondamentaux et comme l’expression d’un régime démocratique permettant aux habitant.e.s de donner leur opinion quant à l’utilisation des ressources naturelles se trouvant sur le territoire municipal[iii]. La consultation de Mataquescuintla a eu lieu en 2012. Après la consultation, les résident.e.s ont commencé à voir arriver dans la municipalité des gens venant d’ailleurs au pays, voire d’autres pays, ce qui a contribué à nourrir un climat de tension. Préoccupés par cet influx soudain, Alex et les autres membres du Comité communautaire pour le développement rural ont rejoint la mobilisation contre la mine, qui s’était organisée dans la municipalité voisine de San Rafael Las Flores. Peu à peu, la violence a augmenté. En mars 2013, quatre dirigeants xinkas ont été pris dans une embuscade après avoir observé une consultation communautaire; l’un d’entre eux, Exaltación Marcos Ucelo, a été tué. En avril 2013, malgré un fort rejet populaire de l’exploitation à ciel ouvert, le ministère de l’Énergie et des Mines a accordé le permis d’exploitation à MSR. La violence extractiviste En 2014, la violence a frappé directement Alex et sa famille, lui coûtant la vie de son unique fille, Topacio, âgée de seulement 16 ans. Le 13 avril de cette année-là, Alex et Topacio ont été victimes d’une attaque armée. Topacio est morte le lendemain des suites des blessures causées par les balles. Son père a survécu, après avoir cependant passé neuf jours dans le coma. En octobre 2015, Alex a subi une nouvelle attaque armée alors qu’il sortait du bureau maire de Mataquescuintla avec deux compagnons, qui ont également été blessés. Bien que les propriétaires de la mine aient changé en février 2019 (de Tahoe Resources à Pan American Silver), Alex doute qu’il y ait un changement significatif : « Ce sont les mêmes personnes et la même saloperie ». Il reconnaît toutefois que la société minière utilise une nouvelle tactique : « ils utilisent maintenant une stigmatisation et des attaques directes contre les membres de la Résistance par le biais de faux profils », dénonce-t-il. Un café pour la Résistance C’est pour soutenir la résistance de Mataquescuintla que le projet de Café Resistencia a été fondé, pour établir un commerce direct entre les producteurs de Mataquescuintla et les acheteurs/torréfacteurs du Canada. En 2018, cinq familles ont participé au projet avec trois acheteurs canadiens. En 2019, le nombre d’acheteurs était passé à 23, et le projet comptait plus de 50 participants producteurs. Ensemble, ils ont produit cette année 10 000 quintaux (1000 tonnes) de café dur. L’adhésion au Café Resistencia est réservée aux collaborateurs de Mataquescuintla appuyant la résistance à travers des apports de nourriture, d’argent et en contribuant au transport des membres de la communauté qui assurent une permanence 24 heures sur 24 pour surveiller les allées et venues des camions de MSR. Grâce à Café Resistencia, les producteurs sont mieux organisés et reçoivent un meilleur prix pour leur café originaire de la région. « Nous devons maintenir une qualité minimale de 84% en ce qui a trait aux critères de dégustation[iv] et respecter la moyenne de 1850 mètres d’altitude pour les plants de café », a-t-il expliqué. Dans la région, les migrations ont augmenté en raison des contraintes économiques, de la violence et des conflits sociaux. « Les gens partent », dit Alex. Heureusement, les producteurs de Café Resistencia sont heureux. Pour le moment, ils n’ont pas l’intention d’émigrer et veulent continuer à faire des affaires, bien qu’il soit toujours difficile de prévoir le volume de la prochaine production de café, car un gel ou une sécheresse peuvent surgir à tout moment et détruire les cultures. Résister tout en échangeant, tout en apprenant et en grandissant Dans la famille d’Alex, la terre a été héritée de père en fils. Elle compte maintenant 33 000 plants de café sur 37 acres, ce qui permet de produire 140 quintaux de café. De ce nombre, 125 partent au Canada, 10 sont vendus au prix (beaucoup plus bas) du marché local et le reste en vente directe. En raison des effets combinés des dommages causés par la roya et de ceux des changements climatiques, la production actuelle est quatre fois moindre qu’il y a cinq ans. Alex a appris à cultiver le café de manière conventionnelle en employant des produits chimiques (insecticides, fongicides) pour s’attaquer aux mauvaises herbes et aux insectes. Dans le cadre de l’accompagnement fourni par l’exportateur Shared Source et l’acheteur Box and Arrows de Vancouver, des agronomes lui ont rendu visite et lui ont conseillé de cultiver sa parcelle de manière naturelle. Aujourd’hui, il laisse les mauvaises herbes pousser près des plants de café et utilise des techniques agricoles semi-biologiques, en visant d’effectuer la transition vers la culture biologique. Alex souhaite intégrer ses chèvres à la plantation de café afin qu’elles mangent l’herbe et que leur fumier serve d’engrais aux plantes et améliore la structure du sol. Depuis qu’il est actif dans le mouvement d’opposition aux mines, Alex est de plus en plus en contact avec des environnementalistes, qui l’ont également sensibilisé à d’autres enjeux, dont l’érosion et la sauvegarde des forêts naturelles. Revitalisation de l’identité xinka Les fruits de la mobilisation contre l’exploitation minière ne se retrouvent pas seulement dans le projet collectif Café Resistencia et dans de nouvelles pratiques agricoles respectueuses de l’environnement; ils se manifestent également dans l’identité xinka qui est réaffirmée et revalorisée. Les communautés de la région reconnaissent leurs racines et s’identifient davantage comme Xinkas. « Nous sommes Xinkas », réaffirme Alex. Et le Xinka est également présent dans le café. Alex m’a montré dans sa plantation de café une structure simple composée de trois pierres et il m’a dit : « Dans la culture xinca, le chiffre trois est très important, il représente Dieu, nous et la terre ». La lucha sigue… la lutte se poursuit Aujourd’hui, Alex est moins impliqué dans la résistance de Mataquescuintla, car il participe davantage aux réunions sur la consultation convoquées par le Parlement Xinka. À la suite d’une plainte pour discrimination et pour violation du droit à la consultation des peuples autochtones, la Cour suprême de justice a, le 5 juillet 2017, suspendu tous les permis miniers de MSR et ce, jusqu’à ce que les Xinkas soient consultés sur la mine. La Cour constitutionnelle (CC) a entériné cette décision le 3 septembre 2018. Plus d’un an après la résolution, le processus de préconsultation n’a pas beaucoup progressé et chaque paramètre constitue un terrain de conflit entre les acteurs impliqués. Ce que le Parlement Xinka souhaite éviter à tout prix, c’est que l’exercice de la consultation ne soit qu’une formalité administrative pour le ministère de l’Énergie et des Mines et MSR. Au contraire, les membres du Parlement veulent que la consultation soit un outil pour l’autodétermination des peuples. « Pour un peuple, ce qui est le plus important, ce sont ses gens » Quand j’ai dit à Alex que j’avais un rendez-vous avec le délégué commercial de l’ambassade du Canada au Guatemala la semaine suivante, je lui ai demandé s’il avait un message à adresser au gouvernement canadien. Voici ce qu’il m’a partagé :
  • La chose la plus importante pour un peuple, ce sont les personnes qui le composent.
  • L’opinion des habitant.e.s doit être respectée avant l’opinion des sociétés extractives.
  • Les coutumes, les traditions et l’économie des communautés doivent être respectées.
  • Le gouvernement canadien devrait ne recommander que des entreprises respectueuses des communautés, de leur mode de vie et de leurs ambitions, en commençant par respecter le résultat des consultations communautaires.
  Le vendredi midi, la semaine d’Alex en tant que producteur de café prend fin. Après le dîner, il consacrera sa fin de semaine au travail de coordination pour le Café Resistencia. De mon côté, pendant mon voyage de retour vers la capitale après avoir quitté Mataquescuintla, j’ai médité sur la douleur et la terreur causées par les industries extractives canadiennes dans les communautés d’Amérique latine. L’histoire de double amertume des intégrants de Café Résistencia parle de violence et de vies volées injustement, mais aussi d’espoirs, d’amitiés et de construction de projets de vie.   Pour en savoir plus, page Facebook de Café Resistencia : https://www.facebook.com/Caf%C3%A9-Colis-Resistencia-312225039448537/   Photographie: courtoisie de l'auteure.   
Notes:  [1] La roya du café est une maladie produite par un champignon qui affecte de façon drastique les plants de café. Selon le Dr Francisco Anzueto Rodríguez, chercheur pour l’Association nationale du café du Guatemala, bien que la roya soit apparue au Guatemala dans les années 1970, c’est en 2010 que l’ampleur de ses effets s’est davantage faire sentir, se traduisant par des pertes importantes quant à la production des grains de café. Les impacts les plus importants ont été observés entre 2012 et 2014 dans les régions du sud-est, du nord-est et de Huehuetenango, des régions caféicultrices qui comptaient également un nombre important de permis miniers. Les pertes totales associées à la roya à l’échelle nationale entre 2010 et 2014 sont estimées à 80 000 tonnes de café et plus de 100 000 emplois. Anzueto Rodriguez, Francisco. « La roya del café en Guatemala », Entremundos, en ligne : http://www.entremundos.org/revista/economia/la-roya-del-cafe-en-guatemala/. [2] Larios, Roxana (2013). « Roya del café se propaga a nuevas áreas », Prensa Libre, 26 septembre 2013, en ligne : https://www.prensalibre.com/economia/roya-cafe-propaga-nuevas-areas_0_1000099988-html/ [3] Observatorio de Conflictos Mineros de América Latina, « La Consulta Popular : Mecanismo importante de expresión popular y clara expresión de un régimen democrático », en ligne : https://www.ocmal.org/la-consulta-popular-mecanismo-importante-de-expresion-popular-y-clara-expresion-de-un-regimen-democratico/ [4] Mycoffeebox.com définit chacun des critères de qualité du café qui sont évalués lors de la dégustation.abc

Le Venezuela est le pays d’Amérique latine avec le plus d’émigration en 2019

La migration vénézuélienne a connu une augmentation importante au cours des dernières années. En 2005, moins de 500 000 Vénézuélien.ne.s vivaient en dehors du pays. En 2018, il s’agissait de deux millions et demi de personnes. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), depuis le début de l’année 2019, ce nombre a de nouveau augmenté pour atteindre plus de quatre millions; d’ici à la fin de l’année, plus de cinq millions de personnes auront quitté le pays. Les raisons qui ont poussé plus de quatre millions de Vénézuélien.ne.s à émigrer sont nombreuses : parmi celles-ci, la dégradation des salaires, désormais insuffisants pour subvenir aux besoins de la famille, l’accès difficile aux ressources alimentaires, l’insécurité, l’hyperinflation et l’absence d’accès aux soins de santé. Les classes populaires émigrent aussi En 2005, la majeure partie des flux migratoires correspondait aux classes moyenne et aisée qui ne partageaient pas les politiques d’Hugo Chávez. Or, depuis 2015 – et plus particulièrement au cours des deux dernières années – ce sont les populations à faible revenu qui laissent leur foyer et leur travail et partent, avec peu de ressources et de planification, chercher une meilleure qualité de vie. Selon le HCR, la Colombie abrite la concentration la plus importante de Vénézuélien.ne.s – presque 1,3 million de personnes – suivie du Pérou, avec 768 000 réfugié.e.s, du Chili (288 000), de l’Équateur (263 000), de l’Argentine (130 000) et du Brésil (168 000). Le Mexique et les pays d’Amérique centrale et des Caraïbes accueillent aussi un grand nombre de réfugié.e.s et d’immigrant.e.s du Venezuela [1]. Cependant, sortir du pays n’est ni facile ni accessible. Le voyage par voie terrestre coûte entre 300 et 500 dollars américains selon la destination. De plus, le passage par la Colombie implique de rester entre 12 et 24 heures pour faire estampiller son passeport et enregistrer son entrée au bureau de la migration colombienne. C’est ce que Tibisay Guillen, migrante vénézuélienne, a réalisé lors de son passage à la frontière entre le Venezuela et la Colombie, alors qu’elle voyageait depuis Caracas et faisait escale en Colombie à destination de l’Équateur. Le 27 août dernier, la représentante adjointe du HCR en Colombie, Yukiko Iriyama, a souligné que parmi les migrant.e.s vénézuelien.ne.s se trouvent des femmes enceintes, des enfants souffrant de malnutrition et des personnes en situation de handicap, ce qui représente une charge pour l’État colombien. Le thème de la migration soulève aussi celui des disparités de genre. Si les hommes migrent pour avoir accès à de meilleurs salaires et envoyer de l’argent à leur famille, les femmes, en plus de sortir du pays pour des raisons économiques, le font aussi pour mieux mener à terme leur grossesse. Plusieurs d’entre elles partent pour donner naissance dans un autre pays, car le système de santé au Venezuela ne garantit pas les conditions minimales de santé nécessaires à un accouchement par voie basse ou par césarienne; il n’y a pas d’accès à la santé sexuelle et reproductive dans les centres de santé au niveau national. En Colombie, un recensement de migrant.e.s vénézuélien.ne.s réalisé par le gouvernement durant le premier semestre de 2018 a ainsi dénombré plus de 8000 Vénézuéliennes enceintes. Un voyage risqué vers un futur incertain En raison de l’urgence migratoire, les personnes qui fuient le Venezuela ne tiennent pas toujours compte des conditions de vie dans le pays de destination, ni des difficultés qui les attendent à l’arrivée. En Colombie, beaucoup d’immigrant.e.s vivent dans la rue et reçoivent peu de soutien du gouvernement, en particulier les personnes qui voyagent illégalement et n’ont pas les moyens de payer un passeport qui, au Venezuela, vaut environ 7 $, mais peut coûter plus de 1000 $ sur le marché noir. En conséquence, certaines personnes se tournent vers la prostitution ou la délinquance. Selon l’Institut de la médecine légale de la Colombie, entre janvier et juillet 2019, 233 Vénézuélien.ne.s ont été assassiné.e.s en territoire colombien [2]. Ces faits mettent aussi en lumière l’absence de réaction du gouvernement de Nicolás Maduro, alors qu’il est chaque jour plus coûteux pour les citoyen.ne.s d’obtenir des papiers d’identité de leur propre pays. Le risque existe aussi pour celles et ceux qui veulent partir aux Îles de Curaçao et Trinité-et-Tobago. Ces personnes voyagent sur des bateaux de pêche qui, dans bien des cas, transportent trop de passagers, dans des conditions inadéquates et à des heures qui permettent de passer sans être remarqués. Entre avril et juin 2018, trois bateaux ont fait naufrage, pour un total de plus de 80 personnes disparues. Le député à l’Assemblée nationale, Robert Alcalá, a dénoncé le 25 avril la disparition d’un bateau avec 33 personnes – neuf d’entre elles ont été secourues. Plus tard, le 19 mai, il a fait savoir qu’un canot qui était parti de Güiria, dans l’État de Sucre, en direction de Trinité-et-Tobago, a fait naufrage en haute mer avec 29 passagers et passagères. Le troisième naufrage a été dénoncé par le député Luis Stefanelli : il s’agissait d’un canot parti clandestinement d’Agüide, un village côtier dans l’État de Falcón, le vendredi 7 juin en direction de Curaçao, et qui transportait entre 30 et 35 personnes. Pour les Vénézuélien.ne.s, quitter le pays implique la plupart du temps de vendre leurs maigres possessions afin de financer ces voyages à haut risque et au futur incertain. Risques pour les femmes migrantes Pour les femmes migrantes, le risque est encore plus élevé. Une étude réalisée au Chili en 2018 par l’Association des municipalités du Chili intitulée « Femmes migrantes : défis et réflexions » montre les difficultés auxquelles les femmes migrantes font face, même lorsqu’elles ont un visa de travail. Dans ce cas-ci, les femmes ont dénoncé être victimes de plusieurs types de discrimination, d’abus et de violence. La majorité d’entre elles travaillent comme domestiques, qui est l’emploi le plus répandu pour les femmes migrantes. Seulement 55,1 % des femmes ont accès à un emploi, comparativement à 75 % des hommes [3]. Au Chili, de toutes les femmes migrantes, les Vénézuéliennes forment le troisième groupe numérique le plus élevé. Restrictions face à la vague migratoire vénézuélienne Afin de contrôler la migration de Vénézuélien.ne.s, au moins sept pays d’Amérique latine restreignent l’entrée sur leur territoire. Parmi eux, depuis 2017, le Guatemala, le Panamá, le Honduras et le Costa Rica exigent un visa particulier dit « visa consultada » qui requiert un examen préalable par les autorités migratoires. Depuis le 15 juin dernier, le Pérou exige un « visa humanitaire »; le Chili, quant à lui, exige un « visa de responsabilité démocratique » pour obtenir une résidence temporaire d’un an et, depuis le 26 août, l’Équateur exige un « visa exceptionnel démocratique » avec lequel il espère freiner l’exode. D’après des migrant.e.s bloqué.e.s en Colombie parce qu’ils et elles n’ont pas le visa de l’Équateur, il peut en coûter 400 $ pour l’obtenir. De manière générale, beaucoup de migrant.e.s demeurent bloqué.e.s à la frontière à cause de ces mesures; la plupart de ces personnes étaient en transit par transport terrestre lorsque l’annonce de ces mesures restrictives a été faite. Ce type d’actions rend les migrant.e.s qui quittent le Venezuela encore plus vulnérables et les expose à l’extorsion de la part de personnes qui leur offrent des moyens d’acquérir les documents ne pouvant plus être obtenus en suivant les démarches habituelles dans le pays. D’autres pays comme le Canada ont retiré leurs agents du Venezuela, de sorte que les démarches relatives à ce pays doivent se faire de la Colombie, ce qui limite les options des migrant.e.s vénézuélien.ne.s. Le Venezuela doit être dans le « top 5 » des pires crises migratoires Le 21 août dernier, le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés a publié une vidéo sur Twitter énumérant les cinq principaux pays d’origine des réfugié.e.s, mais la liste n’incluait pas le Venezuela. Le HCR a placé la Somalie en cinquième position (949 000 réfugié.e.s), puis en quatrième, le Myanmar, avec 1,1 million de réfugié.e.s. En troisième position, le Soudan du Sud (2,3 millions de réfugié.e.s); en deuxième, l’Afghanistan, avec 2,7 millions et en première place, la Syrie, avec 6,7 millions de personnes ayant fui la guerre dans leur pays. Soulignons que, selon les chiffres de cette même organisation, il y a 4 296 777 Vénézuélien.ne.s réfugié.e.s et migrant.e.s partout dans le monde [4]. Selon l’ONU, à la fin de 2019, 5,3 millions de personnes auront quitté le Venezuela. Pendant ce temps, le gouvernement vénézuélien ne fournit pas de chiffres quant aux ressortissant.e.s qui sont parti.e.s du territoire, et qualifie d’exagérées les estimations proposées par les organisations comme le HCR.   Traduction : Lauren Fromont Photographie: Juan Carlos Rosales, journaliste de Radio Fe y Alegría Venezuela  
Notes  [1] Alto Comisionado de las Naciones Unidas para los Refugiados (2019). Refugiados y migrantes de Venezuela superan los cuatro millones : ACNUR y OIM, 7 juin 2019, en ligne : https://www.acnur.org/noticias/press/2019/6/5cfa5eb64/refugiados-y-migrantes-de-venezuela-superan-los-cuatro-millones-acnur-y.html [2] Noticias Canal RCN (2019). « Más de 200 venezolanos fueron asesinados en Colombia entre enero y julio », 24 août 2019, en ligne : https://noticias.canalrcn.com/nacional/mas-de-200-venezolanos-fueron-asesinados-en-colombia-entre-enero-y-julio-346168 [3] El Mostrador Braga (2019). « Ser mujer migrante en Chile : discriminación racial, cosificación sexual y violencia económica », 6 août 2019, en ligne : https://www.elmostrador.cl/braga/destacados-braga/2019/08/06/ser-mujer-migrante-en-chile-discriminacion-racial-cosificacion-sexual-y-violencia-economica/ [4] Même si les Vénézuélien.ne.s sont parmi les populations déplacées les plus nombreuses au monde, le Venezuela ne fait pas partie des cinq pays se trouvant en tête (les « top 5 ») de la classification de l’ACNUR : le cas des Vénézuélien.ne.s qui fuient leur pays n’est pas interprété dans le cadre du système international d’asile (voir : https://www.nytimes.com/es/2019/06/20/migracion-acnur-venezuela/, ndlr).  abc

Dix ans après le coup d’État, le Honduras forcé à migrer

La population de l’Amérique du Nord ne sait souvent pas comment interpréter la situation sociale et politique tendue du Honduras, un pays sous l’emprise des États-Unis et du Canada. Pourquoi tant de manifestations de milliers de personnes, presque sans interruption, au cours des dix dernières années? Et pourquoi les gens se voient-ils forcés de partir massivement dans des « caravanes » à travers le Guatemala et le Mexique, vers ce Nord coupable? Il n’y a pas de réponses simples à ces questions et il n’est pas honnête de répéter le cliché selon lequel les gens fuient l’extorsion et la violence générées par les maras, ces gangs dont le fonctionnement est administré par des policiers et des politiciens sans scrupules engagés dans diverses formes de crime organisé. En juin 2019, j’ai participé à une marche à Montréal en solidarité avec les 69 millions de personnes dans le monde qui, pour diverses raisons, ont comme moi été déracinées. Ces causes comprennent la violence armée, l’extrême pauvreté et l’inégalité – qui sont elles aussi des formes extrêmes de violence –, de même que le crime organisé, dont la corruption fait partie. Et la source de tout cela, c’est l’impunité. L’activité était organisée par Développement et Paix en collaboration avec d’autres acteurs locaux. À la fin du trajet, j’ai livré un témoignage de mon histoire d’exil politique au Canada, et d’autres ont fait de même. Dans la plupart des cas, nous avons convenu que « migrer » n’était pas un choix que nous avons fait de gaieté de cœur, mais une décision prise sous la pression de circonstances difficiles ou tragiques. Je suis arrivé au Canada il y a un peu plus de trois ans, après avoir survécu à deux attaques à main armée en mai 2016 à Tegucigalpa, la capitale du Honduras [2]. Le 20 juillet de la même année, j’ai demandé l’asile à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, parce que j’estimais que continuer à vivre au Honduras signifiait courir le risque réel de mourir. Depuis le coup d’État de juin 2009 dirigé par les États-Unis et soutenu par le gouvernement du Canada (alors dirigé par Stephen Harper), le Honduras n’a pas amélioré son sombre bilan en matière de violations des droits humains. Loin de là. En 2016, la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) a décrit le Honduras comme l’un des pays le plus dangereux pour les défenseur.e.s des droits humains [3]; c’est également l’un des plus dangereux au monde où exercer le métier de journaliste. Soixante-dix-neuf personnes dont la profession est reliée aux médias, incluant des journalistes, des animateurs de radio et de télévision, des photographes, des cameramen et des propriétaires de médias, ont perdu la vie entre octobre 2001 et septembre 2019; 91 % de ces crimes demeurent impunis, faute d’enquêtes menées de manière crédible [4]. Le Honduras se classe actuellement au huitième rang des pays du monde pour le nombre de demandeurs d’asile, devançant des pays en guerre. Un coup d’État perpétré par des forces multinationales Le coup d’État de 2009 est un des éléments centraux à prendre en compte pour amorcer toute réponse à propos du Honduras, où la population exige actuellement l’expulsion du président imposteur Juan Orlando Hernández, principal bénéficiaire de la destruction de l’État de droit et des violences qui en résultent. Les attaques à mon encontre viennent d’un amalgame de facteurs systémiques et d’acteurs corrompus, y compris des fonctionnaires, des policiers, des militaires et des investisseurs privés qui sont unis en marge de la loi. Ces acteurs qui financent et commandent la mort de personnes à l’aide du capital international se sont assuré de la complicité du pouvoir local et de l’impunité absolue. Ils contrôlent tout, grâce à des ressources sales et avec le pouvoir des armes officielles. Le cas de Berta Cáceres, la leader autochtone la plus emblématique du pays, est une des victimes de ce système et de ses acteurs corrompus. Elle a été assassinée par la société de production d’électricité Desarrollos Energéticos (DESA), une société bénéficiant du soutien de l’armée nationale, d’une banque associée au blanchiment d’argent provenant du crime organisé et à la corruption, d’une banque centraméricaine et de deux banques européennes n’ayant aucun scrupule à investir dans des projets soi-disant « verts » [5], c’est-à-dire des mines à ciel ouvert, des barrages hydroélectriques et des parcs photovoltaïques, sans consultation préalable de la population. En 2015, on estimait que plus de 70 % du territoire national avait été octroyé en concessions minières [6]. Berta dédiait sa vie à stopper ce modèle destructeur. Au moment de la publication de cet article, les auteurs intellectuels du crime contre Berta – la famille Atala Zablah ainsi que la famille du gouvernement, identifiées par la famille Cáceres – n’ont toujours pas été jugés. Et dans mon cas, l’État n’a toujours pas détenu ni identifié les responsables des attaques, exposant ma famille au risque total. Je dois dire sans détour que le coup d’État de 2009 a été perpétré par des forces multinationales, afin d’imposer un mode de production du capital basé sur l’extraction de minéraux et l’invasion de territoires ancestraux. Il s’agit d’un modèle d’exploitation de la main-d’œuvre dans de grands parcs industriels, un modèle qui impose des monocultures agro-industrielles et qui, en outre, permet qu’opèrent le crime organisé et la violence militaire et paramilitaire. Le Canada est complice de ce type d’entreprises qui opèrent dans un pays vulnérable, comme le Honduras. La mine d’Azacualpa à San Andrés, Copán, est en ce moment l’exemple le plus dévastateur des investissements canadiens au Honduras [7]. Émigration massive Comme résultat de ce mélange de facteurs brutaux, le Honduras connaît en ce moment la cinquième vague d’émigration forcée la plus visible de son histoire, un exode que le Nord ne peut ignorer. La première vague a été provoquée par la guerre imposée par les États-Unis contre les mouvements de libération du Guatemala, du Salvador et du Nicaragua entre 1979 et 1989, pendant laquelle le territoire hondurien a été utilisé pour entraîner et mobiliser les troupes qui épaulaient les interventions états-uniennes dans la région, et réprimer la dissidence sociale et politique au nom de l’anticommunisme. Des mines antipersonnel ont également été semées à la frontière sud-est du pays. Dix ans plus tard, en 1998, l’ouragan Mitch a dévasté le Honduras et le Salvador, forçant plus de 300 000 personnes à quitter le pays. Vingt ans plus tard, l’ouragan du coup d’État de 2009, suivi de la fraude électorale en 2013 et 2017, a ruiné l’espoir d’un changement démocratique et a chassé des centaines de milliers de personnes au cours des deux dernières années. Les causes de ces cinq vagues d’émigration forcée ont changé de visage, mais sont demeurées tout aussi douloureuses, tant à l’heure du départ qu’en route et à l’arrivée. Les paysan.ne.s de la première vague de migration, sur leur chemin jusqu’à la frontière du Mexique, puis aux États-Unis et au Canada, ont souffert en raison des mines antipersonnel posées à la frontière entre le Honduras et le Nicaragua par Elliot Abrams et ses acolytes; plus tard, des femmes au chômage, puis des professionnel.le.s de tout acabit, ont emprunté le même chemin, étranglé.e.s par la violence de la pauvreté; ce furent ensuite des milliers d’enfants non accompagné.e.s et, depuis avril 2018, des familles entières fuient le pays, cherchant à se mettre à l’abri. Elles fuient vers les pays qui sont à la source de leurs problèmes. La situation aujourd’hui Malgré l’appel de l’Organisation des États américains en faveur de la tenue d’un nouveau scrutin après les élections controversées de 2017 [8], les États-Unis ont immédiatement reconnu Juan Orlando Hernández, dont la corruption et les violations des droits humains sont flagrantes. Et le Canada a suivi cette logique américaine de reconnaissance d’un régime illégitime. Dans ce contexte, les États-Unis et le Canada appuient un régime d’appauvrissement et de violence, un régime lié au crime organisé, tel que cela a été documenté par le pouvoir judiciaire américain lui-même, qui a ouvert des procès pour trafic de drogue à grande échelle contre le frère de l’usurpateur de la présidence hondurienne, M. Juan Antonio Hernández alias « Tony Hernández », reconnu coupable en octobre 2019 par la Cour du District sud de New York. L’ancien président Rafael Callejas et le fils de l’ancien président Porfirio Lobo sont en attente de jugement. Et la liste continue... On pourrait s’attendre à ce que des accusations soient portées contre Lobo lui-même et contre Juan Orlando Hernández. Environ 75 % de la population hondurienne est appauvrie, sans revenu décent, sans terre, sans accès à l’éducation gratuite, sans eau potable, sans accès à la santé publique. C’est aujourd’hui le pays le plus inégalitaire d’Amérique latine. C’est pourquoi il y a des caravanes qui traversent le Mexique. C’est pourquoi ont eu lieu ces derniers mois de grandes manifestations à l’intérieur du pays pour exiger la démission de Juan Orlando Hernández, dont le nom a été mentionné à plusieurs reprises durant le procès contre son frère [9], en qualité de complice dans le narcotrafic à grande échelle. Face à ces faits, ma décision en tant qu’exilé pour des raisons politiques est de dénoncer les voleurs de l’espoir collectif du peuple hondurien, qui nous ont contraints à partir – souvent de façon irrégulière et en prenant d’énormes risques – à destination de l’Europe, de l’Australie et de plusieurs pays des Amériques, dont le Canada, pays qui profitent tous d’une manière ou d’une autre des vulnérabilités exposées plus haut. Dans ce contexte, nous ne pouvons souscrire à cette rhétorique raciste qui construit des murs et militarise les frontières, transformant un problème social et humain comme la migration forcée en problème de sécurité nationale, auquel on s’attaque en recourant à des armes de guerre et des fondamentalismes fascistes. Une rhétorique qui semble promouvoir la réélection de suprémacistes dans les gouvernements du Nord enrichi... De plus, ceux et celles d’entre nous qui sommes venu.e.s d’ailleurs ne devons pas accepter, dans nos pays d’origine, le cynisme d’un discours officiel qui criminalise les migrant.e.s (et leurs allié.e.s et défenseur.e.s), tout en profitant de l’argent qu’ils et elles envoient à leurs proches. Ce sont huit milliards de dollars par an que rapportent au Honduras les envois de fonds de la diaspora, ce qui représente des avantages économiques pour le gouvernement et le secteur privé; ceux-ci se nourrissent de la souffrance d’hommes et de femmes qui, en grande majorité, sont sans papiers. Nous sommes confrontés à un capitalisme sauvage qui considère les gens comme un produit d’exportation. Un produit humain bon marché. Du pur esclavage. Canada : partie du problème, partie de la solution Si le Canada fait partie du problème, disons aujourd’hui qu’il doit faire partie de la solution. Premièrement, en ne reproduisant pas cette fausse sensiblerie médiatique qui occulte les causes de la vague migratoire actuelle et les motifs des manifestations populaires contre la dictature du crime organisé. Assez de manipulation sentimentale : rejetons ce récit qui met de l’avant des femmes et des enfants migrant.e.s pleurant, ou encore parlant d’une espérance éthérée, ce discours qui suscite de la sympathie, mais qui ne propose pas de changements et qui ne parle pas des causes de ces souffrances. Nous voulons plutôt que le Canada analyse les causes systémiques de cet exode dont il est en partie responsable. Nous ne voulons plus de larmes ou de messages d’espoir, nous voulons des actions concrètes et, pour cela, le Canada doit d’abord agir en cohérence avec ses obligations en matière de respect des droits humains. Nous ne voulons pas non plus qu’Affaires mondiales Canada véhicule ici l’image trompeuse du Canada comme un pays qui respecte les droits humains en Amérique centrale alors que là-bas, il appuie la dictature hondurienne via sa rhétorique politique et idéologique, par des pressions nationales et internationales, de même qu’à travers des investissements dans les secteurs minier, immobilier, touristique et industriel. Ce double jeu est inacceptable. Nous ne pouvons tolérer cette hypocrisie qui place la migration dans le domaine de la défense nationale ou de la sécurité intérieure et qui, en même temps, en profite et exploite la force de travail des migrant.e.s, faisant fi des conventions internationales en matière de travail. « Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais »... Canada, c’est assez! Nous ne pouvons plus tolérer que le déguisement et la tromperie deviennent la norme de notre politique étrangère. Cela fait de nous des complices. Et nous ne voulons pas être complices. Les gens continueront de fuir leur foyer à la recherche d’une vie meilleure pour eux et leurs enfants. Le Canada doit les accueillir à bras ouverts. Dans une lettre adressée au premier ministre Trudeau, le 20 décembre 2018, concernant la situation des migrant.e.s du Honduras et d’ailleurs en Amérique centrale, Serge Langlois de Développement et Paix fait les propositions suivantes : « À court terme, il est […] urgent que le gouvernement du Canada exerce son leadership dans la région, en collaborant avec ses homologues américains et mexicains pour assurer la protection des personnes migrantes qui en font la demande. Ensemble, ces alliés ne doivent tolérer aucune violation à la dignité ou aux droits des personnes migrantes tels que garantis par la Convention de Genève de 1951. [...] Le Canada doit condamner les mesures politiques et économiques répressives qui affectent ces populations et défendre les fondements démocratiques et les droits fondamentaux qui permettent aux gens de vivre dans la dignité... » [10]. En tant que Hondurien, je souscris à ces propositions et j’ajoute que le Canada doit cesser d’appuyer la dictature hondurienne et ouvrir ses tribunaux nationaux comme espace de dénonciation pour les victimes des activités minières, agro-industrielles et touristiques au Honduras, afin d’offrir réparation aux victimes et fermer définitivement la porte à l’impunité qui humilie mon peuple. Accompagner les caravanes En conclusion, si nous voulons vraiment résoudre la crise migratoire causée par la violence du crime organisé qui contrôle l’État, nous devons identifier, dénoncer et changer les facteurs qui poussent des populations entières à l’exil. Pour ce faire, nous devons suivre les caravanes et, avec elles, faire le chemin vers le Nord, où les causes profondes de l’injustice sociale et de la violence systémique prennent racine. Nous devons aussi accompagner la lutte du peuple hondurien pour changer l’État, qui commence par l’expulsion des criminels qui usurpent les institutions gouvernementales. « Si les corrompus partent, nous rentrons », crient en chœur les migrant.e.s dans les caravanes. Et moi-même, je commencerais à préparer mon retour.   Encadré Impunité et exclusion sociale au Honduras Dans son rapport du 3 octobre 2019, la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) a constaté l’existence d’une impunité structurelle au Honduras. En ce qui concerne les crimes contre la population en général, 9 crimes sur 10 restent impunis; en ce qui concerne les crimes contre les défenseur·e.s des droits humains, 97 % demeurent impunis. Dans le cas des crimes commis par des agents de l’État et des membres des forces de sécurité publique, l’impunité est quasi absolue. En somme, la police et l’armée agissent en toute impunité contre la population. Au Honduras, la pauvreté touche plus de 70 % de la population. Plus de 100 000 par an fuient le Honduras, soit plus de 300 personnes par jour.     Photographie: courtoisie.  Traduction : Myriam Cloutier, avec la collaboration de Joëlle Gauvin-Racine   
Notes  [1] Ce texte est le fruit d’une collaboration entre Caminando et le Journal des Alternatives. Il a également été publié dans l’édition de novembre 2019 du Journal des Alternatives : https://journal.alternatives.ca/Dix-ans-apres-le-coup-d-Etat-le-Honduras-force-a-migrer [2] Reporters sans frontières (2016). « Honduras : le journaliste Félix Molina échappe miraculeusement à une tentative d’assassinat », 3 mai, en ligne : https://rsf.org/fr/actualites/honduras-le-journaliste-felix-molina-echappe-miraculeusement-une-tentative-dassassinat [3] Rivero, Maria Isabel (2016). « Honduras, uno de los países más peligrosos para los defensores de derechos humanos – Advierten expertos ». OEA, 19 août, en ligne : http://www.oas.org/es/cidh/prensa/comunicados/2016/118.asp [4] RFI (2019). « Honduras: asesinato de un periodista, el 79º desde 2001 », 1er septembre, en ligne : http://www.rfi.fr/es/americas/20190901-honduras-otro-asesinato-de-un-periodista-el-79-desde-2001 [5] Tiempo digital (2016). « Madre de Berta Cáceres envía carta a organismos que financiaron Agua Zarca », 22 octobre, en ligne : https://tiempo.hn/berta-caceres-agua-zarca/ [6] https://www.ocmal.org/honduras-mas-del-70-de-su-territorio-podria-estar-sujeto-a-concesion-de-la-actividad-minera/ [7] OXFAM (2017). Territorios en riesgo. Mineria, tierra y agua en Honduras, en ligne : https://cng-cdn.oxfam.org/honduras.oxfam.org/s3fs-public/file_attachments/Territorios%20en%20Riesgo%20-%20Miner%C3%ADa,%20tierra%20y%20agua%20en%20Honduras.pdf [8] OEA (2017). « Comunicado de la Secretaría General de la OEA respecto a las recientes elecciones presidenciales en Honduras », 6 décembre, en ligne : https://www.oas.org/es/centro_noticias/comunicado_prensa.asp?sCodigo=C-090/17 [9] « Tony » Hernandez, frère du président du Honduras, a été reconnu coupable de trafic de cocaïne le 18 octobre 2019. En ligne : http://www.rfi.fr/ameriques/20191019-frere-president-honduras-reconnu-coupable-trafic-drogue-tony-hernandez [10] Langlois, Serge (2018). Lettre à Justin Trudeau, Développement et Paix, 20 décembre, en ligne : https://www.devp.org/sites/www.devp.org/files/IMCE/files/articles/lettre_pmtrudeau_migrationcaravan-fr.pdfabc

Frontière ce n’est pas juste un mot

1 Frontière ça ne se dit pas, mais ça se sent : ligne imaginaire qui sépare le passé du futur, l’enfance des promesses. Limite entre « je fus » et « je serai », artifice moderne : policiers, chiens dressés, caméras de surveillance, reconnaissance faciale et murs couronnés d’épines de métal. Frontière ça ne se dit pas, mais ça fait mal : division politique qui sépare le « toi et moi » du « nous » (En langue tojolabal, au Chiapas, il n’y a pas de différence entre « je » et « nous », et les concepts « moi » et « mien » n’existent pas. Ce n’est pas ce que je veux qui importe, mais bien ce dont Nous, comme communauté, avons besoin.) S’en aller et voir partir ce n’est pas la même chose, un couteau ne s’empoigne pas par le tranchant, l’absence emplit la maison une journée avant les adieux. Ceux qui restent voient leur vie se fendre en deux, ils vivent entourés de souvenirs et d’objets qui évoquent des souvenirs. Ceux qui restent écoutent parfois les voix de ceux qui ont migré, silence et abandon s’assoient à la table. Tout a changé. La migration est sans retour. Frontière ça ne se dit pas facilement, ça se conjugue : comme un verbe ou une cage, qui sépare le « nous sommes » du « plus rien », les morts noyés de ceux qui sont tombés sous les balles. Il n’y a pas de remède à la migration. Frontière ça ne se dit pas, ça se franchit : tout n’est qu’imagination, épopée et romantisme, sauf pour ceux qui ont marché ce chemin et ceux qui en sont arrivés là. Il n’y a pas de solution à la migration. (Une fillette demande à son père : « Papa, quand cesserons-nous d’être migrants? » Et dans le ciel nocturne les étoiles brillent, magnifiques, indifférentes et silencieuses.) Ils ont migré, les papillons, magie et battements d’ailes se sont transformés, sous l’effet de l’hypnose, en rêve, puis en cauchemar : Cage-Amérique. On a attaché leurs ailes avec de la broche (pour empêcher leur retour) on les a persuadés qu’ils n’avaient rien du papillon, ni le vol de feu ni le soleil intime papillons qui viennent et vont qui vont et viennent na tu rel le ment. Nous franchissons d’autres limites : le papillon n’est plus papillon il ne vole plus et se traine dans l’ombre et l’obscurité. Papillon migrants, exilés, désormais sans ailes, mués en d’autres animaux, rongeurs qui travaillent péniblement au nom de l’Empire. 2 Notre langue vient du cœur, nous disons ce que nous ressentons : tu nous manques, nous t’aimons, nous te demandons de revenir vers ta terre. Nous t’attendons. Appelle-nous si un jour tu reviens ou s’ils te chassent, si un jour tu rentres de ton propre chef ou déportée, si un jour tu reviens en vie plutôt que morte. Reviens vers ta terre avant qu’ils – oui, ce sont les mêmes – aient abattu le dernier arbre, avant qu’ils aient contaminé la dernière rivière et avant que tous les tiens aient été assassinés. Reviens avant que le rêve américain ne fasse de toi quelqu’un d’autre sans âme, dénaturé, dénaturalisé, et avant que ses entreprises ne détruisent notre maison ou envahissent ou pillent votre/notre terre. Nous écoutes-tu? Nous as-tu oubliés? Nous reconnais-tu encore? Toujours…? Frontière ce n’est pas un mot : c’est l’absence dans les deux sens, un vide, un monstre à plusieurs têtes, hydre capitaliste : destin, anesthésie, fiction. Frontière ce n’est pas un mot : c’est plutôt mensonges, peste, corruption, douleur dans la douleur, c’est peur, viol, torture, désespoir, fièvre, crânes, mépris, c’est pillage, racisme, honte infinie, membres amputés et cadavres, sous le soleil du désert, de femmes, d’hommes, d’enfants qui jamais ne reverront leur Mère. La migration est sans retour, ni remède, ni solution. Nous devons démêler la trame migrante, lui faire fermer boutique, postmigrer, rebrousser chemin, migrer à rebours, mettre nos propres limites, défaire les nœuds, réparer les erreurs, nous décoloniser, reprendre notre vol, rentrer à la maison, résister, nous réchapper. (Dans le désert de Sonora, avant l’apparition des frontières, les membres de la Nation Tohono O’odham allaient et venaient pour visiter leur famille, ils migraient selon les saisons, quittant leurs foyers dans les vallées pour retrouver la fraicheur de leurs abris dans les montagnes. Ils affirment que le mot mur n’existe pas dans leur langue.) Frontière c’est un dispositif de plus de la logique qui structure les relations de domination, l’étape ultime qui normalise la fiction néocoloniale : le Nord comme unique destination, comme unique destin parce que nous, au Sud, apparemment nous ne sommes rien ni personne. Frontière ce n’est pas juste un mot. (C’est un voile qui endort et masque la vérité). Frontière ce n’est pas juste un mur. (C’est une des armes de l’Empire qui détruit les autres « horizons de sens »). Frontière sera un mot qu’un jour nous saurons à peine nommer.     Traduction : Pierre Bernier, avec la collaboration de Joëlle Gauvin-Racineabc

Les causes structurelles de la crise migratoire vénézuélienne : échec du modèle économique rentier pétrolier et faiblesses de la démocratie vénézuélienne

Le Venezuela a été, au cours des dernières années, au cœur de l’actualité internationale. Les médias ont en effet abondamment parlé des pénuries d’aliments et de médicaments, de la polarisation politique, des problèmes de violence et d’insécurité ainsi que de la migration massive de la population qui a atteint 4,5 millions de personnes en 2019 [1]. Une grande partie des récits sur la situation, du type « la crise vénézuélienne en 5 minutes », misent presque exclusivement sur les causes immédiates des dynamiques migratoires et impliquent souvent la diabolisation du régime chaviste. Cette perspective d’analyse reste incomplète et passe sous silence la responsabilité des administrations précédentes ainsi que les liens historiques entre le présent et le passé. Sans nier la part de responsabilité du régime chaviste dans la série d’événements ayant mené à la crise humanitaire actuelle, cet article présente une vision critique des lectures les plus récurrentes des vagues migratoires des dernières années dans les médias traditionnels. Il propose d’analyser les causes structurelles de la crise migratoire principalement à l’aune de l’échec du modèle économique rentier pétrolier et des faiblesses de la démocratie vénézuélienne. Contexte et profil migratoires de la diaspora bolivarienne [2] (1998-2019) Durant les années 1970, à l’apogée de la rente pétrolière [3], le Venezuela a reçu un nombre important de migrant.e.s latino-américain.e.s, mais aussi espagnol.e.s et portugais.e.s. La tendance s’est inversée à partir du début des années 1980 avec les crises économiques et financières qui ont ébranlé le Venezuela en 1983 et 1994-1995. Toutefois, l’ampleur de l’émigration vénézuélienne est restée relativement modeste pour devenir plus significative à la suite de l’élection de Chavez à la présidence en 1998. Dans l’ensemble, le profil migratoire des premières années du chavisme et celui de la période des booms pétroliers (2005-2009 et 2011-2012) correspondait aux classes aisées et moyennes, préoccupées par les problèmes d’insécurité et de polarisation politique ainsi que par l’éventualité de nationalisations et d’expropriations dans le cadre de la révolution bolivarienne. Les principaux pays de destination de ces migrant.e.s étaient les États-Unis et certains pays de l’Europe occidentale. Le profil migratoire s’est progressivement diversifié à partir de 2013 pour inclure les classes économiquement les plus défavorisées. Parallèlement, les pays limitrophes ou relativement faciles d’accès comme le Pérou, l’Équateur, la Colombie, le Chili et le Brésil sont devenus les pays de destination privilégiés. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, 82,5% des 4 054 870 Vénézuélien.e.s qui résident à l’extérieur du pays vivent dans un pays de l’Amérique latine et des Caraïbes [4]. La particularité des vagues migratoires des cinq dernières années est qu’elles se situent dans le contexte d’une grave crise de gouvernance à plusieurs dimensions : économique, sociale et de santé, notamment. À tout cela s’ajoute la problématique de sécurité dans un contexte de violence généralisée (violence policière, criminelle, en milieu scolaire, violences liées aux activités minières illégales [5]). C’est la conjugaison de toutes ces crises qui explique l’ampleur de ce qui est devenu une véritable crise migratoire et humanitaire. Chute des prix du pétrole Afin de comprendre la dimension économique de cette crise, il faut rappeler les conséquences de la dépendance du régime au pétrole, dans un contexte d’instabilité des prix de cette ressource sur le marché international. Sous la présidence de Nicolas Maduro (2013- en cours), successeur d’Hugo Chavez, on a en effet assisté à une chute continue des prix du pétrole, de 105$ le baril à 40$ le baril (voir figure 1), jumelée à une baisse de la production pétrolière. Cette situation a contribué à une diminution drastique des importations de toutes sortes de biens indispensables, dont les aliments et les médicaments, financées historiquement par les revenus tirés de l’exportation pétrolière. Un système de santé en crise Conjuguée à la crise alimentaire, la crise sanitaire constitue une des causes principales des vagues migratoires actuelles. Elle se traduit notamment par la pénurie de fournitures médicales et de médicaments. À cela, il faut ajouter les impacts des pannes électriques régulières sur le fonctionnement des hôpitaux. Ces pannes rendent notamment difficile le fonctionnement des blocs opératoires, des services de dialyses et des unités néonatales [6]. L’effet cumulatif de la migration des médecins et des infirmiers et infirmières a aussi exacerbé cette crise. Ayant débuté à la fin des années 80, la migration des médecins s’est intensifiée à partir de 2008 et s’est particulièrement accentuée à compter de 2014. Entre 2008 et 2009, plus de 2000 médecins ont quitté le pays, ce qui représentait à l’époque environ 10% du nombre total de médecins inscrits au registre des médecins du Ministère du Pouvoir populaire pour la santé (Ministerio del Poder popular para la Salud); en 2014, 66 138 médecins (soit 33% des médecins) et entre 3000 et 5000 infirmiers et infirmières ont quitté le pays [7]. Ce contexte rend vain tout effort de sensibilisation et de prévention, notamment en matière de santé mentale, de maladies chroniques, d’infections transmissibles sexuellement et par le sang et de grossesses adolescentes [8]. Le manque de ressources matérielles et financières dans le système public de santé est à un point tel, que des maladies éradiquées ou en voie de l’être (ex. coqueluche, tuberculose, malaria) ont fait un retour en force au cours des dernières années. Racines et consolidation du modèle d’État pétrolier Avant le début des activités d’extraction pétrolière, en 1920, l’économie du Venezuela était caractérisée par la part élevée de la production agricole dans les exportations totales du pays (92%). Vingt ans après le début des activités pétrolières, les produits agricoles ne constituaient plus que 4% des exportations totales, alors que 94% de celles-ci étaient attribuables au pétrole et à ses dérivés [9]. L’État pétrolier a en parallèle abandonné le soutien à l’agriculture, à l’élevage et à la pêche, secteurs qui auraient pu assurer la sécurité alimentaire des Vénézuéliens. À la place, le pays s’est mis à importer des produits alimentaires de base. Ainsi, le Venezuela est progressivement devenu complètement dépendant des importations de toutes sortes de biens alimentaires de base, et ce, malgré la fertilité de ses terres, sa diversité climatique et ses richesses aquatiques. Le niveau élevé des revenus provenant du pétrole n’a pas favorisé le développement ni la consolidation d’activités économiques alternatives pour diversifier l’économie. Indépendamment des idéologies des partis politiques au pouvoir, les implications du modèle économique pétrolier sont demeurées sensiblement les mêmes depuis les années 1920 jusqu’à nos jours. Ainsi, sur le plan économique, on observe notamment une capacité productive de biens essentiels insuffisante pour satisfaire la demande de consommation interne. Cela a favorisé les importations qui coûtent très cher au pays en dehors des périodes d’augmentation des prix de pétrole. Par ailleurs, le pays ne disposait ni de budgets stables ni de main-d’œuvre qualifiée suffisante pour l’ensemble des ambitieux projets d’infrastructure planifiés durant l’euphorie de l’augmentation des prix du pétrole. Cela explique les nombreux projets demeurés inachevés (ou non fonctionnels) au fil des ans (ex. projet éolien de Paraguana, projet du complexe sidérurgique Siderurgica del Orinoco). À cela, il faut ajouter les effets d’une « culture pétrolière » [10] ayant favorisé chez la population le développement de pratiques de consommation ostentatoire, basées sur une illusion de richesse qui n’était en réalité que cyclique et limitée aux périodes de boom pétrolier. En matière de programmes sociaux, le pays ne s’est jamais doté de véritables politiques universelles judicieusement planifiées. Il s’agissait plutôt de programmes fragmentés, à court terme, assistentialistes et imprégnés de pratiques clientélistes, concentrés uniquement sur des secteurs de la population considérés comme les plus vulnérables. Ces programmes n’ont fait que perpétuer la dépendance d’une grande partie des citoyens et citoyennes envers l’État. Bien qu’il ne faille pas nier la responsabilité du régime chaviste dans l’utilisation et la distribution inefficiente de la rente pétrolière, ni la façon dont il a contribué à l’approfondissement de la dette publique, à la désorganisation voire au démantèlement de la production manufacturière, à la fragmentation du système de santé et à la militarisation progressive de l’administration publique, il semble qu’aucun de nombreux diagnostics proposés dans les médias traditionnels ne situe les diverses manifestations de la crise actuelle dans le contexte de la consolidation progressive du modèle économique rentier pétrolier. Centralisation du pouvoir La mise en place d’un régime démocratique au Venezuela en 1958 a été possible grâce à une entente (le Pacte de Punto Fijo) entre trois partis politiques [11] qui leur a permis de se partager le pouvoir et d’occuper en alternance les postes importants au sein de l’administration publique. Ultimement, cela a eu pour effet de perpétuer les relations clientélistes visant à conserver la faveur de leurs partisans. Cette entente a aussi délibérément marginalisé les partis de gauche et leurs électorats, ce qui n’a pas favorisé le développement d’une opposition solide et unifiée, une problématique toujours présente au Venezuela. Avec l’importance de la rente pétrolière, on a également assisté à un renforcement du pouvoir central au détriment des structures politiques régionales et locales (ex. les municipalités), celles-ci ne disposant pas d’une capacité de taxation qui leur aurait assuré une autonomie financière et permis de réduire leur dépendance envers les transferts de l’administration centrale. Pourtant, une telle décentralisation aurait pu rapprocher les citoyens et citoyennes de l’exercice du pouvoir; or, c’est plutôt le modèle autoritaire, centralisé sur les élites de Caracas, qui a été favorisé. Reconstruire le pays Le traitement de la crise migratoire vénézuélienne dans les médias traditionnels laisse entendre qu’elle est uniquement attribuable à l’échec d’un régime en particulier et non à celui d’un modèle économique et social. La prise en compte insuffisante des faiblesses structurelles de la démocratie et de l’économie vénézuéliennes – faiblesses qui ont ouvert la voie au chavisme dont la débâcle a été l’élément déclencheur des vagues migratoires actuelles – demeure flagrante dans la plupart des analyses. Selon les initiatives internationales prétendant chercher une résolution pacifique à la crise vénézuélienne, le départ de Maduro et la tenue d’élections présidentielles constitueraient la solution privilégiée. Aucune de ces initiatives ne semble pourtant prendre en compte les causes structurelles ayant mené à la crise, ni se pencher sur les mesures qui favoriseraient le retour d’un bon nombre des 4 054 870 Vénézuélien.e.s, qui auront à relever le défi de réparer le tissu social et de transformer les structures économiques et les institutions politiques. Or, le développement d’une véritable culture démocratique et la reconstruction économique et sociale demeurent les véritables défis de la transition, dont la réussite dépend en grande partie du possible retour des migrant.e.s.   Photographie:   
Notes: [1] Agence des Nations Unies pour les réfugiés (2019). Situation au Venezuela, en ligne : https://www.unhcr.org/fr/situation-au-venezuela.html (voir aussi l’article de Wirmelis Villalobos, dans le présent numéro. ndlr) [2] Le qualificatif « bolivarien » est employé pour référer spécifiquement aux vagues migratoires ayant débuté avec la période chaviste, soit de 1998 à nos jours. [3] Revenu national principalement basé sur l’exploitation et l’exportation du pétrole. [4] Organisation internationale pour les migrations (2019). Migrant and refugee venezuelan crisis. OIM regional response overview, juillet, en ligne : https://www.iom.int/sites/default/files/situation_reports/file/venitrep-iom_regionalresponseoverview-july2019.pdf . [5] Notamment, l’extraction aurifère illégale dans l’État de Bolivar. Voir Pené-Annette, Anne (2016). « La relance de l’extraction minière dans la Guyane vénézuélienne ? », IdéAS, Automne 2016/Hiver 2017, p.1-15 [6] Médicos por la Salud (2018). Encuesta nacional de hospitales, novembre, en ligne : https://docs.wixstatic.com/ugd/0f3ae5_3276afefd2674842b2b5b208ec952108.pdf [7] Hernández T. et Ortiz Gómez Y. (2011). « La migración de médicos en Venezuela », Revista Panamericana Salud Publica, 30 (2), p.177–181. Organisation panaméricaine de la santé (2018). Respuesta de la OPS para mantener una agenda eficaz de cooperación técnica en Venezuela y en los Estados miembros vecinos, 20 juin, en ligne : http://iris.paho.org/xmlui/bitstream/handle/123456789/49487/CE162-INF-22-s.pdf?sequence=2&isAllowed=y [8] Le Venezuela affiche le taux le plus élevé à l’échelle sud-américaine : 80,9 accouchements sur 1000 impliquent une adolescente de 15 à 19 ans. La moyenne sud-américaine est de 60. Voir Organisation panaméricaine de la santé (2018). Acelerar el progreso hacia la reducción del embarazo en la adolescencia en América Latina y el Caribe, en ligne : https://lac.unfpa.org/sites/default/files/pub-pdf/ESP-EMBARAZO-ADOLES-14febrero%20FINAL_5.PDF [9] Chevalier, François (1993). L’Amérique latine de l’Indépendance à nos jours. Paris : Presses universitaires de France. [10] Quintero, Rodolfo (1972). « Antropologia del petroleo », Buenos Aires, Siglo XXI Editores. [11] Acción democrática, Comité de Organización Política Electoral Independiente et Unión Republicana Democrática.abc

Festival des Passeurs d’Humanité 2019 : Un témoignage exemplaire d’entraide humaine

À l’heure de la remise en cause de nos capacités de vivre ensemble sur une planète menacée par un réchauffement climatique incontrôlé, alors que les meurtres de personnes migrantes se multiplient aux États-Unis, sous les appels racistes d’un président fascisant, pendant que des enfants sont séparés de leurs parents et que ceux-ci sont emprisonnés dans des geôles moyenâgeuses du seul fait de demander refuge, diverses autorités au Canada, silencieuses, voire complices, continuent de justifier l’inacceptable « tiers pays sûr » que seraient les États-Unis, là où le droit à la vie et à la dignité de toutes ces personnes est violé chaque jour. Bref, alors même qu’une facette barbare de l’humain se déploie sous nos yeux, de nombreux actes de solidarité sont aussi accomplis et, partout où ils ont lieu, ils méritent attention et diffusion. La vallée de La Roya jouxte l’Italie et la France dans les Alpes maritimes. À l’été 2019, l’association Les Ami.e.s de la Roya y a organisé son second Festival des Passeurs d’Humanité. Du 18 au 21 juillet, les villages de Breil-sur-Roya, de Saorge, de Tende ainsi que le Col-de-Tende ont été le théâtre de rencontres sur des thèmes liés au phénomène des migrations : témoignages de réfugié.e.s, visites chez des gens de la vallée solidaires des migrant.e.s, conférences et événements culturels. Plus de 150 intervenant.e.s et ONG invités par l’association organisatrice ont animé pendant quatre jours l’ensemble des activités de ce festival [1]. L’événement, qui en était à sa deuxième édition, est né de la volonté de briser l’isolement des citoyen.n.es de cette vallée enclavée qui ne compte que quelques milliers d’habitant.e.s, mais qui s’est retrouvée au cœur des enjeux migratoires quand la France a décidé de fermer ses frontières avec les pays avoisinants en 2015, dont celle de Vintimille, entre la France et l’Italie, située au sud de la vallée. Un festival qui réinvente le droit d’asile Ce festival remet en question le discours de « l’invasion » du Nord par les migrant.e.s. Les chiffres parlent en effet clairement : selon le sociologue Piero-D. Galloro, un des intervenants présents lors de l’édition 2019, les personnes migrantes accueillies dans les dernières années en France ne représentent que 0,53 % de la population; pour l’Europe entière, c’est de l’ordre de 6,5 % de la population totale. En fait, et l’ONU ne cesse de le redire, environ 80 % des réfugié.e.s vivent dans des pays voisins de leur pays d’origine [2] : c’est le cas par exemple, des Syrien.e.s en Turquie et au Liban. Des dynamiques comparables caractérisent les processus migratoires en Amérique du Sud. La causerie Histoire de l’humanité à travers les migrations, présentée par le sociologue Piero-D. Galloro, a permis de situer l’importance des processus migratoires à l’œuvre depuis les débuts mêmes de l’humanité. L’obligation de repenser l’hospitalité a quant à elle été débattue avec Michel Agier, anthropologue de l’École des hautes études en sciences sociales. Qu’elle soit privée, communale ou municipale, l’hospitalité doit, selon Agier, être repensée complètement dans la mesure où l’État omet de remplir ses obligations, alors qu’on devrait compter sur lui pour mettre en œuvre le droit d’asile et garantir les droits de tout être humain. Une rencontre animée par l’historien Yvan Gastaut, précédée d’une exposition cartographiée sur l’évolution des frontières dans l’histoire de l’humanité, a permis de relativiser la notion même de frontière et l’imaginaire de la souveraineté nationale des États. Que de murs, de guerres et de partages de territoires l’histoire des frontières aura connus! Aujourd’hui, les politiques frontalières ne permettent-elles pas simplement de rendre illégale la circulation des personnes d’un pays à un autre? De fabriquer des « clandestins »? De permettre aux autorités frontalières de traquer des « illégaux » bien au-delà des postes-frontière, comme c’est le cas dans la vallée de La Roya depuis 2015? Devant de telles réalités, les passeurs et passeuses d’humanité de la vallée de La Roya ont envisagé des alternatives offrant aux migrant.e.s une protection privée ou communale. Or, l’hospitalité est un engagement que plusieurs gouvernements cherchent à transformer en « délit de solidarité ». Un des cas les plus connus dans la vallée est celui de l’agriculteur Cedric Herrou, poursuivi et condamné à quatre mois de prison et à 3000 euros d’amende pour avoir aidé des réfugié.e.s à traverser la frontière de Vintimille. Contestée juridiquement, cette condamnation a été désavouée au nom du fait qu’il n’y a pas de délits possibles lorsqu’une personne en aide une autre en situation de détresse ou de danger. La honteuse politique de l’État français transformant l’entraide humaine en délit de solidarité perdait par le fait même toute légitimité. Résistance incontournable Dans le contexte actuel, résister à l’inaction des États à fournir une protection adéquate aux personnes migrantes, s’opposer à leur renvoi au pays d’origine, empêcher la criminalisation des « passeurs d’humanité » par la justice de l’État est devenu un acte de résistance obligé dans la vallée de La Roya et ailleurs en France. Que faire en effet, devant des États qui interdisent l’accostage de bateaux de sauvetage des réfugié.e.s en mer comme c’est le cas de Malte ou de l’Italie? Que faire lorsque les États européens créent une agence de contrôle, Frontex, qui néglige son obligation de sauvetage de personnes en détresse (mais pas leur refoulement!), alors que ces opérations englobent toute la Méditerranée? Que faire lorsque des fonctionnaires faussent à dessein la date de naissance de personnes mineures sur des documents officiels afin de pouvoir les renvoyer parce qu’elles auraient atteint la majorité? [3] Se pose alors la question de savoir s’il vaut mieux, stratégiquement, affronter directement l’État ou plutôt remédier nous-mêmes à ses orientations et décisions inacceptables : une réflexion qui met en cause la fonction même de l’État actuel dans plusieurs pays, un État omettant de remplir ses obligations de protection des droits de tout être humain, et se transformant de plus en plus en agent actif de leur violation. Les témoignages livrés par les gens de la vallée de la Roya au cours du Festival montrent que ce sont avant tout la protection et la vie de l’être humain qui sont visées par leur action. De nombreuses opérations de fraternité, en provenance de différents coins du pays, ont été présentées. Un réfugié du Cameroun, arrivé par le Col-de-Tende, a raconté qu’une fois la mer traversée, il avait perdu le goût de vivre, se sentait seul et sans avenir, ne songeant qu’à mourir : c’est l’accueil à Tende et dans la vallée, notamment chez celle qu’il appelle aujourd’hui sa maman, qui ont redonné sens à sa vie et la possibilité de croire en un avenir meilleur [4]. Avec Marion Gachet-Dieuzeide, écrivaine et militante, Cedric Herrou a mis sur pied en septembre 2017 l’association Défends ta citoyenneté (DTC), pour accueillir des demandeurs d’asile sur sa ferme. DTC est par la suite devenue Emmaüs-Roya, une première communauté Emmaüs entièrement paysanne et écologique en France, réunissant des réfugié.e.s vivant et travaillant sur la ferme. C’est une réponse concrète à l’exclusion, une solution humaine à la migration qui est également soutenable sur le plan environnemental. D’autres initiatives ont été mises en lumière à l’occasion d’un atelier « Grand Format ». SOS-Méditerranée, une ONG œuvrant en 1re ligne pour sauver les naufragé.e.s de la mer; Refuge solidaire, créé en 2017 à Briançon, près de la frontière franco-italienne au nord, qui héberge des personnes migrantes pour de courtes périodes en leur proposant repos, nourriture, renseignements et orientations dans leurs démarches, de même que soins médicaux au besoin, avant qu’elles continuent leur parcours migratoire; création à Paris, en 2015, de l’association BAAM (Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants) qui offre des cours de langue, un accompagnement juridique, des activités sportives et culturelles et une aide pour l’accès à l’emploi, au logement ou à la santé; à Calais, la solidarité est demeurée assidue malgré le démantèlement de la « jungle de Calais » par le gouvernement Macron en juin 2017. L’édition 2019 de ce Festival aura été une occasion de contact et de partage entre associations et protagonistes de divers lieux, permettant de mieux connaître l’histoire, l’action particulière, les stratégies ainsi que les victoires comme les reculs de la solidarité humaine. Théâtre, lectures, danse, concerts… Le Festival a aussi voulu donner voix aux inquiétudes, aux réticences qui peuvent surgir face à l’immigration. Pour ce faire, le programme proposait des causeries – dont celle de Claire Rodier, juriste au Groupe d’information et de soutien des immigrés – et des activités culturelles, dont Migrando, un spectacle de Carla Bianchi qui s’attaque avec humour aux peurs sur les personnes migrantes, en s’appuyant sur l’expérience d’un village italien à l’abandon qui revit grâce à ses migrant.e.s. Le volet théâtre du festival comprenait aussi la pièce « D’ailleurs », du Théâtre de la Cité, où la metteure en scène Karine Fourcy explore la condition d’adolescent.e.s en exil interrogeant leurs expériences à la lumière d’un désir d’individualité, mais aussi d’une volonté de « faire commun ». Petits déjeuners présentant auteurs et autrices de romans, ateliers de peinture et de dessins pour petits et grands; Flash mob participatif où l’artiste Aziz Boumedienne invitait le public à prendre part à une danse ouverte à partir de fragments de textes; apéritifs avec vigneron.n.e.s nature de France et d’Italie; concerts le soir, dont celui d’Emily Loiseau, autrice-compositrice-interprète impliquée dans le soutien aux capitaines de navires qui viennent en aide aux migrant.e.s… autant d’activités qui auront nourri les relations des participant.e.s avec des passeurs d’humanité de la vallée et permis de connaître leurs interrogations. Laissons le dernier mot à l’un de ces passeurs d’humanité, Cédric Herrou :

Avant, dans la Vallée de la Roya, nous étions agriculteurs, infirmiers, avocats, professeurs, ouvriers. Nous étions impliqués dans notre travail, dans nos associations sportives, artistiques, culturelles, paysannes. Nous faisions vivre notre vallée, car nous nous sentions lui appartenir. Cette cohésion sociale nous a permis de nous mobiliser face à ce drame qu’est la migration. Nous n’étions pas militants « promigrants », mais nous le sommes devenus malgré nous, par l’acharnement judiciaire et la forte médiatisation de notre lutte. Notre vallée a été abandonnée par l’État français, sacrifiée pour la lutte contre la migration. Notre vallée servirait de frontière sans que l’État n’en assume les conséquences. Nous n’avions pas d’autre choix que de prendre la « cape » du militant promigrant, car pour nous il était impossible de garder l’intégrité de notre vallée sans redonner l’intégrité aux personnes exilées.

Grâce aux bénévoles et aux personnes réfugiées elles-mêmes, nous avons pu organiser l’accueil d’urgence de milliers de personnes. Un réel refuge où les personnes peuvent manger, dormir, se reposer, se faire soigner, mais aussi rire, apprendre et s’impliquer. Très vite, nous réalisons que la qualité de l’accueil ne repose pas sur le confort du lieu, mais sur la considération de la personne. C’est en traitant les personnes réfugiées à l’égal de soi, en les responsabilisant, et en les rendant essentielles au bon fonctionnement du lieu que l’accueil amorce l’insertion de ces personnes.

Nous avons développé le travail de la terre, par le maraîchage, l’aviculture, l’oléiculture, l’autoconstruction, pour nous permettre un fonctionnement autofinancé. Les personnes trouvent une place, un rôle. La ferme complantée d’oliviers, accrochée sur un pan de colline, loin de toute habitation, est un espace de rêve pour la première phase de reconstruction. Mais pour la seconde phase, celle de l’intégration, du lien social avec la population, pour les personnes désirant s’installer et construire leur avenir, la ferme est beaucoup trop isolée. Le besoin de lien social avec la population devient indispensable. Notre constat aboutit à une évidence : nous voulons créer un lieu non pas pour les réfugiés, mais avec les réfugiés, pour notre vallée, au cœur d’un village, afin d’éviter le communautarisme, et permettre la mixité entre les locaux et les personnes exclues de notre société (étrangères, précaires, en situation de handicap, etc.). Nous voulons créer une dynamique économique, territoriale et solidaire non pas seulement pour des personnes en situation de précarité, mais avec elles. Nous voulons prouver que les personnes en situation d’exclusion, quelles qu’elles soient, peuvent jouer un rôle clé dans la dynamisation de nos campagnes, et être garantes du lien social [5].

  Photographie: Grand Forum sur l’hospitalité : de la théorie à la pratique. Par Loeiz Perreux, Les Ami.e.s de la Roya.  
Notes:  [1] Site et programme du festival 2019 : https://passeursdhumanite.com/les-ami-e-s-de-la-roya/ [2] Nations unies. « Les réfugiés », en ligne : https://www.un.org/fr/sections/issues-depth/refugees/index.html [3] Il est illégal et inconstitutionnel en France de renvoyer une personne mineure non accompagnée. [4] Son histoire a été racontée dans Humains : la Roya est un fleuve, bande dessinée de baudoin & troubs publiée par L’Association en 2018. En voici un extrait : « Au début de notre rencontre Chamberlain ne parle pas. Il est prostré sur sa chaise. Son visage est un long discours. Viols, tortures, esclavage. Ensuite quand ses compagnons se sont exprimés, il dit ses rêves : ce serait bien si je pouvais faire du droit, pour défendre les hommes » (p. 37). [5] Cédric Herrou, président d’Emmaüs-Roya, « Cédric Herrou et son association DTC Défends ta citoyenneté lancent la première communauté Emmaüs paysanne de France », en ligne : https://defendstacitoyennete.fr/emmausroya Les passages en gras sont de nous.abc

Migrations et luttes anticapitalistes au Chiapas : paradoxe ou persistance de la résistance?

Dans le cadre de mes recherches en anthropologie, je me suis intéressé à l’évolution des luttes anticapitalistes chez des groupes en résistance – majoritairement autochtones et alliés au mouvement zapatiste – depuis le soulèvement armé de 1994 survenu au Chiapas, dans le sud du Mexique. En 2017-2018, j’ai séjourné cinq mois dans la région des Hautes-Terres (Los Altos) afin d’étudier l’autonomie communautaire et sa transformation après 25 années de lutte. Après plusieurs années de négociations infructueuses avec le gouvernement mexicain, la plupart de ces groupes en résistance ont décidé d’instaurer dans leurs communautés les conditions permettant une autonomie politique, économique et culturelle. Rejetant les structures gouvernementales classiques, les zapatistes ont mis en place des municipalités autonomes rebelles ayant leur propre gouvernement. La gouvernance zapatiste cherche principalement à « disperser » le pouvoir et à lutter contre la tendance à concentrer celui-ci entre les mains de quelques individus. Les charges de représentant.e.s sont en ce sens assurées de manière rotative par l’ensemble des membres de la communauté, selon le principe de « gouverner en obéissant » (mandar obedeciendo). Elles sont aussi conçues comme des services rendus à la communauté et ne donnent lieu à aucune rémunération. Les zapatistes et leurs alliés ont par ailleurs progressivement renforcé leur autonomie économique et ont développé un système éducatif autonome, porté par les membres du mouvement. Parallèlement à ces victoires, matérialisées par la pérennisation de ces institutions et par la résistance des communautés à travers le temps, j’ai été marqué par la présence et la vigueur des espoirs entretenus par rapport à la migration, particulièrement chez les militant.e.s d’une vingtaine ou trentaine d’années, qui ont grandi dans ces projets autonomistes. Ces jeunes, généralement les plus fragilisé.e.s par les crises agricoles répétées et par les opérations contre-insurrectionnelles menées par le gouvernement et les groupes paramilitaires, semblaient avoir perdu espoir dans la possibilité de vivre dignement dans leur communauté. En ce sens, beaucoup voyaient dans la migration vers une des grandes villes du Mexique ou les États-Unis une des dernières alternatives aux problèmes locaux les accablant. Devant compter sur le soutien de l’ensemble de leurs membres pour construire l’autonomie et se défendre face aux violations des droits humains continuant d’affecter plusieurs de leurs communautés, les représentants zapatistes [1] ont longtemps été réticents à l’idée de laisser certains de leurs membres mettre de côté le projet politique, ne serait-ce le temps de la migration. Considérant le phénomène migratoire comme une forme de cooptation de la lutte révolutionnaire, ils ont cherché à l’endiguer en choisissant d’exclure les membres du mouvement ayant décidé de partir [2]. Très rapidement, les représentants zapatistes n’ont toutefois plus été capables de contenir ces mouvements de populations ni de retenir ceux qui recherchaient simplement de meilleures alternatives temporaires. Ainsi, les zapatistes ont dû changer de position face au phénomène migratoire et tenter de le rattacher aux luttes portées localement. Récemment, des organisations qui visent à articuler les projets migratoires de certain.e.s militant.e.s avec les projets d’autonomie communautaire portés localement ont émergé. Une source de fragmentation Dans la majeure partie des communautés autochtones du Chiapas, la migration est un facteur important d’effritement des liens sociaux et de bouleversement de l’organisation sociale. En effet, le départ des jeunes est souvent synonyme pour ces groupes d’une perte de leur population en âge d’intégrer le système de charges traditionnel [3]. Vécue comme un « abandon » par les familles et les communautés, la migration est souvent diabolisée et dénigrée. Comme plusieurs chercheur.e.s l’ont remarqué, la décision et l’acte de migrer sont généralement mis en contradiction avec les normes et les valeurs véhiculées par l’organisation collective [4]. Dans les communautés autochtones du Chiapas, les représentations de la « bonne vie » (Buen vivir ou Lekil Kuxlejal en langue maya Tsotsil [5]) sont marquées par le travail de la terre, la famille, la vie communautaire et s’opposent en ce sens à l’univers de la ville, du travail ouvrier et informel, de la solitude, de la vie non communautaire et aux représentations péjoratives qu’on se fait de la vie urbaine, perçue comme « volatile, superficielle, artificielle, débridée et non sécuritaire » [6]. Le phénomène migratoire provoque aussi des fractures intergénérationnelles, notamment lorsque les aîné.e.s accusent les plus jeunes de voir dans la migration un moyen d’échapper aux conditions de vie traditionnelles [7]. « [Les jeunes] ne veulent pas travailler dans le champ avec les épines, avec la machette et les fourmis. Ils ne veulent pas, et c’est pour cela qu’ils s’en vont ailleurs », dit Leonardo [8], un homme dans la cinquantaine rencontré dans une des communautés en résistance que j’ai visitées. Ces tensions ont été accentuées par l’idéal de simplicité et de pauvreté volontaire valorisé par les militant.e.s, notamment par les plus âgé.e.s. Ainsi, l’image de la personne migrante qui envoie des sommes d’argent considérables à sa famille et retourne dans sa communauté en affichant des signes de richesse personnelle entre en contradiction profonde avec les valeurs de bien commun mises de l’avant par la résistance zapatiste. Plusieurs leaders locaux du même âge que Leonardo m’ont à ce titre fait part de leurs craintes, comme Rodrigo : « c’est un danger pour nous qui luttons, parce que les jeunes qui partent peuvent perdre leurs pensées et changer d’idée sur la lutte. Parce que ce n’est pas pareil la vie dans la communauté et la vie dans d’autres nations ou États. Alors nous, nous ne voulons pas qu’ils prennent d’autres idées et qu’ils perdent le chemin de la lutte » [9]. Entre désir de fuite et prise de conscience : une tension féconde? Les craintes exprimées par les aîné.e.s de la résistance ne sont pas complètement infondées. En effet, si les migrations sont un symptôme évident des difficultés et du mécontentement social liés au contexte local, elles sont aussi le produit d’une forte idéalisation des conditions de vie en dehors de la communauté. Comme d’autres chercheur.e.s l’ont observé avant moi, cette tendance est décuplée chez les plus jeunes, qui sont né.e.s dans les projets autonomistes et n’ont conséquemment pour la plupart connu que les conditions de vie de la résistance [10]. Pour ces derniers et ces dernières, les sacrifices exigés par les normes de la communauté et le cadre de vie de la résistance paraissent parfois bien lourds à porter face aux perspectives de liberté reliées à la migration. « L’expérience » et « l’aventure » qu’elle représente pour certain.e.s, c’est en effet la possibilité de se libérer du contrôle parental et communautaire, de fuir le confinement forcé par le contexte contre-insurrectionnel, ou encore d’échapper aux institutions parfois très contraignantes qui ont été imaginées par leurs parents [11]. Les migrations ne sont toutefois pas nécessairement aussi désastreuses pour le projet politique que ne le pensent une grande partie des militant.e.s de la première génération. C’est du moins une conclusion à laquelle je suis arrivé après avoir poursuivi mon enquête de terrain auprès d’organisations de la société civile locale à la fois solidaires des projets politiques portés par les zapatistes et impliquées dans la protection des personnes migrantes. Deux de ces organisations ont particulièrement retenu mon attention : Voix mésoaméricaines (Voces Mesoamericanas) et la Coalition autochtone de migrants du Chiapas (Coalicíon Indígena de Migrantes de Chiapas, CIMICH). Dans l’esprit des représentant.e.s de ces organisations, même si les désirs de migration peuvent traduire un rejet du projet politique, elles ne sont néanmoins pas dénuées d’apprentissages pour ceux et celles qui partent. À ce titre, les questions de « l’expérimentation » ou de « la prise de conscience », qui reviennent dans plusieurs récits de migration, peuvent s’inscrire dans l’évolution de la conscience politique de nombreux et nombreuses jeunes qui ont eu l’opportunité de mener à bien leur projet migratoire [12]. Pour ces derniers et dernières, les migrations permettent, en ce sens, de révéler la valeur et le sens des expérimentations politiques et sociales de la résistance, même imparfaites, que leurs prédécesseur.e.s ont cherché à construire. Aussi, l’idéalisation des conditions de vie et les perceptions parfois distordues de la « liberté » existant en dehors du groupe militant ne sont jamais définitives. Ces représentations sont susceptibles de se transformer lorsqu’elles sont confrontées à la réalité de l’expérience migratoire. En effet, la distance que le départ de la communauté suppose, conjuguée aux enseignements que les migrations procurent, permet parfois à ceux et celles qui partent de donner du sens aux nombreux sacrifices nécessaires pour poursuivre la lutte dans la région. Comme me l’a exposé Marcelo, un membre de Voces Mesoamericanas, « [les migrations] font aujourd’hui partie de stratégies de vie, et l’idée est « que va-t-on faire pour les gens qui ont besoin de migrer, que va-t-on faire pour tenter de transmettre leurs enseignements [ce qu’ils ont appris au cours de leur voyage]? […] que pouvons-nous faire pour que les migrant.e.s soient reconnu.e.s, pour qu’ils et elles soient valorisé.e.s et puissent participer aux projets dans leur communauté? ». Ainsi, la majorité des actions menées par les membres de CIMICH et de Voces Mesoamericanas visent à articuler ensemble les projets migratoires de certain.e.s militant.e.s avec les projets d’autonomie communautaire portés localement. Luttes locales et migrations : des voies de réconciliation possibles? Pour les membres de ces organisations, les tentatives, de la part de certain.e.s représentant.e.s du mouvement zapatiste, d’endiguer la migration n’ont pas permis d’en réduire les impacts négatifs dans leurs communautés. Pire, elles les ont au contraire bien souvent aggravés, en laissant les personnes migrantes partir sans avoir le soutien de leur communauté, voire de leur famille. Selon Marcelo, ces positions se sont toutefois assouplies avec le temps : « au début, les zapatistes ont rejeté cette problématique [de la migration], mais quand tu te rends compte que tes jeunes s’en vont, quand tu ne peux plus contrôler tout cela, tu ne peux plus l’interdire… Alors tu as besoin de le réguler, ce qui me parait à moi vraiment très bien : “on va réguler, on va mettre des règles quand nous partons, mais aussi quand nous revenons” » [13]. La prise en main collective de ces défis par les zapatistes a permis de révéler le potentiel politique, économique et social des migrations et la façon dont ces dernières peuvent bénéficier aux groupes en résistance les plus fragilisés. Dans cet esprit, la CIMICH coordonne plusieurs projets collectifs financés par des « caisses communautaires » alimentées par les fonds envoyés par les personnes migrantes. Gérées de manière collective, ces caisses servent au financement d’infrastructures communautaires, à l’achat de terres communales, ou encore au développement de certaines activités locales comme l’artisanat traditionnel. D’une certaine manière, ces projets participent à renforcer l’expérience autonomiste des communautés en leur permettant notamment de trouver de nouvelles alternatives aux programmes gouvernementaux. Dans la vision de ces organismes, participer à la reconnaissance des personnes migrantes au sein de leurs propres communautés implique que les ressources que ces dernières sont capables d’envoyer et de mobiliser doivent être utiles dans la construction du collectif. En ce sens, loin d’être un vecteur de cooptation par le néolibéralisme ou d’homogénéisation sociale et culturelle comme ont pu le penser certain.e.s militant.e.s, les migrations peuvent aussi générer de nouvelles modalités d’appartenance à la communauté. Les diverses propositions que tentent de développer ces organismes démontrent que, dans certaines conditions, les migrations peuvent servir à la construction et au renforcement des expériences d’autonomie communautaire ainsi qu’au soutien des luttes portées localement.   Photographie: Zéphir Zéphir. zephir.com  
Notas  [1] Le masculin est ici employé volontairement. Bien qu’une place importante ait été accordée à l’inclusion et la participation politique des femmes dans les différentes strates du mouvement, les charges reliées à la représentation des communautés sont très largement assumées par des hommes. [2] Pour un constat similaire, voir Aquino Moreschi, Alejandra (2013). Des luttes Indiennes au rêve américain, Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis. Rennes : Presses Universitaires de Rennes. [3] Le système de charges (cargos) fait référence à la hiérarchie et l’organisation politique au sein des communautés autochtones, dans lesquelles les adultes occupent alternativement et pour une durée définie des fonctions politiques, religieuses et communautaires. [4] Cruz Salazar, Tania (2015). « Experimentando California. Cambio generacional entre tzeltales y choles de la selva chiapaneca », Cuicuilco, vol. 22, no. 62, p.217-239 Castillo Ramírez, Guillermo (2017). « Migración internacional y cambio en los poblados de origen », Revista mexicana de sociología, vol. 79, no. 3, p.515-542. [5] Le Buen vivir est un concept répandu parmi les peuples autochtones d’Amérique latine. Il implique l’idée d’une relation harmonieuse entre les êtres humains et la nature, tout en promouvant les réseaux d’entraide liés à la communauté et les principes de la production et de la redistribution collective des richesses. [6] Cruz Salazar, Tania (2015). op. cit., et Castillo Ramírez, Guillermo (2017). op. cit. [7] Informations tirées de plusieurs entretiens et de nombreuses discussions informelles. [8] Leonardo, entretien du 2 novembre 2017. Pour conserver l’anonymat de mes interlocuteurs, leurs prénoms ont été changés. [9] Rodrigo, entretien du 28 octobre 2017. [10] Voir à ce propos Aquino Moreschi, Alejandra (2012). « La migración de jóvenes zapatistas a Estados Unidos como desplazamiento geográfico, político y subjetivo », European Review of Latin American and Caribbean Studies, no. 92, p.3-22. [11] Ibid, p.5-7. [12] Information tirée d’une discussion avec Angelo, membre de la CIMICH, à propos de son propre parcours migratoire, et de celui de plusieurs de ses compagnons. [13] Marcelo, entretien du 20 octobre 2017.abc

Les mouvements de migration guatémaltèques, de la guerre civile aux caravanes de Trump

Depuis le printemps 2018, on ne cesse d’entendre les plaintes du président Trump contre les pays d’Amérique centrale, ces « pays de merde » qu’il accuse d’envoyer des « caravanes », constituées selon lui « de voleurs, violeurs et tueurs », envahir les États-Unis. À force d’insultes et de menaces, Trump cherche à faire des États-Unis la victime d’un complot de l’Amérique centrale. Ses propos, amplement relayés dans les médias, occultent non seulement les drames qui se déroulent chaque jour à la frontière sud des États-Unis, mais aussi l’ampleur des problèmes d’insécurité, de chômage et de pauvreté que vivent les Centraméricains, étroitement liés à la triste histoire des interventions états-uniennes dans la région. Nos recherches en vue du livre Mayas du Guatemala et capitalisme sauvage, 1978-2018 [1] nous ont amenés à examiner les racines de ces problèmes dans l’un des pays au centre de la crise migratoire en Amérique centrale. Nous avons découvert le Guatemala, un des pays les plus inégalitaires des Amériques, lors de trois voyages avec Solidarité Laurentides Amérique centrale (SLAM) en 2010, 2014 et 2017. Séjourner dans des villages où la population n’a accès ni à l’électricité ni à l’eau potable, échanger avec des paysan.ne.s sur leurs conditions de vie, leur travail et leurs espoirs nous a entraînés loin de notre vie tranquille de professeurs à la retraite et militants de SLAM. Fuir un monde inégalitaire Nos conversations avec les paysan.ne.s, notamment dans le département du Petén et dans d’autres régions où la population est en majorité autochtone (maya), nous ont appris que les déplacements font depuis longtemps partie de la vie des paysan.ne.s guatémaltèques. La plupart du temps, les paysan.ne.s, surtout les hommes, partent quelques mois par année pour subvenir aux besoins de leur famille en travaillant dans des plantations de fruits et de légumes situées ailleurs au Guatemala, ou encore au Belize ou au Mexique. Avec la transformation du Guatemala en « république de bananes » par la United Fruit Company depuis le début du 20e siècle et la multiplication de vastes plantations de coton et de café, les paysan.ne.s ont été transformé.e.s en main-d’œuvre saisonnière exploitée par les entreprises agro-industrielles. Quant aux exodes récents – ces « caravanes » qui obsèdent Trump – ils ont pris forme au Honduras à partir de 2010, en réaction à la violence quotidienne, l’appauvrissement et la corruption [2]. Le 12 octobre 2018, Bartolo Fuentes, ancien député et éditeur du journal Vida Laboral, a organisé un groupe de 160 Hondurien.ne.s – hommes, femmes et enfants – pour quitter San Pedro Sula et entreprendre un périple vers les États-Unis. Le soir même, la caravane était passée de 160 à 600 migrant.e.s avec leurs familles. Et ce n’était que le début [3]. Sur leur chemin, ces migrant.e.s passent par le Guatemala pour atteindre le Mexique et, éventuellement, la frontière des États-Unis. Des Guatémaltèques s’y joignent en grand nombre; au cours des dernières années, le Guatemala a été le pays d’Amérique centrale d’où le plus de gens ont émigré en direction des États-Unis [4]. La plupart des gens que nous avons rencontrés lors de nos séjours au Guatemala ont un frère, un oncle, une tante ou un cousin parmi le million de Guatémaltèques sans papiers vivant aux États-Unis. La majorité occupe des petits boulots, auxquels sont relégués les travailleurs sans statut officiel, afin d’envoyer de précieuses remesas [5] à leurs familles restées au pays. Malgré la précarité, la violence et les risques associés à la migration, des personnes de tous horizons nous ont exprimé le désir de quitter le Guatemala afin d’échapper à l’insécurité et à la pauvreté, mais aussi à la pénurie de nourriture, devenue rare et chère après des récoltes désastreuses [6]. Ces propos traduisent aussi un profond découragement devant l’immobilisme séculaire des classes bien nanties et du gouvernement. Ce dernier refuse toujours d’augmenter les impôts et de combattre l’évasion fiscale, ceci alors que le Guatemala a le taux d’imposition le plus bas des Amériques [7]. Pendant ce temps, les fonds nécessaires pour les écoles, les hôpitaux et les programmes sociaux se font attendre. La dernière mesure d’aide sociale à avoir été adoptée, les allocations aux familles pauvres, émanait du bureau de Sandra Torres, l’épouse du président Álvaro Colom, en 2008. Depuis, c’est l’austérité et les coupures. Une grande partie de la population, appauvrie, n’entrevoit aucun changement à l’horizon, d’où la douloureuse décision de partir. Antécédents historiques des vagues migratoires Le court élan démocratique qu’a connu le Guatemala entre 1944 et 1954 a vite été interrompu par l’intervention armée organisée par les États-Unis en 1954 pour renverser le président Jacobo Árbenz, qu’on disait communiste. Cette intervention a ouvert la porte à une succession de dictateurs militaires déterminés à combattre les « ennemis internes » : syndicalistes, communistes, intellectuels et Autochtones. Le paroxysme de cette répression correspond à la longue guerre civile (1960-1996), marquée entre autres par les opérations génocidaires contre les Autochtones en 1981-1982. Fort de l’appui de groupes évangéliques et de l’élite agro-industrielle du pays, le général Ríos Montt organise alors une véritable croisade, à fortes connotations religieuses et racistes, contre les peuples autochtones. Le racisme, bien enraciné en Amérique latine depuis la Conquête, est un facteur clé du processus d’exclusion et de la tentative d’éradication des Autochtones durant la guerre civile. Ce conflit provoquera la première grande vague migratoire : une étude des Nations Unies produite en 1999 révèle que l’armée guatémaltèque a massacré les habitant.e.s de 626 villages, forçant au-delà de 150 000 paysans et paysannes, en majorité des Mayas, à chercher refuge à l’extérieur du pays [8]. La plupart ont été logé.e.s dans 120 camps érigés au Mexique par la Commission d’aide aux réfugiés, dans les États du Chiapas, du Campeche et du Quintana Roo. La signature des Accords de paix, le 29 décembre 1996, a suscité un élan d’optimisme chez les Guatémaltèques, qui y voyaient l’occasion d’aborder de front les enjeux soulevés lors des négociations de paix. Mais, à partir de 1999, on commence à déchanter. Les opposants aux accords – les grandes familles, le Conseil des entrepreneurs commerciaux, industriels et agricoles, l’armée et les dirigeants politiques – réussissent à faire rejeter les mesures qui auraient pu poser de nouvelles bases pour la reconnaissance du caractère multiethnique, multiculturel et multilingue du pays. Le référendum de 1999, qui portait notamment sur une réforme des droits autochtones, se solde par un « non », bloquant presque toutes les mesures en faveur des Autochtones et des paysan.ne.s. Les dispositions de l’accord visant la création d’une banque pour la redistribution de la terre sont affaiblies; celles portant sur l’introduction de la culture et des langues autochtones dans le système de justice et les écoles du pays sont tout simplement éliminées. Tout continuait ainsi comme s’il n’y avait pas eu d’accords. Insécurité, extractivisme et migrations En 2015, l’ex-président Ríos Montt, accusé de génocide, réussit à échapper à la justice. Le coût de la vie continue à grimper et les revenus des paysan.ne.s et des Autochtones stagnent. L’insécurité augmente alors que les gangs de rue et les maras dominent le narcotrafic; on assiste à une augmentation de la criminalité urbaine, surtout dans la capitale. Depuis des années, on assiste aussi à des déplacements internes, souvent violents, forcés par des expropriations imposées par des projets miniers canadiens, le forage de puits de pétrole et la construction de barrages hydroélectriques, sans parler de la déforestation de zones agricoles pour la plantation de la palme africaine. Ces déplacements forcés, amplement documentés par Amnistie internationale et de nombreuses ONG, sont souvent menés par des policiers, des paramilitaires ou des « agents de sécurité » à l’emploi des compagnies minières, comme dans le cas des projets miniers canadiens Marlin et Escobal [9]. C’est dans ce contexte que s’inscrit la deuxième vague migratoire, celle de 2012-2014. Cette fois, on ne migre plus vers le Mexique, mais vers les États-Unis. Dotés de réseaux familiaux aux États-Unis, plusieurs Guatémaltèques y envoient leurs enfants, seuls. En 2012, on a dénombré 24 481 mineurs non accompagnés; en 2014, 68 000 [10]. Les postes frontaliers, qui recevaient normalement des travailleurs adultes, ne disposent pas des infrastructures nécessaires pour accueillir autant de jeunes non accompagnés. Joe Biden, alors vice-président des États-Unis, s’est rendu au Guatemala en 2014, 2015 et 2016 pour négocier avec les autorités, mais sans s’attaquer aux racines du problème. Biden voulait surtout dissuader les Centraméricains de prendre la route vers le Nord [11]. En 2018, les familles de migrant.e.s sont de nouveau aux portes des États-Unis. Des dizaines de milliers cette fois. Chaque jour, les bulletins de nouvelles soulignent le caractère humanitaire de la crise, avec l’arrivée de bébés et d’enfants d’âge scolaire qu’on isole dans des cages, séparés de leurs parents et privés de soutien psychologique. En plus d’avoir coupé l’aide au Guatemala de 40 % depuis le début de son mandat, Trump menace, en novembre 2018, de bloquer les 69,4 millions $ US d’aide approuvés pour 2019, si le Guatemala ne freine pas les « caravanes » de migrant.e.s se dirigeant vers la frontière des États-Unis [12]. Les politiques américaines à l’égard du Guatemala ne changent guère, et les diatribes de Donald Trump rappellent le « Ugly American » du passé : bruyant, ignorant et égoïste. En s’attaquant violemment aux migrant.e.s et en faisant du mur frontalier un élément clé de sa politique, il reprend la tradition interventionniste américaine, mais avec une tournure xénophobe et raciste. *** Le cataclysme de la guerre civile, les actes génocidaires contre les Mayas et l’échec de tout espoir d’une entente entre les groupes à la suite des Accords de paix de 1996 ont laissé d’importantes fractures dans le tissu social. La croissance économique récente du Guatemala, basée sur l’extractivisme, n’a rien donné aux plus pauvres. Dans ce contexte, on comprend que plusieurs choisissent de quitter famille, amis et pays, pour prendre la route vers le Nord – sac au dos et priant Dieu – en se joignant aux caravanes que Trump est déterminé à bloquer.   Photographie : Jean-Paul Lauzon, militant de SLAM, avec des leaders mayas en 1993,lors de la recherche des terres pour le retour au Guatemala des réfugié.e.s de la guerre civile  
Notes  [1] Hickey, Daniel avec la collaboration de James de Finney (2019). Mayas du Guatemala et capitalisme sauvage 1978-2018. Saint Joseph du Lac : M Éditeur, p. 77. [2] Nazario, Sonia (2019). « Someone is always trying to kill you », The New York Times, 5 avril, en ligne : https://www.nytimes.com/interactive/2019/04/05/opinion/honduras-women-murders.html (Au sujet de la violence, de la corruption et des actions du Canada au Honduras et au Guatemala, voir aussi les articles de Félix Molina et de Grahame Russell, dans le présent numéro, ndlr) [3] Carrasco, Jorge (2018). « Caravana de migrantes : Bartolo Fuentes, el hombre al que Honduras señala como el promotor de la gran marcha a Estados Unidos », BBC News Mundo, 26 octobre, en ligne : https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-45984242 [4] Arroyo, Lorena (2019). « Puede Guatemala, el país que más migrantes envía e EEUU, ser refugio de hondureños y salvadoreños ». Univision, 15 juin 2019, en ligne : https://www.univision.com/noticias/inmigracion/puede-guatemala-el-pais-que-mas-migrantes-envia-a-eeuu-ser-refugio-de-hondurenos-y-salvadorenos [5] Les remesas correspondent à la part des revenus gagnés à l’étranger que les migrant.e.s rapatrient dans leur pays d’origine. [6] Mirof, Nick et Kevin Sieff (2018). « Hunger, not violence, fuels Guatemalan migration surge, U.S. says », The Washington Post, 22 septembre, en ligne : https://www.washingtonpost.com/world/national-security/hunger-not-violence-fuels-guatemalan-migration-surge-us-says/2018/09/21/65c6a546-bdb3-11e8-be70-52bd11fe18af_story.html [7] Hickey et de Finney, p. 77. [8] Comisión para el esclarecimiento histórico (1999). Memoria del silencio, New York, Oficina de servicios para proyectos de las Naciones Unidas, vol.V, p. 21. [9] Amnesty International, Canada (2014). « Guatemala : Mining in Guatemala: Rights at Risk », amnesty.ca. Centre canadien pour le justice international (2014), “Tahoe resources,” ccji.ca. Hickey et de Finney, p. 107-110. [10] Musalo, Karen et Eunice Lee (2017). « Seeking a rational approach to a Regional Refugee Crisis : Lessons from the Summer 2014 Surge », Journal on Migration and Human Society, 5 (1), 137. [11] Isacson, Adam et al. (2014), « Mexico’s Other Border, Security, Migration and the Humanitarian Crisis », WOLA.org. Musalo et Lee, « Seeking a rational approach to a Regional Refugee Crisis :137-179. [12] Notimérica (2018). 19 novembre, en ligne : https://www.notimerica.com/economia/noticia-cuanto-dinero-aporta-eeuu-honduras-guatemala-ayudas-20181018210148.html.abc