Catégorie : Extractivisme

Apolat Talpan Tajpiani et sa mission de lutte permanente pour la vie

Avec la collaboration de Pierre Beaucage Une rencontre pour la défense de la vie et du territoire de la Sierra Nororiental de Puebla Le 22 octobre 2017, à l’aube, nous sommes partis des onze différentes communautés autochtones et métisses de la vallée de l’Apulco (Apolat) qui font partie de l’organisation Apolat Talpan Tajpiani [1] afin de nous rendre au lieu de réunion. Nous avons fait le chemin ensemble, sur l’autoroute Interserrana. Peu importe qu’elle soit très endommagée par les pluies, aujourd’hui il fait soleil, et nous acquittant du mandat qui nous a été confié en assemblée, nous allons porter la parole de notre organisation à nos frères et sœurs réunis aujourd’hui à San Felipe Tepatlan, sur les rives de la rivière Ajajalpan. On y célèbre la 22e Assemblée pour la défense de la vie et du territoire des peuples maseual (nahuat), totonaque et métis. Nous sommes reçu.e.s dans les maisons, avec un café chaud et du pain, comme le veut la coutume de la Sierra Nororiental de Puebla. Des gens y arrivent de tous les coins de la sierra. On se rassemble à l’entrée du village pour la marche qui va commencer. Une fois dans l’auditorium, deux femmes, des piliers dans cette lutte pour la vie, commencent la prière aux quatre points cardinaux, selon la spiritualité qui se pratique sur ces terres. Des membres du Conseil des anciens s’unissent à elle, puis c’est la Danse des voladores. Ensuite, c’est l’heure où nous, les Apolat, présentons la lutte de défense que nous menons depuis près de six ans contre les projets de barrages hydroélectriques. Il est important de transmettre notre expérience, pour la diffuser et communiquer, mais surtout pour que nos frères et sœurs totonaques de l’Ajajalpan sachent qu’ils peuvent compter sur notre appui, tout comme l’ensemble des peuples de la sierra et de l’État voisin du Veracruz. Ils ne sont plus « ceux de là-bas » : nous sommes ensemble, dans une seule lutte pour la vie. Cela fait déjà plusieurs années que les rivières tumultueuses de la Sierra Nororiental de Puebla suscitent l’intérêt des entreprises hydroélectriques et de l’État mexicain; la Loi sur la réforme énergétique prétend inclure le secteur privé dans une transition vers l’« ère postpétrole ». La construction d’une dizaine de barrages hydroélectriques de nouvelle génération[2] est prévue. L’intérêt pour ces barrages va de pair avec les projets miniers à ciel ouvert, dont le fonctionnement nécessite beaucoup d’énergie. Face à cette situation, les organisations nahuas, totonaques et métisses de la région ont, en 2012, senti le besoin d’unir leurs forces au niveau régional; c’est ainsi que le Conseil Tiyat Tlali (soit « Terre », dans les deux langues autochtones) a été créé. Une dimension internationale : les entreprises canadiennes Le 12 octobre 2017, pendant que le Premier ministre du Canada, Justin Trudeau, était en visite au Mexique, débutait à Montréal le colloque international « Luttes autochtones pour le territoire : Amérique latine et Québec ». L’événement a réuni des représentant.e.s de plusieurs peuples autochtones des Amériques, du Chili jusqu’au Québec, afin de mettre en lumière les menaces et destructions auxquelles ces peuples font face sur leurs territoires dû aux projets extractifs, canadiens pour la plupart. L’invitation à participer à ce colloque nous était parvenue au mois de mai et nous, les Apolat Talpan Tajpiani, avions décidé d’y participer avec d’autres camarades de la Sierra. Le message qu’a transmis la camarade qui nous représentait lors de cet événement était : « Il ne peut avoir de dialogue au sujet de la mine, car la vie ne peut être négociée ». C’est une entreprise canadienne, Almaden Minerals, qui détient la majeure partie des concessions dans la Sierra Nororiental de Puebla, soit 72 % du total. Ce colloque fut un espace qui a servi à se connaître, à apprendre et à partager au sujet des luttes d’autres peuples d’Amérique latine et du Canada qui subissent les mêmes assauts[3]. La deuxième bataille de l’Apulco La tumultueuse rivière Apulco parcourt le territoire nahua, dans une région intermédiaire entre la haute et la basse montagne. En 1862, menés par Juan Francisco Lucas, les autochtones de la Sierra y ont gagné une importante victoire contre les forces de l’Intervention française. En 2012, l’entreprise OLCLE est arrivée à Cuauhximaloyan (Municipalité de Xochiapulco) en annonçant son intention de construire un barrage hydroélectrique. En 2013, l’entreprise Gaya a fait l’annonce de son projet dans le village de San Juan Tahitic (Municipalité de Zacapoaxtla). En novembre 2014, l’entreprise Ingenierios civiles y Asociados (ICA) a présenté une étude d’impact environnemental pour un projet de grande envergure sur l’Apulco : quatre barrages qui affecteraient 26,5 kilomètres du lit de la rivière et, par conséquent, le bassin de l’Apulco. La mobilisation du haut de la vallée de l’Apulco a tout d’abord commencé au niveau communautaire. Les habitant.e.s de San Juan Tahitic ont la réputation d’être très combatifs[4]. Dès que la population a pris connaissance du projet de Gaya, elle l’a refusé. Un jour, les habitant.e.s sont allé.e.s « accueillir » les ingénieurs responsables du projet en leur bloquant le chemin, exigeant que leur décision soit respectée. Une résolution a été rédigée puis remise au Conseil municipal. Celle-ci demandait au maire et à la municipalité de respecter la décision de la population de San Juan Tahitic. Gaya a cessé les travaux et à ce jour ne les a pas repris. À Cuauhximaloyan, la population avait été informée par les gens des villages voisins qui affrontaient déjà des projets miniers à ciel ouvert. Quand l’entreprise est revenue pour les informer des « bontés » de son projet, la réponse de la communauté et de ses autorités a été un refus catégorique. Les habitant.e.s de Talcozaman, quant à eux, se sont mobilisés face aux quatre projets hydroélectriques d’ICA. Ils et elles avaient déjà une expérience de lutte contre une concession minière dans leur chef-lieu, à Tetela de Ocampo, et étaient appuyés par Tiyat Tlali et par la Pastorale sociale. Des assemblées ont été organisées et ont réuni les habitant.e.s des communautés riveraines de la rivière. Une résolution a été rédigée et envoyée au ministère de l’Environnement et des ressources naturelles (Secretaría de Medio Ambiente y Recursos Naturales, SEMARNAT). Les études d’impact environnemental présentées par ICA y étaient fortement critiquées et les lacunes dont faisait preuve le projet ont mené à son rejet par le ministère. Le promoteur a réagi en présentant un projet « amélioré », où il reconnaissait l’ampleur du complexe qui liait les quatre barrages et supprimait la ligne de haute tension à Cuetzalan en la remplaçant par une autre, allant vers Zacapoaxtla. Les communautés ont répondu en novembre 2015 en se réunissant en assemblée. Elles ont alors décidé que la lutte pour la vie et le territoire devait être permanente, que les communautés, à travers leurs assemblées communautaires, formeraient des comités de défense du territoire; elles ont aussi convenu de transmettre ce message aux communautés qui n’avaient pas encore été informées afin qu’elles puissent elles-mêmes prendre les décisions concernant leurs territoires. C’est ainsi qu’ont surgi les assemblées de l’Apulco, qui deviendraient par la suite les « comités de défense » actuellement nommés Apolat Talpan Tajpiani. À l’initiative des communautés de la municipalité de Cuetzalan, dans la vallée du bas Apulco, un document d’analyse de la nouvelle étude d’impact environnemental concernant le projet des quatre barrages a été rédigé. Des années auparavant, ces communautés avaient formé le Comité d’aménagement territorial de Cuetzalan, qui avait décidé d’interdire les mégaprojets miniers et hydroélectriques sur le territoire de la municipalité. En septembre 2016, une première victoire a été obtenue : le ministère a rejeté l’étude d’impact environnemental déposée par l’entreprise, parce qu’elle ne tenait pas compte de l’environnement de la vallée de l’Apulco. Par ailleurs, lors de l’assemblée du mois d’avril 2016, des habitant.e.s du chef-lieu de Xochiapulco se sont présenté.e.s, avisé.e.s de la rencontre par leurs voisin.e.s de Cuauhximaloyan. Les gens de Xochiapulco venaient demander le soutien de l’assemblée : une entreprise engagée par la Commission fédérale de l’électricité (CFE) était en train d’installer un nouveau réseau d’énergie électrique en direction de leur village et, selon des amis ingénieurs qui avaient été consultés, les caractéristiques de l’ouvrage portaient à croire qu’il n’était pas destiné à l’approvisionnement local. Les deux assemblées suivantes ont donc eu lieu à Xochiapulco, où on a appris que le territoire était sous concession minière, en plus d’être visé par l’industrie hydroélectrique. Xochiapulco s’est jointe au mouvement, tout comme les autres communautés affectées de la vallée de l’Apulco, de l’Ateno et du Zempoala[5]. L’étape suivante a été de passer d’une opposition à l’échelle communautaire à une prise de position au niveau municipal. C’est ainsi que les autorités de Zacapoaxtla et Xochiapulco, en conseil ouvert, ont déclaré leurs municipalités « interdites aux mégaprojets ». Le cas de Xochiapulco est intéressant. Dans sa déclaration du 30 avril 2016, le maire y a rappelé le rôle central joué par les autochtones de la région lors de la victoire contre les envahisseurs français dans les années 1860 : « Récupérons le protagonisme historique! », a-t-il lancé. Caractéristiques de la lutte pour la défense des rivières et des territoires dans la vallée de l’Apulco La lutte pour la défense du territoire a eu, jusqu’à maintenant, une ampleur moindre dans la haute vallée de l’Apulco, comparativement à ce qui se passe dans la basse montagne. Une des raisons est que la population du Haut Apulco (culturellement plus hétérogène que les territoires nahua et totonaque situés plus bas) se définit comme étant métisse, et qu’elle est plus influencée par le discours de « progrès » transmis par les médias de masse et le gouvernement. De plus, au cours des XIXe et XXe siècle, certaines communautés ont pris part à des luttes agraires qui ont laissé la région divisée. Plus récemment, dans les années 1970-80, une expérience de mobilisation politique a eu un effet décourageant sur les communautés locales : l’Union paysanne indépendante (Unión Campesina Independiente, UCI) et le « Flambeau paysan » (Antorcha Campesina, AC), deux groupes aux discours radicaux qui ne rejetaient pas les tactiques violentes, se sont livré une lutte obstinée. Le résultat a finalement été l’élimination de l’UCI, et l’AC est depuis restée au pouvoir dans la municipalité de Huitzilan de Serdan. Les municipalités voisines, démobilisées, sont retournées vers les partis traditionnels. C’est ainsi que le travail de conscientisation et d’organisation a pratiquement dû repartir de zéro, avec l’appui essentiel des organisations régionales comme Tiyat Tlali. Les actions pour la défense de la vie : un regard sur le territoire Les actions incluent une large gamme de démarches administratives ou légales, autant que des pressions politiques ou des actions directes. Chaque région possède des caractéristiques spécifiques et sa propre histoire. C’est la Haute Sierra, une zone d’agriculture de subsistance et de forte migration, qui a subi le premier assaut de l’extractivisme, par le biais du capital minier transnational et mexicain. Une réponse s’est organisée au niveau local, autour de la contestation légale et juridique (Tetela contre la compagnie minière mexicaine Frisco, l’ejido[6] Tecoltemic contre la minière canadienne Almaden Minerals) et l’action directe (l’expulsion de JDC Minerales, compagnie chinoise, de la municipalité de Zautla). Ce type de lutte a, à ce jour, été suffisant pour mettre fin à l’offensive des minières : le seul projet qui continue ses opérations, quoi qu’il ait été freiné lors de sa phase exploratoire, est celui d’Almaden Minerals à Santa Maria Zotolan, dans la municipalité d’Ixtacamaxtitlán. En ce qui a trait aux pressions politiques, la mise en place d’un projet exige, selon la loi, que le maire appose sa signature pour autoriser le changement d’affectation des terres. Dans six municipalités[7], les pressions faites sur les autorités ont été suffisantes pour que les municipalités se déclarent « interdites aux mégaprojets ». Dans d’autres municipalités, comme celle d’Olintla, où les autorités appuyaient la construction du barrage, les opposant.e.s ont attendu les élections et appuyé le candidat qui ne permettrait pas l’installation de mégaprojets. Les maires sont toutefois l’objet de beaucoup de pressions, tant politiques qu’économiques, et ils peuvent changer d’avis. Ainsi, le maire de San Felipe Tepatlan qui, en 2015, avait rejeté par écrit le barrage Comexhidro-Deselec, a décidé le 10 octobre 2016 d’autoriser le changement d’affectation des terres. La réponse n’a pas tardé à suivre : le 23 octobre, pour montrer que la lutte continuait, l’organisation totonaque Makxtum Kgalhaw Chuchutsipi a organisé une rencontre pour « célébrer la vie en défendant nos rivières ». Un an plus tard, le 20 octobre 2017, l’Assemblée pour la défense de la vie et du territoire se réunissait de nouveau à San Felipe Tepatlan. De telles actions directes peuvent donc être organisées en appui aux démarches légales lorsque celles-ci sont paralysées, de même que pour augmenter les pressions politiques lorsque ces dernières s’avèrent insuffisantes. Ainsi, en décembre 2012, des camarades de toute la région sont allé.e.s soutenir le rassemblement organisé par les autochtones du village d’Ignacio Zaragoza contre le barrage de Grupo Mexico. Malgré la répression immédiate, cette action, grâce à son impact médiatique, a contribué à l’abandon du projet par l’entreprise quelques mois plus tard. Cet objectif est celui qu’avaient les Cuetzaltecos lorsqu’ils et elles ont, pendant dix mois, occupé un campement devant le futur site de la sous-station électrique de Cuetzalan, alors que les autorités municipales avaient accepté la construction d’une ligne de haute-tension dans la municipalité. Nous, les comités de défense de l’Apulco, avons exprimé notre solidarité en leur apportant des provisions et en faisant une prière sur les lieux. Jusqu’à maintenant, la stratégie adoptée par les communautés autochtones et métisses a fonctionné! Tout au long de l’Apulco ainsi que dans toute la Sierra, les mégaprojets ont été arrêtés. Frisco a interrompu ses explorations minières à Tetela tout comme la compagnie Minera Autlan à Cuetzalan et à Tlalauquitepec. Grupo Mexico a abandonné son projet hydroélectrique à Olintla et Gaya a vu son projet suspendu à San Juan Tahitic. Les projets d’ICA, dans la vallée de l’Apulco, et de GESA, dans la vallée du Zempoala, ont été rejetés par la SEMARNAT. En septembre 2017, à Cuetzalan, les autorités municipales se sont adressées par écrit au Conseil Maseual Altepe Tajpianij afin de signaler qu’elles ne renouvelleraient pas le permis de construction de la sous-station électrique. Toutes les compagnies n’abandonnent cependant pas. Malgré le mouvement d’opposition dans la municipalité de Ixtacamaxtitlan et l’injonction obtenue par l’ejido Tecoltemic, l’entreprise minière canadienne Almaden Minerals non seulement continue ses forages d’exploration, mais elle a également engagé un cabinet d’avocat.e.s afin d’échapper à son obligation d’accepter une consultation préalable de la communauté et de payer les redevances prévues (7,5 %). À la suite de l’annonce faite par l’entreprise d’étendre ses opérations au village voisin de Loma Larga, la communauté s’est mobilisée pour empêcher le passage de la machinerie. Comme l’exploitation à ciel ouvert du « Ixtaca Site » contaminerait toute la vallée de l’Apulco, les Apolat Talpan Tajpiani ont offert tout leur appui aux habitant.e.s de Ixtacamaxtitlan. Le patronat laisse libre cours à sa colère, injuriant ces protestataires qui « empêchent l’investissement et le développement »[8]. Les projets de vie D’où vient la capacité d’organisation des peuples de la Sierra Nororiental à orchestrer des marches, des rassemblements et des assemblées? On trouve la réponse en observant la célébration des fêtes patronales : la sélection des responsables (mayordomos), la réciprocité entre les familles, la collaboration avec les autorités locales. Tout cela permet de mobiliser les talents et les ressources nécessaires à la fabrication des figures de cire monumentales, au transport du mat destiné à la danse du volador, à l’exécution des danses rituelles (costumes, musique, pratiques), à l’approvisionnement en nourriture et en boisson pour tout.e.s les participant.e.s. Bien que l’agriculture suscite la coopération entre plusieurs foyers (échange de journées de travail), que le système de parrainage permet de tisser un dense réseau de relations de respect mutuel, la fête est une occasion de coopération à grande échelle. À travers elle, l’identité collective se renforce d’année en année. Ainsi, suivant le même modèle que la fête patronale, chaque assemblée pour la défense de la vie et du territoire a comme hôte un des villages participants. L’union entre peuples, entre communautés ou entre régions dépasse les limites des paroisses, des municipalités et même des États. D’autres relations régionales et globales, issues des nouvelles pratiques économiques et politiques (coopératives, comités, assemblées), sont actuellement en train d’émerger dans la Sierra. On peut observer comment la vision du monde et les valeurs autochtones et paysannes fondamentales ne sont pas effacées par la pénétration de la modernité (éducation, communications), et qu’elles peuvent servir de base à une modernité qui soit appropriée par la majorité. Les assemblées des Apolat Talpan Tajipiani sont un espace qui permet également de grandir : au point de vue des connaissances (un sujet particulier est étudié à chaque réunion), de l’autonomie et de l’autodétermination (on pratique le dialogue et on adopte des ententes), de la spiritualité (on y reconnait la vie en toute chose) et de la coexistence avec les autres. Tout ceci n’est pas vu comme une réussite de plus pour le mouvement, sinon comme ce qu’il y a de plus important dans cette lutte pour la vie et pour le territoire : les projets de vie, qui sont la vie même.   Traduction par Amelia Orellana   Photo : Les représentant.e.s des communautés discutent de la situation et de la stratégie à suivre. Photographie par Miriam Bautista Gutiérrez  
Notes [1] Apolat Talpan Tajpiani signifie « les gardien.ne.s des terres de l’Apolat ». [1] L’eau y est canalisée sur plusieurs kilomètres avant d’activer la turbine dans la salle des machines. Les conséquences directes sont l’inondation en amont du barrage et, en aval, la disparition de la rivière sur des kilomètres. [1] Le colloque a été filmé par Stephen Schnoor de l’Université McGill et peut être visionné de manière intégrale en ligne : http://cicada.world/events/colloquium-2017 [1] Dans les villages voisins, on dit, pour rigoler, que pour aller à Tahitic, il vaut toujours mieux apporter un sac en bandoulière. Il pourrait servir au retour pour y mettre notre tête. [1] Tecuicuilco, de Tetela de Ocampo; Atzalan, de Xochiapulco; Xilita, Xalacapan et Las Lomas (avec une concession minière) de Zacapoaxtla; Huahuaxtla et Apulco de Xochitlán et Cuautapehual de Nauzontla. Les communautés de Xilita y Cuautapehual sont également affectées par le projet hydroélectrique San Antonio que veut construire l’entreprise Generación Eléctrica San Antonio (GESA) sur les rivières Ateno et Zempoala, dans les municipalités de Xochitlán, Zoquiapan, Atlequizayan, Nauzontla et Zapotitlan. C’est pour cela qu’ont été organisées les assemblées des Apolat Talpan Tajpiani à Zoquiapan, auxquelles des habitant.e.s de Xochitlan ont également participé. [1] Les ejidos mexicains sont des communautés constituées sur les terres des grands domaines qui ont été redistribuées lors de la réforme agraire qui a suivi la révolution mexicaine de 1910-1917. [1] Cuetzalan, Zoquiapan, Xochiapulco, Tuzamapan, Zacapoaxtla et Ayotoxco. [1] Lors d’une entrevue au journal Reforma, Jacobo Meckler, président d’Amexhidro, (Asociación Mexicana de Empresas Hidroeléctricas) se plaint amèrement : « Il y a des projets freinés, quatre barrages hydroélectriques à Puebla et Veracruz, 240 mégawatts ». Son collègue, Adrián Escofet, président de l’Association mexicaine d’énergie éolienne (Asociación Mexicana de Energía Eólica), va encore plus loin, accusant des « groupes étrangers » de provoquer les conflits.abc

Je suis toi, dans une autre vie

Sur ce long sentier qui me voit marcher, sous le soleil éphémère qui arrache, subtilement, les cendres de mes pas. Raconter ce qui s’est passé. Ce n’est jamais assez, le bien parmi les biens. Je suis toi, dans une autre vie, peut-être, sans tradition occidentale, seuls les vestiges d’un futur fatal. Rouge, Bleu, Jaune, Noir et l’infini. Une prière! Qui sera debout? Les corps illuminés d’ombres? Que diront-ils? Un rêve? Des mythes? Les abimes? Une maison en ruines? Un banquet de miettes? Le Droit? Où est-il? Là-bas! Par terre. La fin n’est pas pour toujours. Nous marchons, visage effacé, sur ce chemin qui se termine très loin. N’ayez pas peur, ne détournez pas votre regard, quand j’aurai fini d’enlever mon masque. Dans le vide, ma voix se fait écho. Le néant enveloppe, je l’entends, je le sens. Le silence demeure, ferme les portes, rit des mortes, comme un loup macabre. Et mon visage? Je ne l’ai jamais vu.   Traduction par Pierre Bernier  
Note de l’auteur : Dans ce texte, je hausse la voix contre le machisme, contre les disparitions, les féminicides, les enlèvements et les homicides en Amérique latine. J’évoque les femmes et leurs pèlerinages quotidiens sur les routes poussiéreuses, pleines de déchets, vers leurs lieux de travail ou d’étude, et leurs foudroyantes disparitions. Je parle aussi de la façon dont le CDHAL élève la voix et agit afin que ces crimes ne restent pas impunis, dans une société qui n’aime pas regarder sa propre barbarie, son propre visage.abc

La crise capitaliste : une attaque à l’eau, à l’énergie et à la vie des femmes

Ce texte vise à apporter quelques éléments de compréhension afin d’éclairer les conflits qui se jouent actuellement dans des secteurs stratégiques tels l’électricité, l’eau et le gaz, ainsi que de réfléchir à l’impact sur la vie des travailleuses du modèle actuellement implanté au Brésil. Nous voyons bien que la crise capitaliste que nous vivons est de longue durée; la tendance observée suggère que les contradictions et les conflits iront en s’intensifiant, les capitalistes adoptant des mesures de plus en plus violentes sur les territoires et leurs populations. La Chine et les États-Unis se disputent l’hégémonie afin de déterminer qui d’entre les deux exploitera le monde. Dans ce contexte, la situation géographique de l’Amérique latine et ses richesses naturelles deviennent des avantages convoités par les groupes économiques capitalistes. Nous percevons la tentative de s’approprier ces ressources naturelles comme une intervention directe de l’impérialisme. Là où ils rencontrent des résistances, ces acteurs économiques organisent des coups d’État, de concert avec les systèmes judiciaire et législatif, les médias et la bourgeoisie nationale, à l’instar de ce qui s’est passé au Brésil en 2016. Cette politique économique se résume à la privatisation et la concession à l’initiative privée de ce qui était auparavant sous le contrôle de l’État et par conséquent la perte de la souveraineté nationale. Au Brésil, cela se traduit par des mesures telles la modification de la législation du travail, l’approbation de la proposition d’amendement constitutionnel visant à geler pour une durée de 20 ans les dépenses en santé et pour l’éducation publique et l’appropriation illicite des ressources naturelles, de même que par des efforts visant à privatiser des entreprises publiques dans des secteurs stratégiques tels que l’eau, l’électricité et les réserves de pétrole « pré-sel » (pré-salifères)2. Ces privatisations sont au cœur du principal instrument institutionnel créé, le Programme de partenariats d’investissement (PPI), qui prévoit la privatisation de 145 projets d’infrastructures. Selon le dernier bilan du gouvernement, 70 projets ont déjà été mis aux enchères[3]. Les investissements qui seront mobilisés avec ce transfert s’élèvent à 170 milliards de réaux brésiliens [soit environ 24,5 milliards de dollars canadiens, ndlr], tandis que les sociétés fédérales ajoutent 500 milliards de réaux [soit près de 177 milliards de dollars canadiens, ndlr] de fonds propres[4]. Dans le cas de l’eau et de l’électricité (qui est principalement générée par des centrales hydroélectriques), le gouvernement et les secteurs alliés au coup d’État tentent de privatiser la plus grande compagnie d’électricité en Amérique latine, l’Eletrobrás. Si ce transfert se réalise, l’entreprise privée qui obtiendra la concession d’Eletrobrás aura sous son contrôle 47 centrales hydroélectriques et leurs lacs de retenue respectifs, et détiendra l’accès aux cours d’eau et aux zones forestières entourant les réservoirs, y compris l’Amazonie brésilienne et le fleuve São Francisco. La stratégie de privatisation a permis de créer un vaste « marché de l’eau » en imposant des redevances pour l’utilisation de l’eau des rivières et des lacs. Pour ce faire, plusieurs mesures en vigueur imposent des modifications de la législation brésilienne afin de garantir la privatisation et la facturation des services à l’ensemble de la population. Au même moment, l’État a garanti, par le biais de lois environnementales souples, les conditions nécessaires pour favoriser la mise en œuvre de nouveaux projets par les entreprises privées, sans qu’il y ait beaucoup « d’obstacles » (comme les promoteurs eux-mêmes le disent) dans leur implantation. Actuellement, en raison de la crise du capitalisme, les projets hydroélectriques ne sont pas à l’ordre du jour. Toutefois, le moment actuel requiert une préparation préalable pour mettre en place les conditions en vue de nouvelles centrales, de nouveaux projets éoliens et solaires, l’extraction et l’exploitation du lithium (matière première pour les batteries rechargeables), ce qui débouchera sur de nouvelles populations affectées, l’approfondissement des conflits et la violation des droits. Ajoutez à cela la répression contre les personnes touchées par les barrages par le biais de menaces, la criminalisation et l’assassinat de leaders et de figures politiques qui soutiennent et défendent des causes populaires. L’impunité prévaut dans cette situation, de même qu’en ce qui concerne les crimes sociaux et environnementaux commis par de grandes entreprises, tel le cas Vale [entreprise minière multinationale, anciennement Companhia Vale do Rio Doce, ndlr] et BHP Billiton dans la vallée du Rio Doce en 2015, connues pour le crime de Mariana[5], dont les victimes cherchent encore à être reconnues et indemnisées, tout comme celui des personnes affectées par le barrage de Belo Monte et d’autres travaux d’infrastructure. Les revers du secteur de l’énergie et son impact sur la vie des femmes Toutes ces mesures ont profondément affecté l’ensemble de la classe ouvrière au Brésil. Nous avons conscience qu’il s’agit d’une politique prédatrice visant le patrimoine brésilien dont les conséquences sont ressenties quotidiennement par les travailleurs et les travailleuses, avec l’augmentation des tarifs de l’eau, du gaz de cuisine, de l’énergie électrique, des carburants et des aliments. À titre d’exemple, la privatisation de l’électricité par de grandes entreprises étrangères dans les secteurs de la production, du transport et de la distribution entraîne comme conséquence directe un prix final élevé pour le consommateur. Le tarif de l’électricité a déjà augmenté en moyenne de 85 % entre 2012 et 2018 pour les consommateurs résidentiels et les petites entreprises, alors que pour la même période l’inflation moyenne était de 30 %. Un autre exemple est celui du gaz à cuisson (propane) produit dans le pays par la société nationale Petrobras, contrôlée par l’État, avec la participation d’actionnaires privés cotés à la Bourse de New York. En 2014, la population a payé en moyenne R$ 45,00 par bonbonne de 13 kg. Ce chiffre est maintenant de R$ 90,00. Cette augmentation signifie que chaque famille doit payer en moyenne R$ 350,00 de plus par année [soit près de 125 $ CA, ndlr]. Environ 18 milliards de réaux supplémentaires sont transférés de la poche du travailleur aux actionnaires privés de Petrobras. Cette augmentation est due à la modification de la politique et du contrôle des prix de Petrobras, qui a libéré les prix et commencé à adopter comme référence les prix pratiqués dans les pays étrangers et le cours du dollar. Sur la base de ces deux exemples de la vie quotidienne, nous considérons que les femmes finissent par être les plus touchées par les politiques et mesures actuelles puisque, dans la structure de cette société patriarcale et sexiste, les femmes sont historiquement responsables des soins et du travail domestique. Nous avons répertorié ci-dessous certains impacts qui, selon notre analyse, affectent les femmes :
  • Lorsque les tarifs de l’énergie ou du gaz augmentent, cela entraîne une surcharge de travail pour les femmes, qui cessent d’utiliser de nombreux appareils (tels que laveuse, mélangeur, aspirateur, etc.) afin de réduire leurs factures d’énergie. Dans le cas du gaz pour la cuisine, les femmes doivent remplacer celui-ci par du bois de chauffage et il leur incombe généralement de le collecter. Selon les données de l’Institut brésilien de géographie et de statistique, plus de 1,2 million de ménages ont commencé en 2018 à utiliser du bois de chauffage ou du charbon de bois pour préparer la nourriture [6].
  • L’augmentation des prix de l’électricité et du gaz a un effet direct sur la diminution du revenu disponible pour les ménages et sur le budget familial. Afin de faire face à ces augmentations constantes, il est nécessaire de réduire les coûts dans d’autres domaines essentiels tels que la nourriture, l’habillement, les loisirs et le transport, ce qui a une incidence sur la qualité de vie. Comme cela a déjà été constaté dans l’expérience des familles affectées par des barrages et par des spécialistes en matière d’alimentation, la solution trouvée par les ménages est de réduire les dépenses alimentaires afin de pouvoir payer la facture associée à la consommation énergétique[7] ou pour économiser le gaz et ainsi le faire durer plus longtemps.
  • L’augmentation de la faim est un autre effet pervers de la hausse du prix du gaz. Il existe de nombreux cas de familles qui ne peuvent plus acheter de gaz de cuisson et où les mères en viennent à considérer l’école comme l’unique source de nourriture pour leurs enfants[8]. Ou alors elles se privent de nourriture, comme le rapporte Maranho dans la recherche qu’elle a effectuée : « Les femmes sont généralement les dernières à se nourrir à la maison. Et afin de pouvoir payer la facture d’électricité à temps, elles économisent de l’argent. Elles mettent donc moins de nourriture dans la casserole et elles doivent se contenter de ce qui reste après que le mari et les enfants aient déjà mangé »[9].
  • La qualité de l’énergie électrique est un autre aspect important. Les entreprises privées n’investissent pas suffisamment dans la qualité du service fourni. Par conséquent, de nombreux appareils ont été abîmés en raison des coupures de courant constantes, ce qui pénalise encore davantage le travail quotidien des femmes et réduit les revenus déjà serrés des familles qui se voient contraintes d’acheter de nouveaux appareils.
  • L’augmentation des accidents domestiques peut également être liée à la hausse du prix du gaz de cuisson : celle-ci a en effet amené plusieurs personnes à improviser des solutions pour chauffer et cuire des aliments, ce qui a provoqué un grave problème de brûlures chez les populations à faible revenu. Les cas de brûlures ont augmenté de 60 % dans certains États en raison du remplacement du gaz par de l’alcool[10].
  • On anticipe une détérioration continue de la situation au cours des années à venir du fait de l’implantation des compteurs électroniques dans l’ensemble du Brésil. En effet, le moment où le prix de l’énergie sera le plus élevé correspond à celui où les femmes – en particulier celles qui travaillent à l’extérieur – effectuent les travaux ménagers (soit en début de matinée et en fin d’après-midi).
Dernières réflexions Notre analyse indique que le modèle de marché implanté dans le pays, couplé à la conjoncture de crise actuelle, montre sa perversité sur le quotidien de la classe ouvrière, dans la mesure où il répond aux intérêts des actionnaires au détriment du bien-être de la population. Il devient de plus en plus difficile de payer les factures : pour donner une idée, 30 % du budget d’une famille qui gagne le salaire minimum est destiné à payer les factures d’électricité, d’eau et de gaz. Pour contrer cela, le Mouvement des personnes affectées par les barrages (MAB) cherche, dans son plan de lutte, à influencer et à renforcer la résistance des familles affectées par les barrages, à lutter pour leurs droits qui ont été historiquement niés, pour des indemnisations justes, pour la reprise des territoires, pour le droit à l’information et à la consultation préalable aux projets. Le MAB se bat aussi pour transformer les politiques publiques et sociales, pour l’accès à l’eau et à l’électricité et, enfin, pour améliorer la qualité de la vie des populations affectées par les barrages. Nous avons rejoint la Plateforme ouvrière et paysanne pour l’eau et l’énergie (Plataforma Operária e Camponesa da Água e Energia) dans des luttes plus larges pour défendre la souveraineté nationale dans les domaines de l’eau et de l’énergie, contre les privatisations, contre les tarifs élevés du gaz, du carburant et de l’électricité, bases d’un projet énergétique populaire. Dans la même veine, nous avons rejoint le Front populaire brésilien (Frente Brasil Popular), où sont menées des luttes pour la défense de la démocratie, contre le coup d’État et pour des changements structurels garantissant une meilleure qualité de vie à l’ensemble de la population. Au niveau international, l’effort que nous avons fait a été de nous joindre à la lutte des personnes touchées par les barrages dans d’autres pays, notamment en Amérique latine. À cette fin, nous avons mis sur pied, de concert avec des organisations de plusieurs pays, le Mouvement des personnes affectées par les barrages (Movimiento de Afectados por Represas, MAR), où sont mises en commun les luttes et les expériences propres à chacun des pays impliqués. Une unité est ainsi créée autour des droits des peuples, du projet d’énergie populaire, de même qu’une unité quant aux actions contre les entreprises privées qui s’établissent dans les différents pays pour accumuler des profits au détriment des enjeux sociaux, environnementaux, culturels et économiques. Nous estimons qu’il est urgent et nécessaire de construire une unité latino-américaine entre les peuples autour des problèmes communs à toutes les populations de la région, mais aussi de montrer la voie à suivre dans la construction de projets de souveraineté nationale dans tous les pays, en y impliquant l’ensemble des personnes affectées par les barrages de même que tou.te.s les autres travailleurs et travailleuses. Les contradictions se révèlent et notre tâche est de les élucider de plus en plus pour, en partant de l’indignation populaire, pouvoir organiser des luttes de résistance qui cherchent à transformer les racines des anciennes structures. Les femmes, l’eau et l’énergie ne sont pas des marchandises!   Traduction par Ana Veiga   Photographie par Viviana Rojas Flores  
Notes [1] Ont contribué à l’élaboration de cet article : Daiane Carlos Höhn (mabdaiane@hotmail.com), Yara de Freitas (yara.nai05@gmail.com) et Rogerio Paulo Höhn (mabrogerio@hotmail.com). [2] Les champs pétrolifères dits pré-sel se situent dans la croûte terrestre, sous des couches de sel, à environ 7 000 m de profondeur et sont très difficiles à exploiter. (Source : https://www.alternatives-economiques.fr/bresil-une-nouvelle-diplomatie-energetique/00075007, ndlr) [3] PPI : Balanço de 2017. Publié en décembre 2017. [4] Departamento Intersindical de Estatística e Estudos Socioeconômicos (2018). Empresas estatais e desenvolvimento: considerações sobre a atual política de desestatização. Nota Técnica, numéro 189, janvier 2018. En ligne : https://www.dieese.org.br/notatecnica/2018/notaTec189Estatais.html (page consultée en novembre 2018) Les fonds propres désignent les capitaux propres apportés par les actionnaires d’une société. Les fonds propres servent à financer une partie de l’investissement et ils servent de garantie aux créanciers de la société qui acceptent de financer l’autre partie de l’investissement. (Source : https://droit-finances.commentcamarche.com/faq/23804-fonds-propres-definition, ndlr) [5] Le 5 novembre 2015, près de la ville de Mariana, un barrage de déchets miniers de la compagnie Samarco s’est rompu, déversant 55 millions de m³ de boues toxiques dans la vallée du fleuve Rio Doce. Cette coulée de boue a provoqué la mort de 19 personnes et affecté la vie d’environ un million de personnes selon les estimations du MAB, qui accompagne les sinistré.e.s et lutte pour que justice soit faite. (Source : https://www.bastamag.net/Crime-de-Mariana-Justice-pour-le-peuple-Krenak-et-pour-un-million-de-personnes, ndlr) [6] « Com preço do gás nas alturas, 17,6 % dos brasileiros usam lenha ou carvão para cozinhar », Brasil 247, 26 avril 2018, en ligne : https://www.brasil247.com/pt/247/economia/352688/Com-pre%C3%A7o-do-g%C3%A1s-nas-alturas-176-dos-brasileiros-usam-lenha-ou-carv%C3%A3o-para-cozinhar.htm. [7] Neiva, Silva Andréia da. Coelba. Privatização e os impactos da tarifa de energia na economia das famílias camponesas. Trabalho de Conclusão de Curso de Especialização, Universidade Federal do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, mars 2010. [8] Longo, Ivan (2017). « Crueldade e absurdo », Revista Fórum, 30 novembre 2017, en ligne : https://www.revistaforum.com.br/crueldade-e-absurdo/ (consulté en mai 2018). [9] Maranho, Lucia Fátima (2010). Barragem, uma ameaça na vida das mulheres trabalhadoras. Trabalho de Conclusão de Curso de Especialização, Universidade Federal do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, mars 2010. [10] Torres, Camila (2017). « Mais de 60 % dos queimados atendidos em hospital de referência são vítimas de acidentes com gás clandestino e álcool, diz médico », TV Globo- Pernambuco, 13 décembre 2017, en ligne : https://g1.globo.com/pe/pernambuco/noticia/mais-de-60-dos-queimados-atendidos-em-hospital-de-referencia-sao-vitimas-de-acidentes-com-gas-clandestino-e-alcool-diz-medico.ghtmlabc

Berta Cáceres n’est pas morte, elle s’est multipliée! Hommage à une vie de résistance aux barrages, aux mines et au capitalisme

Berta Cáceres, militante autochtone du peuple lenca qui s’opposait à la construction de barrages et de mines au Honduras, a été lâchement assassinée chez elle, le 2 mars 2016. Elle avait 44 ans. Dans cet article, je raconterai sa vie écourtée et mettrai particulièrement en lumière ses propos sur la résistance des femmes, non seulement face à l’extractivisme, mais aussi au capitalisme. Afin de raconter l’histoire de Berta, j’ai fouillé dans ma boîte de courriels, lieu de ma rencontre virtuelle avec elle en 2012. J’y ai retrouvé des centaines de missives électroniques mentionnant son nom, soit pour la défendre, lorsque sa vie était en danger, soit pour la citer, lorsqu’elle lançait au monde des appels à la solidarité. Le premier courriel, quatre ans avant son meurtre, relayait des déclarations de Berta, en tant que directrice du Conseil civique des organisations populaires et autochtones du Honduras (COPINH). Elle y affirmait que des assassinats d’Autochtones, de résistant.e.s, de journalistes et d’avocat.e.s avaient lieu dans le pays en toute impunité. Les courriels suivants dataient de mai 2013. Il s’agissait d’appels à l’action, pour exiger la libération de Berta et de Tomás García, son collègue du COPINH. Tous deux étaient alors détenu.e.s à cause de leur opposition au barrage hydroélectrique Agua Zarca, dont la construction sur le territoire lenca forcerait le déplacement des populations locales en plus de détruire la rivière Gualcarque, considérée comme sacrée. Pendant des mois, et malgré une répression sévère, les Lencas ont bloqué la route d’accès au site envisagé pour le barrage. Les courriels de juillet 2013 contenaient des entrevues avec Berta à propos du meurtre de Tomás García, perpétré par des soldats honduriens engagés par l’entreprise. L’un des soldats a tiré à mort sur Tomás, devant des centaines de personnes. Tomas, 49 ans, était père de sept enfants. Son fils Alan a d’ailleurs été blessé pendant l’assaut. En réponse à ce meurtre, Berta a lancé un appel à la solidarité internationale et a réaffirmé la détermination de sa communauté à défendre son territoire, déclarant : « Nous allons continuer fermement la lutte, nous ne les laisserons pas nous acculer, nous ne les laisserons pas nous emprisonner dans la peur, et nous allons persister dans cette pacifique mais énergique lutte pour la vie ». Les courriels de septembre 2013 appelaient à l’abandon des fausses accusations visant à criminaliser Berta et ses collègues. Berta a déclaré à Telesur en 2015 : « J’ai déjà reçu des menaces de mort directes. On m’a menacée de me kidnapper, de me faire disparaître, de me lyncher […] de kidnapper ma fille, de me persécuter, de me surveiller, de me harceler sexuellement […] » [1]. Les courriels de 2015 apportaient quant à eux de bonnes nouvelles pour Berta. On allait lui remettre le prestigieux prix Goldman pour l’environnement, qui récompense annuellement des militant.e.s de la base qui risquent leur vie pour la protection de l’environnement. Le monde entier a ainsi pu en apprendre davantage sur Berta, une professeure à la retraite, mère de quatre enfants, qui combattait l’exploitation forestière et les plantations illégales, les barrages hydroélectriques et les exploitations minières. On a aussi pu en apprendre sur sa mère, sage-femme et militante, qui a hébergé des réfugié.e.s du Salvador, insufflant ainsi à ses enfants le désir de mettre leur vie au service de la lutte pour les opprimé.e.s. Berta est devenue une militante pendant ses études, en 1993, année où elle a cofondé le COPINH pour défendre le peuple et le territoire lencas. Dans un article publié à l’occasion de l’annonce du prix Goldman, Berta déclarait : « Ces maux qui perdurent depuis des centaines d’années sont un produit de la domination. Il existe un racisme systémique qui se perpétue et se reproduit lui-même, dit-elle. La situation politique, économique et sociale du Honduras ne cesse de se détériorer. On cherche à nous imposer un projet de domination, d’oppression violente, de militarisation, de violation des droits humains, de transnationalisation, de transfert des richesses et de la souveraineté territoriales aux intérêts corporatifs, ceci afin de les laisser privatiser l’énergie, les rivières, la terre, d’exploiter des mines, de créer des zones de développement » [2]. Puis, le 3 mars 2016, l’objet des courriels était le suivant : « Assassinat de Berta Cáceres ». Dans le corps du texte, on expliquait que le 2 mars, juste avant minuit, un escadron de la mort avait tiré sur Berta, chez elle, pendant son sommeil. Elle est morte dans les bras du militant mexicain Gustavo Castro Soto, qui a lui-même reçu deux balles pendant l’attaque, ce qui ne l’a pas empêché d’être ensuite absurdement accusé du meurtre par les autorités honduriennes. Gustavo, qui est directeur de l’organisation environnementale Otros Mundos au Chiapas, a reçu l’interdiction de quitter le territoire avant d’être finalement libéré, plusieurs semaines après le meurtre, le 30 mars 2016. Plus de 30 000 personnes ont assisté aux funérailles de Berta. Les hommages de nombreuses organisations ont afflué de partout dans le monde, alors que des manifestations de solidarité avaient lieu devant les ambassades honduriennes. Les participant.e.s y brandissaient des pancartes qui disaient : « Berta Cáceres n’est pas morte, elle s’est multipliée! » La plupart n’avaient jamais rencontré Berta, mais étaient inspiré.e.s par son militantisme et outragé.e.s par son assassinat. Quatre jours après le meurtre de Berta, des protestataires ont envahi le congrès de l’Association canadienne des prospecteurs et développeurs à Toronto, en hommage aux personnes mortes de la résistance aux projets miniers à travers le monde. Le 15 mars, Nelson García, un autre membre du COPINH, a été assassiné par balles alors qu’il retournait chez lui à la suite d’une violente éviction. Nelson avait 38 ans, il était agriculteur et père de cinq enfants. En juin 2016, un soldat déserteur a déclaré au Guardian que Berta Cáceres se trouvait sur une liste de l’armée hondurienne, où figuraient également les noms et photographies d’une douzaine de militant.e.s à éliminer. Huit personnes ont été arrêtées pour le meurtre de Berta, dont des militaires honduriens et des travailleurs de la compagnie à l’origine du projet de barrage. Le cas est actuellement devant les tribunaux. Berta a rappelé au monde que la souffrance qui accable le Honduras aujourd’hui est le résultat d’un impérialisme brutal. Le pays est l’une des premières « républiques de bananes », depuis longtemps soumis au pillage au profit des grandes multinationales et de l’élite locale. Le Honduras est aussi une base militaire états-unienne depuis la guerre du gouvernement Reagan contre le Nicaragua dans les années 1980. Plusieurs centaines de marines y sont déployés, et des soldats entraînés à la tristement célèbre École des Amériques sont impliqués dans les meurtres de militant.e.s. En 2009, un coup d’État militaire a chassé du pouvoir le président démocratiquement élu, Manuel Zelaya. Depuis lors, le Honduras est devenu la capitale mondiale du meurtre. Zelaya proposait, entre autres, d’augmenter de 60 % le revenu minimum, d’interdire les mines à ciel ouvert tout comme l’utilisation du cyanure, et de donner accès à tous les enfants à une éducation gratuite. Les mouvements sociaux honduriens ont reproché aux États-Unis et au Canada d’avoir légitimé le régime qui a suivi le coup d’État – un régime sympathique aux investissements états-uniens et canadiens, mais mortel pour les militant.e.s des droits humains. En 2014, environ un an avant son assassinat, Berta a accusé Hillary Clinton d’être l’une des responsables des souffrances des Hondurien.ne.s : « Nous sortons d’un coup d’État que nous ne pouvons pas mettre derrière nous. Nous ne pouvons pas le renverser. Les responsables sont toujours là. Ensuite, il y a eu la question des élections, comme le dit elle-même Hillary Clinton dans son livre Le temps des décisions, où elle décrit pratiquement ce qui va se passer au Honduras. Ça montre l’ingérence néfaste des Nord-Américains dans notre pays » [3]. Le meurtre de Berta a eu lieu pendant le cirque de la campagne électorale états-unienne. Greg Grandin, historien spécialiste de l’Amérique latine, a écrit dans The Nation : « Hillary Clinton sera bonne pour les femmes. Demandez à Berta Cáceres. Sauf que vous ne pouvez pas. Elle est morte. […] J’ai envie de terminer cet article par un appel aux ami.e.s de Bernie [Sanders] : demandez à Hillary Clinton de rendre des comptes. Demandez-lui, chaque fois que c’est possible, dans les mairies, les rencontres, si elle a déjà rencontré Cáceres, ou si elle est fière de l’enfer qu’elle a aidé à normaliser au Honduras. Mais vraiment, il ne faudrait pas réduire l’assassinat de Cáceres à la stupidité de la politique électorale états-unienne. Toute personne de bonne volonté devrait poser ces questions à Hillary Clinton. » [4] Le Canada est l’investisseur étranger le plus important au Honduras après les États-Unis. Ses intérêts se concentrent dans les mines, les ateliers de misère, le tourisme. Pendant ce temps, des centaines de militant.e.s environnementaux ou queer, de journalistes, d’avocat.e.s, d’agriculteur.trice.s, ont été tué.e.s par les autorités honduriennes depuis le coup d’État. Le meurtre de Berta a envoyé un message fort aux militant.e.s : aucun d’entre eux n’est en sécurité au Honduras. Avant d’être assassinée, Berta, qui organisait l’opposition lenca au barrage construit par la compagnie canadienne Hydrosys, a déclaré avoir reçu des menaces de mort de la part de Blue Energy, un autre prospecteur hydroélectrique canadien installé sur un site près de chez elle. Le gouvernement canadien a signé un accord de libre-échange avec le Honduras en 2011 et a fourni de l’assistance technique dans le cadre d’une nouvelle loi minière passée en 2013, qui offre peu de protection aux populations et à l’environnement. Le Canada est le plus gros investisseur dans le domaine des mines au Honduras. La mine d’or Goldcorp San Martin, désormais fermée, est montrée du doigt pour ses graves impacts sur la santé des populations locales. Bertha Zúniga Cáceres, la fille de Berta, suit désormais les traces de sa mère dans l’action militante, dénonçant les dérives impérialistes dans son pays. Dans les mois qui ont suivi la mort de sa mère, elle s’est vivement opposée au traité de libre-échange entre le Canada et le Honduras et aux compagnies minières canadiennes, notamment devant un sous-comité parlementaire canadien sur les droits humains, lors d’une session spéciale sur le Honduras. Elle a déclaré au Centre canadien de politiques alternatives : « Le peuple lenca résiste au colonialisme depuis 500 ans… Et maintenant, le génocide commencé par les envahisseurs espagnols continue à travers le néocolonialisme. Les compagnies s’approprient le territoire et les ressources, pillent les rivières, l’eau, la terre. Trente-cinq pour cent du Honduras a été cédé à des entreprises privées sous forme de concessions. Notre résistance consiste à affronter le capitalisme sauvage, ce monstre qui veut nous soumettre par la militarisation et l’assassinat. » [5] Ce monstre est à l’œuvre non seulement au Honduras, mais aussi au Brésil, en Colombie, en République démocratique du Congo, au Guatemala, en Inde, au Mexique, au Pérou, aux Philippines… Selon Global Witness, un nombre record de 207 défenseur.e.s du territoire ont été tué.e.s en 2017 [6]. En somme, le militantisme de Berta Cáceres visait à non seulement s’opposer aux barrages et aux mines, mais aussi aux structures d’oppression servant à justifier la destruction de l’eau et des territoires, ainsi que le déplacement et la dépossession des Autochtones. Lors de la remise du prix à l’Opéra de San Francisco, Berta a lancé cet appel à l’humanité : « Réveillons-nous! Réveille-toi, humanité! Le temps nous est compté. Nous devons libérer notre conscience du capitalisme vorace, du racisme, du patriarcat, qui ne peuvent qu’assurer notre propre autodestruction ». [7]   Traduction par Caroline Hugny   Photo : Bertha Zúniga Cáceres, la fille de Berta Cáceres, s’adresse à la foule lors d’une vigile organisée pour sa mère devant la Commission interaméricaine des droits humains à Washington, D.C., le 5 avril 2016. Photographie par Daniel Cima  
Notes [1] Telesur (2016). « Berta Cáceres Received Death Threats from Canadian Company », 6 mars, en ligne : https://www.telesurtv.net/english/news/Berta-Cáceres-Received-Death-Threats-from-Canadian-Company-20160304-0027.html [2] Watts, Jonathan (2015). « Honduran indigenous rights campaigner wins Goldman prize », The Guardian, 20 avril, en ligne : https://www.theguardian.com/world/2015/apr/20/honduran-indigenous-rights-campaigner-wins-goldman-prize (page consultée en novembre 2018). [3] DemocracyNow (2016). « Before Her Assassination, Berta Cáceres Singled Out Hillary Clinton for Backing Honduran Coup », en ligne : https://www.democracynow.org/2016/3/11/before_her_assassination_berta_Cáceres_singled [4] Grandin, Greg (2016). « The Clinton-Backed Honduran Regime Is Picking Off Indigenous Leaders », The Nation, 3 mars, en ligne : https://www.thenation.com/article/the-clinton-backed-honduran-regime-is-picking-off-indigenous-leaders/ (page consultée en novembre 2018). [5] Ismi, Asad (2016). « Canada’s "Looting of Honduras" », Canadian Centre for Policy Alternatives’ Monitor, novembre/décembre, en ligne : https://www.policyalternatives.ca/publications/monitor/monitor-novemberdecember-2016 [6] Global Witness (2018). « At What Cost?: Irresponsible business and the murder of land and environmental defenders in 2017 », en ligne : https://www.globalwitness.org/en/campaigns/environmental-activists/at-what-cost/ [7] Goldman Environmental Prize (2015). « Berta Cáceres: 2015 Goldman Prize Recipient South and Central America », en ligne : https://www.goldmanprize.org/recipient/berta-caceres/abc

Retour sur la rencontre internationale « Femmes en résistance face à l’extractivisme »

Avec la contribution de Joëlle Gauvin-Racine En Amérique latine, en Asie, en Afrique, tout comme en Amérique du Nord, les femmes autochtones et paysannes sont aux premières lignes des mouvements pour la défense de la vie, de l’eau, de l’environnement et des territoires; elles se mobilisent pour la préservation de leurs communautés, de leurs modes de vie et de leurs moyens de subsistance, de leurs traditions et leur culture. Du 27 au 29 avril 2018 s’est déroulée à Montréal la rencontre internationale « Femmes en résistance face à l’extractivisme » qui a réuni des femmes autochtones, des paysannes et des défenseures des droits humains et de l’environnement qui sont affectées par des projets extractifs et engagées dans la résistance contre ceux-ci. Les participantes provenaient des Amériques, de l’Afrique, de l’Asie et de l’Océanie. Pendant plus d’un an, un comité de coordination a travaillé, avec l’appui de partenaires, à organiser cet événement. L’objectif de la rencontre internationale était de créer un espace d’échange afin que les femmes défenseures puissent se rassembler et partager leurs expériences de résistance. La rencontre visait à favoriser et renforcer des liens de solidarité entre les luttes des femmes des différents continents pour la défense du territoire et des droits collectifs. Au cours des trois jours qu’a duré la rencontre, nous avons compté sur la participation de 37 défenseures de la vie, de l’environnement, de l’eau, des traditions et des territoires ancestraux provenant de 14 pays à travers le monde (Afrique du Sud, Bolivie, Brésil, Cambodge, Canada, Chili, Colombie, Équateur, Guatemala, Mexique, Papouasie Nouvelle-Guinée, Philippines, Pérou, Turquie). Cette rencontre internationale – considérée comme l’une des premières du genre au Canada – a été conçue et construite par et pour les femmes invitées, afin de répondre à leurs intérêts et leurs besoins. En ce sens, des efforts ont été faits afin d’intégrer les participantes dans les réflexions sur la programmation, mais aussi sur la méthodologie employée au cours de l’événement. Ainsi, la rencontre internationale s’est articulée autour de trois espaces : un premier espace réservé aux participantes, visant à favoriser l’échange sur leurs vécus, leurs luttes et leurs stratégies de résistance; un deuxième espace consacré à la sensibilisation du public, cherchant à rendre visibles les luttes des femmes et les impacts sur leurs communautés et leurs territoires; enfin, un troisième espace d’échange et de coordination destiné aux participantes et aux organisations alliées : organismes œuvrant à la solidarité internationale, la justice sociale et environnementale, collectifs féministes, groupes de recherche, entre autres. Processus de mobilisation et de solidarité des organisations québécoises avec les luttes des femmes pour la défense du territoire Les organisations impliquées dans le comité de coordination de la rencontre internationale travaillent collectivement depuis 2014 à mener différents projets et à organiser des événements permettant de rendre visibles les impacts genrés des mégaprojets extractifs. Elles se mobilisent en solidarité avec des personnes et des mouvements sociaux qui défendent le territoire et l’environnement. Ces initiatives visent à dénoncer les violations des droits humains, la criminalisation et la violence envers les communautés affectées par les mégaprojets, de même qu’à mettre en évidence le rôle joué par le Canada et les entreprises canadiennes du secteur extractif partout dans le monde, notamment en Amérique latine. La rencontre internationale s’inscrivait dans la continuité des actions réalisées lors du Tribunal permanent des peuples sur l’industrie minière canadienne en Amérique latine qui a eu lieu à Montréal en 2014, de la Marche mondiale des femmes de 2015 sous le thème « Libérons nos corps, notre Terre et nos territoires » et du projet « Des-Terres-Minées » de 2016, au cours duquel une tournée d’éducation populaire au sein de communautés affectées par des projets extractifs à travers diverses régions du Québec a été réalisée. Au fil de ces projets, nous avons constaté, d’une part, l’intérêt et le besoin de créer un espace d’échange d’expériences, notamment entre des femmes des communautés autochtones du Canada et de l’Amérique latine, afin de pouvoir tisser des liens entre leurs luttes. D’autre part, il a été soulevé que les impacts des projets extractifs sur les femmes ne sont pas suffisamment abordés et mis en évidence, ce qui a renforcé la volonté de ce regroupement d’organisations de travailler ensemble afin de mener différentes initiatives et actions de solidarité en ce sens. En Amérique latine, différents réseaux, groupes et défenseures ont une longue trajectoire et plusieurs expériences d’organisation de rencontres de cette envergure. Ces espaces d’alliances, de coordination et de solidarité sont au cœur des stratégies de résistance et de renforcement des luttes. Le comité de coordination de la rencontre internationale a conçu la programmation et la méthodologie de cet événement en s’appuyant sur les apprentissages et les expériences similaires vécues en Amérique latine, en construisant collectivement les différents espaces d’échange. Apprentissages sur les luttes pour la défense du territoire Comment les femmes défendent-elles les territoires? Comment font-elles face à la violence et aux systèmes d’oppression machiste, raciste, colonialiste et capitaliste? Comment assurent-elles leur protection dans des contextes de répression et de criminalisation de leurs processus de défense territoriale? « Plusieurs d’entre nous sont victimes de violences, mais nous avons besoin de prendre la parole par rapport aux violations que nous avons subies, nous devons aller au-delà de notre expérience de victimisation, et nous battre pour nos droits. Quand les victimes parlent, c’est très puissant, et elles deviennent de bonnes porte-parole pour leurs droits ». Femme des Philippines La rencontre internationale a d’abord permis de reconnaître la pluralité d’expériences et de savoirs détenus par ces femmes pour faire face à l’avancée du modèle extractif dans leurs territoires. Chacune des femmes invitées a partagé diverses expériences politiques de mobilisation, d’organisation et de résistance face au modèle capitaliste et extractif. Certaines viennent de communautés qui subissent les impacts des projets extractifs depuis déjà plusieurs générations, alors que d’autres les ont vécus plus récemment ou luttent actuellement pour empêcher l’implantation d’un projet extractif sur leur territoire. Les risques pour leur sécurité et leur vie ainsi que celles de leurs proches, en raison de la persécution, de la criminalisation et du harcèlement pouvant aller jusqu’à l’assassinat, représentent cependant des réalités quotidiennes pour la plupart d’entre elles. « Ce sont des projets qui menacent la vie. Toutes les formes de vie. Pas seulement l’écosystème, mais aussi la vie des communautés, les pratiques sociales, l’ensemble du mode de vie est menacé et affecté. Quand un projet extractif arrive dans une communauté, il modifie non seulement l’environnement biologique ou physique, mais aussi les pratiques sociales et il creuse les inégalités politiques. Il génère des divisions. Il s’agit d’une violence extrême, de dépossession et d’oppression. C’est invisibiliser totalement l’histoire et la vie des communautés. Et c’est une des formes de violence les plus graves ». Femme du Mexique. Les femmes ayant participé à la rencontre ont aussi souligné que l’extractivisme ne représente pas seulement une atteinte au droit à l’autodétermination, mais aussi une menace à la vie et à l’identité des peuples autochtones et des communautés paysannes. Elles dénoncent ces nouvelles formes de colonialisme qu’entraîne la mainmise des transnationales extractives sur les territoires. « Nous venons d’un processus de dépossession qui a été initié dès la colonisation. La dépossession et le pillage ont été systématiques et nous, les femmes, qui habitons des territoires ancestraux, nous n’avons pas eu le temps de nous remettre de ce que nous a fait subir la colonisation ni de ce que nous a fait l’État-nation qui s’est imposé sur nos territoires. Maintenant, nous devons continuer à défendre le territoire ancestral contre l’exploitation minière ». Femme du Guatemala La lutte de ces femmes est avant tout une lutte pour la préservation et la protection de la Terre-Mère et de leur lien ancestral à travers leurs cosmovisions comme peuples autochtones. Malgré les nombreux points communs entre les expériences des femmes, il faut souligner qu’il y n’avait pas, parmi les participantes, une vision commune quant à l’extractivisme comme modèle de développement et en regard du processus de consultation (et d’obtention du consentement) mené au sein des communautés. Pour certaines, un dialogue avec les entreprises est possible pour négocier des compensations, des redevances et des réparations pour les impacts de l’exploitation du territoire et ses conséquences sur les communautés. Pour d’autres, il n’y a pas d’entente possible avec les entreprises et toute consultation doit être un processus mené par les communautés et a pour but de déclarer leur territoire « libre d’exploitation et de tout projet extractif ». Pour plusieurs des femmes défenseures, la responsabilité des entreprises, la négociation et la justice restaurative n’est qu’une autre expression des stratégies des entreprises pour légitimer leurs opérations et les violations des droits humains. Face à une des industries les plus violentes qui soit, il n’est pas possible de penser accéder à une réparation des dommages subis. « Les dommages sont irréparables; pour les femmes violées et assassinées, il n’existe pas de justice ou de réparation, il n’est pas possible de réparer [ces crimes] avec de l’argent. La vraie justice, c’est la prévention et le respect de notre autodétermination ». Femme du Guatemala Au cours de la rencontre, les liens corps-terre-territoire ont été abordés de façon transversale par les femmes pour exposer les situations de violence dans leurs communautés et leurs expériences de luttes. Le corps des femmes constitue le premier territoire à défendre dans les processus de résistance. « Ce modèle [extractivisme] apporte la prostitution, l’alcoolisme ainsi que la désintégration familiale et la désintégration communautaire; […] donc le corps de la femme aussi est dans le thème de la défense du territoire, non seulement nous défendons la Terre-Mère, mais il est important de se rappeler aussi quel mécanisme est utilisé pour violenter les corps des femmes que nous sommes en train de défendre. Beaucoup de compañeras […] qui défendent le territoire sont violées, sont stigmatisées, sont marginalisées, elles souffrent de sexisme et elles subissent de la violence uniquement en raison de leur genre ». Participante de la rencontre internationale Il s’est avéré primordial pour les femmes de mettre en évidence les liens entre les dimensions symboliques, spirituelles et émotionnelles de leurs trajectoires de lutte et de leurs expériences de vie au cours de la rencontre internationale. L’importance et la pluralité des savoirs ancestraux et des cosmovisions des femmes autochtones se sont exprimées dans divers espaces d’échange et de partage de leurs pratiques et traditions. Des cérémonies ont été guidées par des femmes autochtones et des prières, des chants et des rituels ont accompagné l’ouverture et la fermeture de chaque journée. Cela a contribué à créer un espace où les femmes pouvaient se sentir en sécurité et en confiance. L’écoute et le partage du vécu, des émotions, des souffrances et des douleurs furent libérateurs pour certaines d’entre elles. Ainsi, la rencontre a également constitué un espace de guérison et de ressourcement. La rencontre internationale a permis aux femmes défenseures de se réunir entre elles, de se reconnaître et s’accueillir les unes envers les autres. Bien qu’elles venaient de partout dans le monde, elles en sont arrivées à la conclusion que leurs histoires et leurs expériences dans la résistance face à l’extractivisme sont très similaires et qu’elles font face aux mêmes enjeux. Pouvoir se rencontrer et se reconnaître dans leurs réalités et dans les épreuves qu’elles doivent surmonter a permis aux femmes de repartir avec la force et le courage de continuer à s’organiser et résister. Tenir la rencontre internationale dans le ventre du monstre Tenir la rencontre internationale au Canada a eu une dimension symbolique pour les femmes autochtones venant d’ailleurs. Elles ont affirmé avoir appris sur la colonisation et la dépossession violentes vécues au Canada par les peuples autochtones jusqu’à aujourd’hui, ainsi que sur leurs luttes, cosmovisions et savoirs ancestraux. « Beaucoup de personnes croient que le Canada est un pays démocratique qui respecte les droits humains, mais graduellement, la vérité révèle un côté caché qui est hideux. Le gouvernement a dit qu’il était dans un processus de réconciliation, mais en même temps, il vole des terres autochtones et impose des oléoducs et des mines dans les communautés ». Femme du Canada. Plusieurs des femmes présentes à la rencontre sont affectées et luttent contre des entreprises canadiennes, notamment dans le secteur minier. Bien que cette réalité était déjà connue des femmes, les échanges ont permis d’approfondir l’analyse et la compréhension du rôle du Canada et de son secteur extractif dans les violations des droits des peuples autochtones et des communautés paysannes. « Je réalise que les problèmes de mon pays sont les mêmes qu’au Canada. Avant de venir au Canada, j’assumais que ce pays était plus responsable au niveau environnemental dans ses pratiques minières, mais ce n’est pas le cas. Les problèmes sont les mêmes parce que c’est la même mentalité qui les cause : la mentalité capitaliste. Je réalise l’ampleur des violations des droits humains et des droits des femmes. Cette lutte sera gagnée seulement si les femmes continuent de se lever, d’élever la voix et de résister. Nous sommes celles qui feront que cela se réalisera. Si nous pouvons sauver le monde, ce sera les femmes qui le feront. La Terre-Mère n’a pas besoin des humains, mais nous avons besoin d’elle ». Femme de Turquie Pour des femmes autochtones du Canada, cette rencontre a constitué une occasion privilégiée pour connaître la violence avec laquelle opèrent les compagnies minières canadiennes et les impacts de leurs activités en Turquie, en Papouasie-Nouvelle-Guinée et dans plusieurs pays de l’Amérique latine. Suites de la rencontre internationale Pour les femmes qui y ont participé, cet événement a été une occasion de tisser des liens, ainsi que de créer des alliances et des réseaux de solidarité et de soutien. Se sentant parfois impuissantes et seules dans leur lutte respective, elles sont reparties de cette rencontre avec des sentiments d’unité et d’espoir, tout en ayant fait le plein d’énergie et de force pour retourner à leur combat. L’événement s’est conclu par la rédaction d’une déclaration, visant la création d’un réseau mondial de femmes autochtones défenseures des territoires et la construction d’alliances stratégiques d’appui et de solidarité avec leurs luttes au niveau international. Des principes y sont définis afin de revendiquer l’exercice de leur souveraineté et des pratiques ancestrales, de même que la défense de la justice sociale face à toute activité qui contribue au génocide et à la destruction sociale, politique, économique, culturelle et spirituelle de leurs peuples. Malgré les défis à relever pour continuer de renforcer les liens au niveau international et de définir des stratégies et des actions communes pour appuyer concrètement les luttes de défenseures des territoires, nous continuerons de faire écho à leurs revendications et à leurs dénonciations des impacts de l’extractivisme. À partir de témoignages de femmes présentes à la rencontre internationale, une série de baladodiffusion « Luttes pour le territoire : Voix de femmes en résistance » a été réalisée afin de rendre visibles les luttes des femmes pour la défense des territoires, et sera lancée en décembre 2018.   Photo : Rencontre internationale « Femmes en résistance face à l'extractivisme »  / Photographie par le CDHAL  
  Notes [1] Nous remercions Claire Pageau-Lussier, qui a fait un stage au CDHAL et a contribué à systématiser les échanges entre les participantes. Cet article s’inspire également du rapport Analyse des enjeux soulevés lors de la rencontre internationale « Femmes en résistance face à l’extractivisme » réalisé par Jasmine Lanthier-Brun pour Femmes Autochtones du Québec (FAQ). Disponible en ligne sur : www.faq-qnw.org. [2] Site Internet : http://femmesenresistance.cdhal.org [3] Le comité de coordination de la rencontre internationale était formé par Femmes autochtones du Québec, le Comité pour les droits humains en Amérique latine, la Fédération des femmes du Québec, le collectif Femmes de diverses origines, le Projet Accompagnement Québec-Guatemala, Solidarité Laurentides Amérique centrale, Développement et Paix, Kairos Canada, Mining Watch Canada et Oxfam Canada [4] Ce projet a été coordonné par L’Entraide missionnaire et le CDHAL, en partenariat avec d’autres organisations. Pour en savoir plus : http://tpp.cdhal.org/?lang=fr [5] Ce projet a été coordonné par le Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC), en partenariat avec d’autres organisations. En plus de la tournée, des capsules vidéo ont été réalisées à partir de témoignages de femmes autochtones et non-autochtones pour aborder leurs visions et leur rapport au territoire, leurs expériences de lutte et de résistance pour l’autodétermination de leurs territoires, documentant également les impacts qu’elles subissent, d’un point de vue féministe et anticolonial. Pour en savoir plus : http://desterresminees.pasc.ca/. [6] L’ouverture officielle de la rencontre internationale a eu lieu à travers l’exercice des couvertures mené par Kairos Canada. Cette activité est un outil d’enseignement fondé sur la méthodologie de l’éducation populaire qui aborde les rapports historiques entre les peuples autochtones et non autochtones du Canada, en amenant les participant.e.s à vivre de façon concrète certaines situations historiques, entre autres le pré-contact, la conclusion de traités, la colonisation et la résistance. Les femmes participant à la rencontre et le public ont été invité.e.s à participer de cet exercice en se déplaçant sur des couvertures représentant des territoires, et en jouant les rôles des Premières Nations, des Inuits et, plus tard, des Métis. [7] Voir la déclaration : http://femmesenresistance.cdhal.org/declaration/abc

(Re)configuration patriarcale des territoires : mégaprojets extractifs et lutte des femmes en Amérique latine

L’essor de l’extractivisme et l’émergence des organisations de femmes En Amérique latine, le Consensus de Washington, centré sur les politiques d’ajustement structurel et les privatisations, s’est vu remplacé au cours des dernières années par un nouveau « Consensus des matières premières ». Ce dernier est fondé sur l’exportation et les États y jouent un rôle nouveau de médiateurs. Tant des gouvernements néolibéraux que des gouvernements dits progressistes l’ont adopté [2]. Par ailleurs, les organisations sociales ouvrières, autochtones, féministes et paysannes qui se sont mobilisées en résistance au néolibéralisme en Amérique latine durant les dernières décennies ont ouvert la voie à un rôle croissant des organisations de femmes dans les luttes pour la défense du territoire. Pour citer quelques exemples, des mouvements de femmes se sont élevés, en Amérique centrale, contre les méga-infrastructures du Plan Puebla-Panama, l’exploitation minière et les mégaprojets hydroélectriques. Au Guatemala, la lutte des femmes xinka contre l’extraction minière dans la montagne de Xalapán a été emblématique. Au Mexique, les femmes de l’Armée zapatiste de libération nationale jouent un rôle politique croissant. En Équateur, les femmes autochtones de l’Amazonie sont à l’avant-plan des manifestations contre l’extraction pétrolière qui ont cours depuis quelques années, construisant dans leur lutte pour la défense du territoire des liens interethniques pour freiner les avancées des projets. Au Pérou, les femmes de Cajamarca sont partie prenante de la lutte contre l’industrie minière et le patriarcat. En Bolivie, le Réseau national des femmes en défense de la Terre-Mère fait entendre sa voix contre l’extractivisme minier. En Uruguay, les organisations de femmes s’opposent au modèle de l’industrie du soya, intimement lié à la dépossession de leurs terres et à l’appauvrissement. Comprendre les racines des résistances des femmes dans la défense du territoire nous renvoie à la question suivante : de quelle façon l’essor des mégaprojets extractifs de ce nouveau cycle du capital est-il lié à l’approfondissement du système patriarcal? En Amérique latine, des parcours collectifs se dessinent Au cours des dernières années, de nombreuses rencontres de femmes en lutte contre l’extractivisme ont été tenues en Amérique latine. Ces rencontres ont donné lieu à un échange de savoirs entre des femmes de différentes ethnies et classes sociales, urbaines et rurales. De ces échanges, on a vu se développer une critique de la masculinisation de l’espace et de la prise de décision qu’entraînent les activités extractives. Les femmes ont ainsi dénoncé la hausse de la violence machiste, la refonte des rôles de genre et le renforcement des stéréotypes sexistes, où prédominent les figures de l’homme pourvoyeur et de la femme dépendante [3]. Au Guatemala, le féminisme communautaire met de l’avant le concept de « territoire corps-terre » pour comprendre la relation entre l’extractivisme et les violences patriarcales [4]. Analyser les conflits socioécologiques en adoptant cette perspective nous permet de rendre visibles les impacts différenciés des mégaprojets sur les hommes et les femmes, mais également de comprendre de quelle façon les activités extractives vont de pair avec une reconfiguration patriarcale des territoires. Nous désignons par « territoires » non seulement des espaces biophysiques et géographiques, mais aussi des espaces de vie sociaux et corporels. En d’autres mots, l’extractivisme donne forme à un nouvel ordre patriarcal qui prend racine et s’inscrit dans les relations machistes existantes, tout en les approfondissant. Les cinq dimensions de la (re)configuration patriarcale des territoires La dimension politique : prises de décisions masculinisées Quand il s’agit de mettre en œuvre des projets extractifs, ceux qui prennent les décisions affectant la vie des communautés et leurs territoires sont des sujets blancs, bourgeois, de sexe masculin, adultes, hétérosexuels, qui ne sont pas en situation de handicap [5]. Les entreprises et les États, lorsqu’ils s’installent sur un territoire pour faire la promotion de l’extraction ou imposer un projet, négocient de façon individuelle, dans l’objectif de fragiliser la négociation collective des communautés. Les entreprises choisissent des interlocuteurs exclusivement masculins, soit des dirigeants locaux partageant leurs idées ou des hommes de la communauté, en leur qualité de chefs de famille. En conséquence, les femmes sont exclues des décisions sur des enjeux qui touchent leur territoire et leur vie [6]. L’extractivisme favorise ainsi la reconfiguration d’espaces de dialogue et de prise de décision masculinisés, qui se superposent aux structures politiques patriarcales existantes. C’est pourquoi l’un des facteurs de mobilisation et d’organisation politique des femmes face aux projets extractifs est, précisément, leur exclusion historique des espaces de décision et la cooptation des leaders masculins par la logique extractive [7]. La dimension écologique : rupture des cycles de reproduction de la vie Les activités extractives impliquent une rupture des cycles de reproduction de la vie : les rivières sont contaminées, les sols ne peuvent plus produire, la déforestation éloigne les animaux, etc. L’approvisionnement alimentaire des communautés grâce à leurs activités traditionnelles telles la chasse, la pêche et l’agriculture se voit en conséquence gravement altéré. Ce sont les femmes qui devront trouver des solutions face aux difficultés croissantes d’accès aux sources d’eau et d’alimentation de leur famille. De même, les maladies et la détérioration de la santé collective liées à la contamination entraînent des besoins croissants de soins, dont la responsabilité incombera aux femmes [8]. Ces dynamiques sont synonymes d’une surcharge de travail pour les femmes, ainsi que d’une dose accrue de stress et d’anxiété. En effet, les difficultés pour s’acquitter des responsabilités de reproduction sociale qui leur reviennent, souvent sans reconnaissance, augmentent [9]. Nous pouvons affirmer, en ce sens, que l’accumulation extractiviste est structurellement dépendante de l’appropriation du travail gratuit, invisible et sous-estimé réalisé par les femmes, tout comme de l’appropriation de la nature. La dimension économique : configuration de structures de travail patriarcales La pénétration des dynamiques extractives dans les communautés entraîne une réorganisation de l’économie locale autour de la présence centrale de l’entreprise [10]. À la reconfiguration des économies, dans lesquelles le salariat prend une place accrue par rapport aux économies communautaires d’autosuffisance, s’ajoutent des transformations importantes des relations de genre. Lorsque les entreprises et les communautés se voient privées des biens communs qui assuraient leur approvisionnement matériel de façon autonome – que ce soit parce qu’elles ont été expulsées ou déplacées, ou en raison de la contamination – les salaires versés par l’entreprise deviennent un puissant instrument de dépendance. Les emplois créés par les activités extractives sont fortement associés au travail masculin et sont porteurs de nouvelles inégalités dans les relations sociales. Les femmes, exclues de l’emploi et de l’accès aux ressources naturelles, perdent en autonomie et sont reléguées à une position de subordination face à leur mari, qui est salarié. Dans cette nouvelle structure de travail se dessinent ainsi les figures de l’homme pourvoyeur et de la femme économiquement dépendante du salariat masculin [11]. L’extractivisme, à travers une économie salariée hautement masculinisée, creuse ainsi les différences structurelles entre hommes et femmes à l’intérieur des communautés. La dimension culturelle : renforcement des représentations et des stéréotypes sexistes L’arrivée massive de travailleurs de l’extérieur des communautés que requiert l’implantation des projets extractifs, jumelée à la militarisation du territoire par les forces de sécurité publiques et privées, entraîne une masculinisation du territoire. Pour les femmes, cela se traduit par une peur et une insécurité ravivées, causant un isolement social qui confine les femmes dans l’espace privé-domestique [12]. Les changements dans les formes de loisirs et dans l’usage des espaces publics amènent, entre autres, l’ouverture de bars pour les ouvriers. Il se crée ainsi des espaces masculinisés, marqués par de nouvelles relations de pouvoir qui se superposent aux hiérarchies de genre existantes. Le déploiement des activités extractives favorise la formation de sujets qui renforcent les stéréotypes de la masculinité hégémonique – où le pôle masculin se voit lié à la domination et au contrôle, alors que le féminin est associé à l’idée de la femme dépendante, objet de contrôle et d’abus sexuels [13]. Dans ce contexte, un imaginaire de la « mauvaise femme » se construit autour des femmes qui transgressent la normativité imposée, comme c’est le cas des défenseures des territoires et de la nature [14]. La dimension corporelle : contrôle social et violence machiste Les dynamiques extractives exigent de discipliner et de contrôler les corps. De contrôler au sein des territoires des corps sexués et racialisés, avec un fort sentiment d’appropriation des hommes sur les femmes et leurs corps. Les activités extractives amènent par ailleurs de nouvelles formes de loisirs : on voit apparaître sur les territoires des communautés des établissements de prostitution, dont plusieurs sont associés à la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle. Il y a une forte relation entre l’extractivisme et le travail sexuel – souvent forcé – dans la mesure où la prostitution est perçue dans un contexte d’extraction comme fonctionnelle pour l’accumulation du capital, servant à canaliser le stress de la force de travail masculine [15]. En somme, la violence, le harcèlement sexuel et le contrôle social du corps des femmes sont partie prenante d’un imaginaire patriarcal qui s’affermit avec la pénétration des activités extractives. La nature et les corps – en particulier, les corps féminins – deviennent dans cet imaginaire des objets, que l’on peut s’approprier et sacrifier au service de l’accumulation du capital.   Traduction par Éva Mascolo-Fortin   Photo : Marche de femmes de l’Amazonie, en Équateur, 2013. Photographie par Miriam García-Torres  
Notes [1] Cet article a été écrit par Miriam García-Torres, Eva Vázquez, Delmy Tania Cru et Manuel Bayón. L’article est d’abord paru en espagnol dans la revue Ecología Política en décembre 2017 sous le titre « (Re)patriarcalización de los territorios. La lucha de las mujeres y los megaproyectos extractivos » : http://www.ecologiapolitica.info/?p=10169 [2] Svampa, Maristella (2013). « Consenso de los Commodities y lenguajes de valoración en América Latina », Nueva Sociedad, no. 244, en ligne : http://nuso.org/articulo/consenso-de-los-commodities-y-lenguajes-de-valoracion-en-america-latina/ [3] Fundación Rosa Luxemburg (2013). Memoria del Encuentro Regional de Mujeres y Feminismos Populares. Del 4 al 6 de junio de 2013, en ligne : www.rosalux.org.ec Colectivo Miradas Críticas del Territorio desde el Feminismo (2014). La vida en el centro y el crudo bajo tierra. El Yasuní en clave feminista. Quito, en ligne : https://miradascriticasdelterritoriodesdeelfeminismo.files.wordpress.com/2014/05/yasunienclavefeminista.pdf [4] Cabnal, Lorena (2010). « Acercamiento a la construcción de la propuesta de pensamiento epistémico de las mujeres indígenas feministas comunitarias de Abya Yala ». Dans Feminismos diversos : el feminismo comunitario, ACSUR-Las Segovias : 11-25. [5] Pérez Orozco, Amaia (2014). Subversión feminista de la economía. Aportes para un debate sobre el conflicto capital-vida. Madrid : Traficantes de Sueños. [6] Colectivo de Investigación y Acción Psicosocial (2017). La Herida abierta del Cóndor : Vulneración de derechos, impactos socioecológicos y afectaciones psicosociales provocados por la empresa minera china EcuaCorriente S.A. y el Estado ecuatoriano en el proyecto Mirador. Quito, en ligne : https://investigacionpsicosocial.files.wordpress.com/2017/02/herida-abierta-del-cc3b3ndor.pdf [7] García-Torres, Miriam (2017). Petróleo, ecología política y feminismo. Una lectura sobre la articulación de Mujeres Amazónicas frente al extractivismo petrolero en la provincia de Pastaza, Ecuador, Mémoire de maîtrise. FLACSO-Ecuador. [8] Colectivo Miradas Críticas del Territorio desde el Feminismo (2014). Op. Cit. [9] Colectivo de Investigación y Acción Psicosocial (2017). Op. Cit. [10] Fondation Rosa Luxemburg (2013). Op. Cit. [11] Himley, Matthew (2011). « El género y la edad frente a las reconfiguraciones en los medios de subsistencia originadas por la minería en el Perú », Apuntes XXXVIII (68), p.7-35. [12] Federici, Silvia (2010). Calibán y la bruja. Mujeres, cuerpo y acumulación originaria. Buenos Aires : Tinta Limón Ediciones. [13] Fondation Rosa Luxemburg (2013). Op. Cit. [14] Garcia-Torres (2017). Op. Cit. [15] Laite, Julia Ann (2009). « Historical perspectives on industrial development, mining, and prostitution », The Historical Journal, no. 52 (3), p.739-761.abc

Entre la vie et la forêt, des femmes en lutte

Depuis plus de 30 ans, la localité de San Isidro Aloapam, de la région de Sierra Juarez, dans l’État de Oaxaca au Mexique, est le site d’une histoire d’invasion et de saccage menée par l’industrie forestière. La petite communauté de San Isidro Aloapam mène une courageuse lutte de résistance pour défendre sa terre, sa communauté et sa vie. Au cœur de ce mouvement se trouve une femme inspirante, Yolanda Pérez Cruz, dont il sera question dans cet article. Yolanda est membre du Conseil autochtone populaire de Oaxaca « Ricardo Flores Magón » (CIPO-RFM)[1] au sein duquel elle s’est engagée pour la défense des droits humains et des droits de la Terre Mère. L’histoire du conflit forestier San Isidro Aloapam est une petite localité zapotèque, située à environ 90 kilomètres de la ville de Oaxaca au Mexique. L’exploitation forestière a commencé en 1963, lorsque le gouvernement fédéral a attribué à l’usine de papier Tuxtepec (FAPATUX) une concession pour l’exploitation de 32 000 mètres cubes de bois par année, pour une durée de 25 ans. L’arrivée de la compagnie dans la région a soulevé, vers la fin des années 70 jusqu’aux années 80, un fort mouvement d’opposition au sein de la population de San Isidro Aloapam qui manifestèrent leur indignation face au déboisement sans mesure réalisé par l’entreprise. Suite à cela et avec l’aide des peuples « mancomunados »[2] de la Sierra Juarez, la compagnie est expulsée du territoire, grâce à un recours légal contre le renouvellement de la concession. L’exploitation forestière a toutefois été reprise par une entreprise communale menée par San Isidro Aloapam et San Miguel Aloapam[3], mais des conflits ont éclaté entre les deux communautés et l’entreprise est restée aux mains des autorités de San Miguel Aloapam. La situation s’est alors envenimée, confrontant deux visions de la forêt : d’un côté la forêt comme une ressource à exploiter et de l’autre la forêt comme un milieu de vie. « Si la forêt s’épuise, nous n’aurons plus d’eau, ni de faune. Ce sont nos grands-parents qui nous l’ont laissée et nous la laisserons à nos enfants » affirme Pablo Lopez Alavés, de la communauté San Isidro Aloapam[4]. L’entreprise forestière communale a voulu exploiter les arbres centenaires de la forêt encore vierge de San Isidro Aloapam. La communauté a refusé catégoriquement et n’a accepté aucune négociation. Appuyée par le CIPO-RFM, la résistance pour la protection de la forêt a ainsi commencé, avec des manifestations, des blocages de routes et des recours légaux. Malgré cela, avec l’appui de diverses instances gouvernementales, telles que la CONAFOR, la SERMANAT, la PROFEPA[5], les autorités de San Miguel d’allégeance priiste[6] ont commencé la déforestation. Les actes de répression et d’intimidation envers les habitant.e.s opposé.e.s à l’exploitation forestière se sont multipliés, avec le soutien du gouvernement. Yolanda Pérez Cruz, défenseure de la vie Yolanda Pérez Cruz est originaire de la communauté zapotèque de San Isidro Aloapam. Elle a commencé à s’impliquer dans le conflit forestier dans les années 90, avec son conjoint Pablo Lopez Alavés – un des acteurs importants du mouvement de défense de la forêt – avec leurs familles ainsi que d’autres membres de sa communauté très actifs dans la défense du territoire et de la Terre Mère. Au tout début, Yolanda ne participait pas aux assemblées puisque ce rôle était traditionnellement réservé aux hommes, mais elle était présente aux manifestations et aux blocages de routes. Cette situation a changé lorsque la communauté a rejoint le CIPO-RFM. Yolanda a ainsi commencé à prendre part aux réunions du CIPO-RFM qui encourageait la participation des femmes lors des assemblées. En 2002, Yolanda a été témoin d’une forte répression subie par un groupe de femmes qui défendaient leur terre : deux femmes enceintes ont perdu leurs bébés et une femme est décédée. À partir de ce moment, l’engagement des femmes dans la lutte s’est renforcé. Il n’était plus uniquement question de la défense de la forêt, mais également d’exigence de justice pour les actes de répression qu’elles avaient subis en 2002. En 2010, suite à des années de répression menée par des groupes paramilitaires payés par la compagnie forestière pour intimider et faire taire la communauté de San Isidro Aloapam, le mari de Yolanda, Pablo Lopez Alavés, a été arrêté (il est toujours détenu à ce jour), avec d’autres personnes clés du mouvement. La lutte de Yolanda Pérez Cruz a alors commencé à prendre un autre sens. Suite à cette arrestation, elle a décidé de sortir de sa communauté pour s’approcher de la ville de Oaxaca et du centre pénitencier où son conjoint est emprisonné afin de faire davantage pression sur les autorités et pour mieux lutter pour la libération de son mari et pour la défense de son territoire. Sa langue maternelle étant le zapotèque, Yolanda ne parlait alors pas encore l’espagnol et elle n’avait pas de famille hors de sa communauté, hormis les compagnons du CIPO-RFM qui l’ont aidée à s’établir dans la ville d’Etla. Petit à petit, elle a appris l’espagnol et a fait le suivi du cas de son mari, accompagnée d’avocats et du CIPO-RFM, continuant ainsi la lutte pour la défense de la forêt et rendant visible la situation de San Isidro Aloapam auprès des organisations sociales et environnementales. Yolanda ne se reconnaissait pas elle-même comme étant une défenseure des droits humains, mais au fur et à mesure qu’elle s’est engagée dans la lutte pour la libération de son mari, elle a pris conscience qu’elle a toujours été impliquée depuis les premiers instants du mouvement pour la défense de leur territoire. Son rôle dans cette lutte, qui était en quelque sorte éclipsé par le leadership de son mari, est maintenant visible et met en lumière le rôle central des femmes au sein de sa communauté ainsi que d’autres communautés organisées contre des projets de « développement » extractivistes. Pour elle, ainsi que pour plusieurs femmes se trouvant dans des situations où leur milieu de vie est menacé, la lutte pour la défense de la vie et du bien commun n’est pas un choix. C’est une urgence et une responsabilité. « La Terre Mère nous donne tout : l’eau, la nourriture, le bois, tout… il est normal de lutter pour elle, sinon, comment va-t-on faire ? Tu ne te battrais pas pour ta mère ? »[7] La lutte aujourd’hui Depuis l’arrestation de son mari, Yolanda est constamment victime d’actes d’intimidation et elle reçoit souvent des menaces de la part d’habitants de San Miguel Aloapam. Elle a également été suivie par des inconnus à plusieurs reprises en sortant de ses visites au centre pénitencier. En juin 2015, l’avocat de son mari Pablo Lopez Alavés a reçu une lettre contenant des menaces de mort. Un mois plus tard, deux des animaux de Yolanda ont été tués. Il s’agissait de la deuxième fois déjà qu’on s’attaquait ou qu’on volait ses animaux. Au cours des derniers mois, plusieurs rumeurs se sont répandues affirmant que son fils, Lucio Lopez, de retour des États-Unis, serait kidnappé et tué. Yolanda vit dans la peur de voir les menaces qu’elle et sa famille reçoivent se réaliser. Face à ces événements, des mesures de protection ont été exigées à l’État afin d’assurer la protection physique et psychologique de Yolanda. Cependant, ces mesures sont insuffisantes et ne sont pas respectées, l’État ne semble pas prendre au sérieux sa situation. Elle est continuellement harcelée, en tant que femme, mais aussi en tant qu’autochtone militante. Sa santé physique et psychologique est fortement affectée par les menaces constantes, mais surtout par la disparition imminente de la forêt de San Isidro Aloapam, sa communauté. Actuellement, la communauté de San Miguel Aloapam, soutenue par des groupes paramilitaires, continue l’exploitation forestière. Dû à la perte de sources de subsistances diversifiées, elle ne pratique plus l’agriculture de subsistance, l’unique activité économique envisagée est l’exploitation de la forêt de manière intensive. Ceci a eu un impact direct sur les sources d’eau douce, considérées comme sacrées, en plus de nuire aux ressources forestières nécessaires aux usages de la vie quotidienne de la communauté de San Isidro Aloapam. La situation est maintenant plus difficile, car une partie de la forêt de San Isidro s’est épuisée. Il ne reste plus qu’une partie, encore vierge, celle que San Miguel Aloapam veut actuellement exploiter. Territoires meurtris La communauté de San Isidro Aloapam a pu constater que les impacts de l’exploitation forestière ont touché et touchent plus particulièrement les femmes. Le premier acte de répression, en 2002, n’était qu’une des manifestations des impacts que peut avoir un projet extractif sur les femmes. Le changement dans leur environnement a des conséquences directes sur leur manière de vivre et la présence de personnes étrangères dans la communauté, liées au commerce forestier, met en péril leur sécurité et leur libre-circulation sur leur territoire. Depuis les événements de 2002, les risques et les impacts sont en constante augmentation pour toutes les femmes de la communauté. Suite à plusieurs arrestations d’hommes de la communauté, les femmes restent seules, tout comme Yolanda. La présence des talamontes[8] dans la forêt a fait en sorte que les femmes ont cessé d’y aller par peur de représailles. Aujourd’hui, même les hommes ont peur d’y aller seuls. Le cas de San Isidro Aloapam et de Yolanda Pérez Cruz illustre bien la façon dont la protestation sociale contre les projets extractifs est criminalisée au Mexique, mais aussi dans plusieurs pays d’Amérique latine. Le modèle extractif, de plus en plus agressif, criminalise la protestation et l’opposition de façon évidente. Face aux mégaprojets de développement, des communautés entières sont déplacées car elles ne peuvent plus vivre de leurs activités économiques traditionnelles qui sont directement reliées à leur environnement. Des personnes sont portées disparues, agressées et assassinées quotidiennement. Ce modèle de développement laisse également d’énormes impacts sociaux, détruisant le tissu social des communautés, les divisant et les tournant les uns contre les autres, comme dans le cas de San Isidro et de San Miguel Aloapam, ainsi que des nombreuses violations de droits humains, comme le droit à un environnement sain, le droit à la terre, le droit à l’autodétermination, le droit à l’opposition, le droit à l’eau, le droit à l’information, le droit au travail digne et le droit à la vie, parmi d’autres. Le climat d’impunité permet que ces violations se répètent à travers le pays, avec la complicité des forces policières, des autorités des différents niveaux de gouvernement et des compagnies qui occupent des territoires sans aucune forme de respect pour la population qui y vit[9]. Dans un contexte où 30% du territoire mexicain est sous concession minière et où de nombreuses localités font face à une recrudescence de mégaprojets de développement, l’histoire de San Isidro Aloapam en est une qui se répète partout dans le pays[10]. La pression venant des États pour favoriser les investissements étrangers à travers des mégaprojets menace l’équilibre des écosystèmes et des communautés y vivant. Les luttes des femmes comme Yolanda doivent être rendues visibles, car elles représentent de véritables piliers de la résistance. Le cas de Yolanda est un symbole de la lutte de milliers de femmes qui se battent dans l’ombre contre la violation de leurs droits, l’invasion et la destruction de leur territoire.
Le Consejo Indígena Popular de Oaxaca - Ricardo Flores Magón (CIPO-RFM) est une organisation qui a vu le jour en 1997 à Oaxaca, au Mexique, inspirée par le soulèvement zapatiste de 1994. L’organisation est le fruit de l’alliance entre des communautés autochtones et non autochtones pour faire face à la répression de ceux et celles qui luttaient pour de meilleures conditions de vie, pour défendre leurs droits et protéger l’environnement. Le CIPO représente actuellement 11 communautés de la région. Leurs principaux objectifs sont de : promouvoir l’organisation libertaire des peuples et des travailleurs et travailleuses ; diffuser, promouvoir, former et défendre de façon organisée les droits humains de la population en général et plus particulièrement, des peuples autochtones, des femmes, des personnes handicapées, des enfants et des migrant.e.s ; appuyer et accompagner les communautés, les organisations et les individus qui luttent pour la reconstitution et la libre-association des peuples ; encourager le développement intégral des peuples ; revaloriser la cosmovision et les formes de coexistence, d’organisation, de travail, de production, de science et toutes les expressions culturelles de leurs communautés ; documenter, analyser et diffuser les luttes sociales locales, régionales, nationales et internationales ; défendre et promouvoir la protection des écosystèmes et des ressources naturelles ; construire des alternatives économiques communautaires à travers l’action directe afin de les convertir en contre-pouvoirs et freiner la militarisation, la répression et toute forme d’autoritarisme pour construire une société où l’autogestion, l’auto-organisation et l’appui mutuel sont la base.
 
Notes [1] Consejo indígena popular de Oaxaca-RFM [2] Les « Pueblos mancomunados » désignent l’union formée par plusieurs peuples de la Sierra Juarez. [3] En 1947, San Isidro Aloapam a été intégrée à l’agence municipale de San Miguel Aloapam, qui constitue un noyau administratif qui dépend de la municipalité. [4] Extrait d’une lettre écrite par Pablo Lopes Alavés [5] Commission nationale forestière (Comisión nacional forestal), Secrétariat de l’environnement et des ressources naturelles (Secretaría del medio ambiente y de recursos naturales), Bureau du procureur de protection de l’environnement (Procuraduria Federal de Proteccion al Ambiente) [6] Personnes affiliées au Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) au pouvoir de 1928 à 2000 et de 2012 à aujourd’hui. [7] Conversation entre Yolanda Pérez et Nadja Palomo. [8] Ceux qui coupent les arbres [9] No tenemos miedo - Defensores del derecho a la tierra: atacados por enfrentarse al desarrollo desenfrenado. El observatorio para la Protección de los defensores de Derechos Humanos. Rapport annuel 2014. [10] Mining Watch et Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC). Dans l’intérêt national? Criminalisation des défenseurs des terres et de l’environnement dans les Amériques, en ligne : http://www.miningwatch.ca/sites/www.miningwatch.ca/files/inthenationalinterest_summary_20sep2015_eng.pdfabc

Il était une fois une lutte pour la vie

Avec un territoire d’à peine 20 000 kilomètres carrés et un niveau de vulnérabilité élevé, le Salvador s’est transformé, au cours des dernières années, en un mets convoité, mais difficile à digérer, pour plusieurs entreprises transnationales minières qui prétendent extraire de son sous-sol de l’or et de l’argent. Peu importent les chantages, les menaces, les assassinats, le marketing social, les poursuites millionnaires, la division sociale et la contamination que les entreprises utilisent, la population répond par une résistance pacifique et artistique afin de freiner les projets mortels des entreprises minières. Aveuglées par l’éclat de l’or et de l’argent, celles-ci se soucient peu de la vie de milliers d’hommes et de femmes qui vivent dans le bassin de la rivière Lempa, un des trésors les plus importants de la patrie salvadorienne. Il était une fois une terre avec de l’or... il était une fois un peuple courageux Dix ans se sont écoulés depuis l’émergence de la résistance anti-minière dans le département de Cabañas, au Salvador. Un mouvement fort a réussi à freiner les entreprises minières qui, depuis les années 90, ont entamé leur phase d’exploration dans la municipalité de San Isidro, au nord de Cabañas, avec la mine El Dorado. Vidalina Morales, présidente de l’Association de développement économique et social, de Santa Marta-ADES (Asociación de Desarrollo Económico Social), une des principales organisations de la résistance aux compagnies minières, raconte que la lutte est née des communautés affectées. « Un soir, un groupe de paysannes et de paysans nous ont rendu visite, inquiets par la mise en œuvre du projet minier. Ils nous ont raconté qu’ils s’étaient rendus à l’église et à d’autres institutions gouvernementales, mais que personne ne les avait écoutés. Nous verrons si vous appuyez vraiment les communautés, nous avaient-ils dit ». Le projet El Dorado sera, s’il est mis en œuvre, une mine souterraine. Comme la majorité des projets d’exploration et éventuellement d’exploitation minière au Salvador, il est situé dans le bassin de la rivière Lempa, la ressource hydrique la plus importante du Salvador, situé au nord du pays, dans sa région la plus pauvre. Le projet minier El Dorado était détenu à ses débuts par Pacific Rim El Salvador (PRES), propriété de la compagnie minière canadienne Pacific Rim Mining Corporation, mais il est actuellement administré par Oceana Gold, d’origine et de capital australien. Après avoir accompli des avancées dans l’exploration et après avoir présenté des études d’impacts environnementaux peu détaillées, qui ne répondaient pas à des questionnements de base tel que « combien y-a-t-il d’eau disponible sur le site d’exploration ? » et « quels seront les impacts à long terme sur les ressources d’eau souterraines ? », l’entreprise s’est vue interdire par l’État de poursuivre l’exécution de son projet. Face à cette décision, l’entreprise minière a intenté une poursuite de 301 millions de dollars contre l’État au Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), une situation qui a attisé encore davantage la forte résistance sociale et citoyenne. La situation est devenue délicate pour PRES, qui a été obligée de vendre ses actions et s’est scindée en une série de structures territoriales (Fondation El Dorado et Minerales Torogoz S.A de C.V.), lesquelles tentent de vendre l’idée de l’industrie minière comme étant la solution à tous les problèmes de Cabañas et du Salvador. Et la terre s’est tachée de sang de ce même peuple courageux Après avoir réalisé diverses actions de conscientisation, de sensibilisation et de mobilisation sociale dans les communautés de Cabañas et après avoir réussi à situer l’enjeu de la défense de l’environnement au niveau communautaire, départemental et national, la situation est graduellement devenue plus complexe et l’entreprise a répondu avec des menaces, utilisant la division, le chantage et la cooptation des volontés politiques comme stratégies principales pour atteindre ses objectifs. Alejandro Guevara, défenseur et dirigeant de l’Association environ-nementale La Maraña – AALAM (Asociación ambiental La Maraña), affirme que les confrontations entre leaders et travailleurs étaient assez fréquentes dans la zone avoisinant la mine El Dorado. « Un jour, ils sont arrivés dans la communauté La Maraña avec une campagne sur la santé visuelle. Celle-ci était organisée par la mairie de Sensuntepeque, à Cabañas, et FUDEM, une fondation privée qui offre des services de consultation en ophtalmologie. Ils se sont alliés à l’entreprise minière afin de gagner de l’appui dans la communauté », dit Alejandro. Les instances de gouvernement et d’autres structures privées de Cabañas se sont alliées à l’entreprise minière et ont tourné le dos à la population et aux organisations qui luttaient contre les industries extractives. Cette situation a mené certaines organisations comme ADES Santa Marta, CESTA Amis de la Terre et l’Unité écologique salvadorienne – UNES (Unidad Ecológica Salvadoreña) à former, en 2005, la Table nationale contre l’industrie minière métallique (Mesa nacional Frente a la Mineria Metálica). Cette structure s’est solidifiée et regroupe actuellement 12 organisations de différentes régions du pays qui, avec une approche clairement environnementaliste, défendent la vie. Au fur et à mesure que la lutte pour le territoire se renforçait et que les communautés exigeaient le respect de leur droit à un environnement sain, plusieurs leaders sociaux affichaient leur opposition à la mine et se positionnaient aux côtés de la population pour l’accompagner dans ses justes luttes. Cependant, ils s’exposaient et devenaient plus vulnérables aux attaques de l’entreprise minière qui n’envisageait pas d’abandonner ses intérêts pour l’extraction d’or et d’argent sur les terres d’El Dorado. À cause de leur implication dans le mouvement et de l’incapacité des autorités à octroyer des mesures de protection, les personnes à la tête des mouvements de lutte sont devenues les premières victimes d’un processus dont l’éclatement était prévisible. Marcelo Rivera, Ramiro Sorto et Dora Sorto (enceinte de 8 mois) ont été assassinés en 2009 pour avoir défendu l’environnement, la vie et la santé des générations actuelles et futures. Cette tache de sang est encore fraîche et la population continue d’exiger justice face à l’impunité déguisée en fonctionnaires et administrateurs judiciaires dans le pays. Les batailles contre l’impunité se gagnent en s’unissant Bien que la douleur ressentie par la perte d’hommes et de femmes courageux et engagés pour la vie ait signifié la redéfinition de mécanismes de sécurité plus adéquats pour les leaders, l’engagement du mouvement environnementaliste salvadorien et d’ADES n’a jamais été remis en question, surtout en ce qui a trait à l’avancement de la défense de l’environnement et par conséquent, de la vie. Le travail de promotion et d’éducation à travers des tournées et des campagnes au niveau communautaire, national et international, la participation à des congrès, à des marches vertes, l’accompagnement et la pression pour arriver à l’approbation d’une loi qui interdise l’industrie minière métallique sont des manifestations de la force du mouvement, mais sont également un appel constant pour obtenir justice et parvenir à mettre fin à l’impunité au Salvador. La légitimité et le caractère nécessaire de la lutte en cours à Cabañas et au Salvador ont permis à des instances comme l’Église catholique de se prononcer fermement sur le sujet. Ainsi, en 2007, l’Église annonçait, à travers son communiqué « Prenons soin de la Maison de tous », que : « dans cette perspective de la foi, nous désirons partager avec vous notre vision pastorale sur un problème qui nous inquiète profondément : la possibilité que soit autorisée l’exploitation de mines de métaux précieux à ciel ouvert ou souterraines, plus particulièrement dans la zone nord de notre pays ». En 2010, l’Église catholique a réaffirmé sa position et a fait un appel à « défendre la vie et le bien commun ». Dans cet appel, l’Église met l’emphase sur le fait que l’exploitation minière cause des dommages irréversibles à l’environnement et aux communautés de la région. Plusieurs municipalités mettent actuellement en place des consultations citoyennes afin de s’auto-déclarer « territoires libres d’exploitation minière ». Même si le doute persiste, que l’impunité et ses ombres continuent de faire peur, la lutte pour la vie exige un positionnement clair de ces acteurs et actrices qui, à partir de leurs occupations quotidiennes, alimentent et exigent le respect de la souveraineté nationale. Le Salvador fait face actuellement à une poursuite de plus de 300 millions auprès du CIRDI. Il y a toutefois une absence de mécanismes légaux qui permettraient à la population de s’assurer que des ressources comme l’eau et des droits fondamentaux tels que la vie soient considérés plus importants que des intérêts éminemment économiques et avares comme ceux promus et défendus par Oceana Gold. L’entreprise minière se divise en structures territoriales qui, du point de vue du marketing social et de la responsabilité sociale des entreprises, tentent de se donner une image responsable en ce qui a trait à l’environnement. Cependant, malgré le fait que les nuages de l’impunité et de l’injustice soient constamment visibles, les populations de Cabañas et du Salvador savent que le soleil viendra ensuite.   Traduction : Amelia Orellanaabc

« Guatemala, tu fleuriras » : Développements et défis autour des mobilisations contre la corruption au Guatemala

Depuis le mois d’avril 2015, le Guatemala – pays du printemps éternel – connait d’importantes mobilisations citoyennes comme réaction aux annonces d’enquêtes pour corruption impliquant de nombreux dirigeants politiques. Ces événements ont lieu dans un contexte de sous-financement des institutions publiques (particulièrement criant dans le domaine de la santé où les hôpitaux souffrent d’une pénurie de médicaments et du retard dans le paiement des salaires des employé.e.s), de scandales environnementaux[1], ainsi que d’un niveau aigu et généralisé de violence et de criminalité à travers le pays, et notamment dans la capitale. Scandales de corruption impliquant des hauts dirigeants du gouvernement En mars, des journalistes enquêtant sur un cas de corruption impliquant le maire de Mazatenango furent trouvés criblés de balles dans un parc du département de Suchitepéquez. Peu de temps après, en avril, après avoir enquêté pendant plus de 8 mois, la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG) et le Ministère public (Procureur général) mirent au jour un réseau de corruption détournant la perception d’impôts douaniers et impliquant la participation de la vice-présidente, Roxana Baldetti, et plus directement de son secrétaire privé, Juan Carlos Monzón. À la mi-avril, lorsque la CICIG fit l’annonce de 40 cas de corruption impliquant l’Autorité fiscale, Baldetti et Monzón se trouvaient en voyage en Corée du Sud, ce qui vint mettre de l’huile sur le feu de la colère sociale. Après 5 mois de fuite face à la justice, Monzón s’est présenté au tribunal le 5 octobre. Des mobilisations citoyennes historiques Face à ces faits préoccupants, des citoyen.ne.s organisèrent un piquetage quotidien près du Palais national pendant 2 semaines auquel participèrent une centaine de personnes. Il coïncida aussi avec un campement du Comité paysan de l’altiplano (CCDA) situé à quelques mètres. Cette séparation physique, bien que petite, mit en évidence la vieille déconnection entre les mouvements sociaux urbains et ruraux. Suite à l’escalade de nouvelles allégations de corruption, une manifestation spontanée eut lieu le 25 avril sous la bannière #RenunciaYa (#DémissionneMaintenant) à laquelle participèrent plus de 30 000 personnes au Parc central pour exiger le départ de la vice-présidente et du président, Otto Pérez Molina. Cet événement – bien représentatif du haut-le-cœur généralisé par rapport à la corruption et au contexte d’impunité entourant les politiciens guatémaltèques – réunit des secteurs de la société guatémaltèque très variés (voire même opposés), incluant des étudiant.e.s de l’Université publique San Carlos, des gens provenant de zones favorisées de la capitale, des familles de couches plus populaires et des représentant.e.s du milieu paysan. Y était aussi Ricardo Méndez Ruiz de la Fondation contre le terrorisme, reconnu pour ses positions d’extrême-droite, négationnistes du génocide et à l’encontre des organisations de défense des droits humains. Des groupes plus activistes étaient bien sûr aussi présents. Ce premier rassemblement ne donna la tribune à aucune organisation : il s’agissait plutôt de donner une voix aux citoyens et citoyennes, qui entonnèrent des bruits avec des sifflets et des cris. Nombreux furent ceux et celles qui s’armèrent de pancartes aux messages divers contre la corruption. Bien qu’il y eut au tout début certaines rumeurs d’incitation à la violence par des groupes armés obscurs, rappelant le conflit interne armé ayant sévi au pays de 1960 à 1996, toutes les manifestations ayant eu lieu à la capitale sont demeurées pacifiques, quoique surveillées par la présence discrète mais continue des forces de l’ordre et de drônes. Cependant, c’est dans les départements que la persécution de leaders de mouvements sociaux fut à la hausse, comme nous l’a mentionné l’Unité de défense des défenseurs et défenseures du Guatemala (UDEFEGUA). L’explosion de l’individualité à l’intérieur de l’espace collectif À partir de ces premières manifestations, d’autres suivirent sur une base régulière à chaque samedi, parfois nocturnes, parsemées d’événements ponctuels. Celle du 16 mai fut particulièrement importante, où près de 60 000 personnes se présentèrent au Parc central, en dépit de fortes averses de pluie. Il convient de préciser que la convocation aux rassemblements s’est effectuée principalement par le biais des médias sociaux et les messages – marqués de hashtags[2] – s’adaptèrent facilement aux changements amenés par l’actualité et les développements dans les travaux de la CICIG. Surtout lors des premiers rassemblements, certain.e.s chantèrent l’hymne national, d’autres organisèrent des moments de prières collectives. Des groupes musicaux offrirent des prestations de différents styles, et parfois jusqu’à tard dans la nuit, rajoutant à l’allégresse de l’indignation collective et brisant avec la peur. Par ailleurs, plusieurs manifestant.e.s décrièrent le silence de certains médias de communication et les accusèrent d’être complices avec les principaux partis politiques. Une présence qui s’est bien démarquée parmi les manifestations fut celle de la génération post-conflit, dont plusieurs portèrent fièrement le message « Vous avez touché à la mauvaise génération »[3] ou encore « ils nous ont tant volé qu’ils nous ont volé la peur ». Les mobilisations revêtirent un caractère nettement pluriel. Au-delà de la question de la corruption et de l’impunité qui ont fait l’objet d’un consensus national de rejet, plusieurs ont aussi mis de l’avant leurs propres luttes. Par exemple, des groupes exigeaient justice pour les crimes de génocide et contre les militaires, des féministes scandaient « notre corps, notre territoire »; d’autres demandaient l’approbation de la Loi sur le développement rural intégral ou encore l’annulation des permis d’exploitation minière. Le cri de ralliement contre la corruption et l’impunité et pour la démission du président a permis de rassembler des gens aux griefs variés mais partageant la même préoccupation. Aussi, le partage de l’espace a permis une certaine pénétration des messages entre les différents groupes et individus, ce qui a contribué auprès des personnes réunies contre la corruption à un éveil de conscience à d’autres luttes sociales plus locales, comme celle de La Puya contre un projet minier à proximité de la capitale. Parmi les principaux messages globaux émanant des mobilisations citoyennes, notons le report des élections (prévues le 6 septembre), l’appel au vote nul et une méfiance envers les partis politiques actuels. Plusieurs moyens artistiques ont été mis de l’avant pour transmettre ces messages. Une campagne de « re-peinture » citoyenne a été menée dans différents endroits, remplaçant les affiches publicitaires des partis par des dessins d’arbres, de papillons ou de mains d’enfants, par exemple. Aussi, de nombreuses manifestations se sont terminées dans la nuit par des concerts d’artistes locaux, certains de renommée nationale, afin d’inviter les plus jeunes générations à développer une conscience politique et à intégrer les manifestations anti-corruption. D’autre part, plus de 70 organisations créèrent le 28 avril l’Assemblée sociale et populaire pour canaliser la position des secteurs paysans, autochtones, de femmes, d’étudiant.e.s, de droits humains, face au contexte de corruption. En plus d’appuyer les demandes d’enquêtes exhaustives sur les dirigeants politiques et de réforme de la Loi sur les élections et les partis politiques, l’Assemblée dénonça la criminalisation et la répression comme réponse de l’État aux demandes sociales. Dans sa deuxième déclaration, le 2 juin, l’Assemblée exigea la dépuration et la non-réélection des députés actuels et appela aussi à la création d’une assemblée nationale constituante pour édifier les bases d’une « profonde transformation du système économique, social et politique ». Par la suite, des rencontres régionales se sont tenues pour poursuivre le travail de réflexion et de positionnement politique de l’Assemblée. Tombent les têtes : le gouvernement du Parti patriota en chute libre Le 6 mai, malgré de très fortes réticences, le président du pays s’est vu obliger par la pression internationale – spécialement de l’ambassadeur des États-Unis – de prolonger le mandat de la CICIG pour 2 ans. Le 8 mai, peu de temps après le début des manifestations exigeant le départ de Baldetti, le président Otto Pérez Molina annonça la démission de sa vice-présidente. Le soir même, des milliers de personnes se réunirent spontanément au Parc central pour allumer des feux d’artifice afin de célébrer cette première démission. Plus tard, des enquêtes contre la vice-présidente pour faire la lumière sur son enrichissement illicite menèrent à la confiscation de plusieurs propriétés de la famille Baldetti. Dans les semaines ultérieures, d’autres démissions et destitutions suivirent : le ministre de l’Énergie et des Mines, Érick Archila; le ministre d’État, Mauricio López Bonilla; la ministre de l’Environnement, Michelle Martinez; le récent successeur d’Archila, Edwin Rodas; le vice-ministre de la Sécurité, Edi Juárez; ainsi que le secrétaire général à la présidence. Ces départs faisaient suite à des signalements pour corruption ou irrégularités, entre autres, par rapport au cas de la « formule magique » du lac Amatitlán. Le président lui-même démissionna le 3 septembre suite à des allégations pour corruption émises par la CICIG et le MP. La structure politique sous la loupe des manifestant.e.s et de la justice En plus de rejeter en bloc la corruption et d’exiger la démission du président, le mouvement citoyen a mis de l’avant d’autres exigences, dont la mise en vigueur immédiate de la réforme de la Loi électorale et la dépuration de l’Organisme judiciaire, où de nombreux juges possèdent d’importants liens avec les partis Patriote et LIDER. Par ailleurs, alors que le gouvernement du président se désagrégeait, les enquêtes de la CICIG et du Ministère public se poursuivaient et signalaient les manquements de députés de différents partis. Le parti Libertad Democrática Renovada (LIDER), principal parti d’opposition étant pressenti de gagner les prochaines élections, fut la cible de critiques virulentes de la part des manifestant.e.s qui l’accusèrent de vouloir tirer profit des mo-bilisations lorsqu’elles étaient à leurs balbutiements. Plus tard, en juillet, la CICIG émit des signalements contre le candidat à la vice-présidence du LIDER, compromettant ainsi la candidature du parti aux élections. Le chef de ce dernier, Manuel Baldizon, entreprit une croisade contre l’institution appuyée par les Nations Unies, et surtout son directeur, le Colombien Ivan Velasquez, en convoquant une marche contre la CICIG et portant une plainte à l’Organisation des États américains. Cette réaction a été largement critiquée par la population guatémaltèque. La réforme électorale : demandes appuyées par différents secteurs, mais pour des motifs divergents La demande pour réformer la Loi électorale et sur les partis politiques est active depuis plus de 15 ans. Parmi les articles à réformer proposés par le Tribunal suprême électoral (TSE) au Congrès, soulevons : 1) permettre le vote à l’étranger[4]; 2) augmenter le nombre d’adhésions aux partis politiques requis à leur mise en candidature aux élections; 3) améliorer la fiscalisation et reddition de comptes des partis politiques. Le 6 août, le TSE décriait que le projet de réforme avait été largement modifié par les membres du congrès, au point d’en vider tout son sens. Les élections 2015 : des résultats qui rendent perplexe Le résultat de ces élections fut complexe. Au premier tour des élections, c’est Jimmy Morales du Front de convergence national (FCN) qui sortit vainqueur avec 24% des votes. Le LIDER perdit le vote populaire pour arriver presqu’ex-aequo avec la candidate de l’Union nationale de l’espoir (UNE), Sandra Torres. Ceci constitua un important changement dans la politique guatémaltèque, voulant que le perdant des élections précédentes remporte l’élection suivante (le toca). Face à cette déconfiture Baldizon, le candidat du LIDER à la présidence, démissionna du parti le 14 septembre. Par ailleurs, il y eut réélection à 61% des députés. La répartition de la députation va comme suit : 44 Lider, 36 UNE, 18 Todos, 17 PP et uniquement 11 pour le FCN. Au deuxième tour pour choisir la présidence, c’est Jimmy Morales de FCN qui remporta le vote populaire avec 67%. En résumé, voici la situation : le Guatemala a rejeté la vieille politique – représentée par les chefs des principaux partis (Lider, Patriote et UNE), en favorisant Jimmy Morales, un nouveau venu sur la scène politique et connu nationalement pour être comédien. En dépit de ce vote, les politiciens seront largement les mêmes. Par ailleurs, le parti de « Jimmy » fut créé par des anciens militaires, ce qui soulève de nombreux doutes sur la portée réelle de changement que le prochain gouvernement amènera. Questionnements et défis pour les mobilisations citoyennes La forte participation aux élections et les résultats en ayant découlé ont rendu perplexes plusieurs secteurs de la société civile et on pourrait se questionner à plusieurs niveaux sur le succès des stratégies et des discours convoyés par les mobilisations. Il a été critiqué que les mobilisations se soient largement concentrées à la capitale (bien que quelques rassemblements aient été organisés dans certains départements du Guatemala) et que la population vivant loin du grand centre reste très majoritairement déconnectée du mouvement d’indignation et de ses préoccupations. Quelle peut donc être la portée à l’extérieur de la capitale de ce mouvement visant la transformation du pays? Les différences entre la capitale et les départements sont-elles trop grandes pour permettre leur articulation et la construction de ponts entre les régions sociogéographiques? Le modèle politique a été fortement mis en cause par les manifestant.e.s, de même que par de nombreuses institutions nationales et internationales. Pourtant, dans une société hautement inégalitaire comme la société guatémaltèque, qui connaît à la fois une bonne croissance économique et une pauvreté grandissante, c’est le modèle économique qui doit être critiqué et transformé. Les inégalités économiques sont le reflet des inégalités de pouvoir, lesquelles sont aussi le produit du système juridique coopté par de puissants intérêts historiques, économiques, politiques, militaires – tous confondus. Nul ne doute que l’élection de juges par la Commission de postulation fut le fruit de trafics d’influences. Par ailleurs, le résultat des élections amène son lot de questions. Aucune candidature aux élections 2015 ne se présentait comme une véritable option à une sortie de crise. Maintenant que les élections ont eu lieu, le mouvement citoyen et l’Assemblée sociale et populaire pourront-ils réagir adéquatement et avec vigueur au nouveau gouvernement? Seront-ils en mesure de bâtir une pression sociale suffisante pour amener les transformations nécessaires à la société guatémaltèque? Jimmy Morales sera-t-il ouvert et en mesure de répondre aux aspirations citoyennes? Dans le même ordre d’idées, est-ce que le travail de la CICIG et du MP se limitera à une cinquantaine de personnes liées aux partis politiques ou s’attaquera-t-il aussi aux acteurs corporatifs impliqués dans ces structures de corruption? Quelle sera la délimitation temporelle de leurs enquêtes? S’intéresseront-elles aussi aux députés passés ou récemment élus? Avec le nouveau gouvernement, est-ce que ces institutions auront encore le vent dans les voiles pour poursuivre leur travail contre la corruption et l’impunité au sein des structures politiques guatémaltèques? Suivre la situation politique du Guatemala à www.paqg.org // https://nomada.gt // www.cmiguate.org   * Cet article est une version remaniée d’articles ayant paru dans la revue Relations (octobre 2015) et sur le site du Groupe de recherche sur les espaces publics et les innovations politiques.   Photo : Luis Soto, 2015  
Notes [1] Notons l’octroi en février d’un contrat de 23M$ à une entreprise israélienne pour décontaminer le lac Amatitlán à l’aide d’une « formule magique »; ou encore en juin, la contamination de la rivière La Pasión au Petén par une compagnie de palme africaine, provoquant la mort des poissons et des impacts socio-économiques pour les communautés de pêcheurs de la région. [2] Mentionnons notamment #estoapenasempieza, #justiciaya, #reformaya. [3] « Se metieron con la generación equivocada ». [4] Les envois de fonds provenant de Guatémaltèques vivant à l’étranger représentent entre 5 et 8 milliards de dollars annuels. A titre de comparaison, le produit intérieur brut du pays en 2014 était de 58 milliards.abc

Incertitude et mobilisation sur la route du Canal interocéanique du Nicaragua

Au 19e siècle, les pays européens et les États-Unis rêvaient de construire un canal qui allait relier les océans Atlantique et Pacifique au niveau de l’Amérique Centrale et créer une route plus rapide et accessible pour le transport maritime. Les premiers arguments pour construire un canal à travers le Nicaragua remontent même à l’époque coloniale et le pays est demeuré le premier choix durant la majeure partie du 19e siècle. Toutefois, l’instabilité politique, la présence des anglais sur la Côte Miskitu, englobant une partie de la Côte Atlantique du Nicaragua et du Honduras, ainsi que l’activité sismique et volcanique au Nicaragua rendaient la décision difficile pour les États-Unis. La France avait déjà entamé durant les années 1880 la construction d’un canal traversant l’isthme du Panama mais les travaux avaient dû être suspendus pour des raisons financières et logistiques, la main d’œuvre faisant face à un taux de mortalité important dû aux maladies tropicales. Ainsi, devant la peur de voir entrer une autre superpuissance dans les Amériques, comme l’Allemagne ou le Japon, les États-Unis ont été convaincus par les Français de choisir le Panama et d’acquérir les travaux qui avaient déjà été effectués[1]. Il n’en demeure pas moins que le Nicaragua a toujours rêvé – et espéré – voir se concrétiser ce projet de Canal interocéanique sur son territoire qui propulserait l’économie nicaraguayenne à un tout autre niveau. Augusto César Sandino, figure emblématique du nationalisme nicaraguayen, était en accord avec la réalisation d’un Canal interocéanique, mais dont la construction, inspirée de la vision de Simón Bolivar, serait propulsée par les pays latino-américains et laisserait au Nicaragua son entière souveraineté[2]. Or, bouleversé par des interventions étrangères, des désastres naturels, de longues périodes de dictature et un conflit armé, le Nicaragua tente difficilement depuis les vingt-cinq dernières années de se remettre de ces épreuves et ne possède pas les moyens financiers pour réaliser un tel projet. Depuis le retour au pouvoir de Daniel Ortega Saavedra et du Front Sandiniste de libération nationale (FSLN) en 2007, le Nicaragua tente tant bien que mal de diversifier ses sources de financement extérieur et de se distancer des pays occidentaux. Un Canal interocéanique, financé par des intérêts chinois, apparaît alors intéressant pour le gouvernement de Daniel Ortega. Le projet permettrait un tel développement économique au Nicaragua, à l’instar du Panama, qui favoriserait la croissance de l’économie, créerait des milliers d’emplois et sortirait la population de la pauvreté. Dans sa forme actuelle, le projet de Canal du Nicaragua, mis de l’avant en 2012 par le gouvernement du FSLN, prévoit qu’il sera deux fois plus profond que le Canal du Panama pour accommoder les derniers modèles de paquebots qui ne peuvent passer par le Panama et il sera réalisé en moins de temps, soit sur une période de cinq ans. Les concessions du projet ont été attribuées à la firme chinoise Hong Kong Nicaragua Development (HKND), dirigée par l’homme d’affaires Wang Jing, qui promet une ouverture du Canal en 2020. Afin d’attribuer rapidement les concessions à la firme chinoise, la loi 840 sur le Grand Canal a été approuvée en juin 2013 par l’Assemblée nationale, qui possède une majorité de députés du FSLN, avant même que des études de faisabilité aient été effectuées, que la route du Canal soit connue et sans aucune consultation publique ni de la population, ni des communautés autochtones et de descendance africaine affectées[3]. Deux ans après l’approbation de la loi 840, les mouvements de soutien et d’opposition au projet de Canal sont devenus représentatifs de la polarisation présente dans la politique nicaraguayenne. Le gouvernement de Daniel Ortega et les partisans sandinistes brandissent les pancartes affichant le slogan « Que Dieu bénisse le canal » alors que l’opposition se rallie sous les slogans « Non au canal », « Dehors les Chinois » ou « Ortega vend la patrie ». Le Canal représente un enjeu majeur pour le Nicaragua et met de l’avant une vision du développement qui diffère peu du modèle traditionnel. En mettant au premier plan le développement économique, le Canal met en danger des écosystèmes fragiles et uniques qui se trouvent sur le tracé actuel proposé par le gouvernement et la firme HKND, en plus de traverser des territoires autochtones autonomes et d’exproprier des communautés vivant sur ces terres depuis des générations. Dans ce contexte, cet article vise à aborder brièvement les impacts d’un tel projet sur les communautés qui seront directement et indirectement affectées. Même si le gouvernement de Daniel Ortega et la Commission du projet de développement du Canal du Nicaragua, ou la Commission, soutiennent que le Canal interocéanique du Nicaragua devrait doubler le Produit intérieur brut (PIB) et générer 250 000 emplois directs et indirects, les dommages causés par le projet excéderont les bénéfices socio-économiques et causeront des dommages irréversibles dans un pays où l’équilibre politique, social, économique, culturel et environnemental est fragile. Des communautés exclues Selon la firme chinoise HKND, le tracé actuel du Canal est constamment en évaluation afin de protéger certaines zones plus sensibles, mais il en demeure que les impacts socio-environnementaux seront immenses. Selon le dernier tracé du Canal, dix communautés seront directement affectées, soit les villes de Bluefields, Nueva Guinea, San Miguelito, San Carlos, Rivas, Tola, El Castillo, Altagracia, San Jorge et San Juan del Sur. À celles-ci s’ajoutent les villes de Belen, Buenos Aires et Moyogalpa, qui seront affectées par des projets connexes comme les zones de libre-échange et les centres touristiques prévus. Ces municipalités couvrent un total de 12 440 kilomètres carrés, soit 10% du territoire national. Au total, ce sont près de 120 000 personnes, soit plus de 24 000 familles, qui devront être expropriées, ce qui représente 32% de la population des municipalités affectées[4]. Plusieurs conséquences directes du projet de Canal sur les communautés apparaissent évidentes et alarmantes et sont décriées par la société civile nicaraguayenne et les médias traditionnels d’opposition. D’une part, le canal traversera des communautés autochtones et de descendance africaine, dont certaines luttent pour la survie de leur identité, et risque de causer des dommages irréversibles à ces populations. D’autre part, les familles qui devront être expropriées vivent pour la majorité en milieu rural et dans un niveau de pauvreté important et leur déplacement forcé bouleversera leurs conditions de vie et brisera des liens communautaires. En analysant le cas du Canal du Nicaragua, il est impossible de garder sous silence le fait que des communautés autochtones et de descendance africaine de la Côte Atlantique du Nicaragua seront directement affectées puisque 52% du tracé actuel se trouve sur ces territoires autochtones autonomes. Durant les trente dernières années, plusieurs lois ont été établies pour garantir l’autonomie régionale et le droit à la propriété communale des populations qui y vivent (Lois 28 et 445), tout en reconnaissant les autorités autochtones et de descendance africaine en leur accordant la possibilité de représenter légalement leurs communautés et territoires et de les administrer selon leurs coutumes et traditions (Loi 445). La loi 445 reconnaît d’ailleurs que « les terres communales sont inaliénables ; elles ne peuvent être données, vendues, saisies ou imposées et sont imprescriptibles. L’État reconnaît et garantit l’inaliénabilité de celles-ci »[5]. Or, la loi 840 sur le Canal viole une série de droits acquise par les communautés autochtones et de descendance africaine pour garantir leur autonomie. Par exemple, l’article 12 de cette loi prévoit l’expropriation de quelconque propriété, qu’elle soit privée ou communale, des régions autonomes ou de toute autre entité gouvernementale, qui soit nécessaire au projet. De plus, et tout aussi alarmant, l’article 5 attribue à la Commission un pouvoir de décision sur toute autre loi antérieure nécessaire à la réalisation du projet de Canal, affirmant que « tout autre consentement, acte ou omission qui serait nécessaire, ou établi par une loi antérieure, ne seront pas tenus pour le projet ou sous-projet » et que les décisions de la Commission « seront de caractère erga omnes et obligatoires »[6]. Ces articles attribuent à la Commission des pouvoirs qui outrepassent la constitution et un bon nombre de lois et de normes internationales et enlèvent aux communautés autochtones et de descendance africaine le droit au consensus et à la consultation, à la propriété communale et à l’autonomie et les droits sur les ressources qui se trouvent en territoire autonome, des droits acquis par les lois antérieures. De plus, leur consentement ne devient plus nécessaire à la réalisation du projet. Les communautés autochtones et de descendance africaine deviennent alors non seulement ignorées, par l’absence de consultation et de consensus, mais elles sont complètement et volontairement exclues, par les pouvoirs accordés à la Commission dans la loi 840. Luttant pour leur survie depuis des générations, ces communautés autochtones et de descendance africaine de la Côte Atlantique ont perdu, en l’espace de quelques mois, des droits précieusement acquis au cours des dernières décennies. Dans ce contexte, le cas se retrouve devant la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH) pour violations au droit à l’information, à la consultation informée et au consentement des peuples autochtones. La communauté de Bangkukuk Taik, un village isolé du peuple Rama comptant 140 habitants, est d’ailleurs prise en exemple car elle risque d’être fortement affectée, voire même éradiquée, par la construction prévue d’un port pour le Canal. Les dommages seront d’une importance capitale pour le peuple Rama et la survie de son identité puisque, présentement, Bangkukuk Taik est le seul endroit où est enseigné la langue Rama et où les habitants ont des connaissances approfondies sur les traditions de leur peuple, notamment sur l’agriculture, la chasse et la médecine traditionnelle. Le projet de Canal prévoit que Bangkukuk Taik deviendra un port en eau profonde du côté caribéen et sera nommé Punta de Águila (la signification espagnole de Bangkukuk Taik, soit la Pointe de l’aigle)[7]. Outre les communautés vivant sur la Côte Atlantique, des communautés entières se trouvant sur le tracé actuel du Canal seront gravement affectées. En effet, la portion Atlantique du Nicaragua a longtemps été laissée à elle-même et compte les régions les plus pauvres du pays. On estime qu’environ 7 personnes sur 10 y vivent en situation de pauvreté ou d’extrême pauvreté. La majorité des habitants vivent d’agriculture destinée à la subsistance, aux communautés ou encore à la production agricole nationale ou destinée à l’exportation. L’agriculture étant le premier secteur économique du Nicaragua, le Canal bouleversera des communautés dont la production agricole est nécessaire à leur propre survie et à celle de leur économie. Les déplacements forcés auront comme conséquence de briser des liens existants depuis longtemps au sein de coopératives agricoles, omniprésentes au Nicaragua, et d’organisations communautaires[8]. Le déplacement forcé et la division de communautés signifiera également la détérioration des municipalités affectées, tant pour les peuples autochtones et de descendance africaine de la Côte Atlantique que pour les communautés se trouvant du Côté Pacifique. Bien que le gouvernement promet la création d’emplois qui bénéficieront à la population nicaraguayenne, les familles relocalisées demeurent à risque de se retrouver en situation de vulnérabilité et de pauvreté dans d’autres villes du Nicaragua ou du Costa Rica car elles ne seront pas assurées de trouver du travail sur le projet de Canal. En effet, la majorité de la population vivant en milieu rural possède un faible niveau de scolarisation et des compétences liées davantage à l’agriculture qu’ils pratiquent depuis des générations[9]. La main d’œuvre mieux rémunérée sur le projet de Canal aura donc tendance à provenir des grands centres urbains et universitaires comme Managua ou León. Une mobilisation qui s’organise Depuis la première pelletée de terre en décembre 2014, symbole de l’avancement du projet, la résistance s’est peu à peu organisée. À la fin de 2014, des équipes envoyées par HKND, accompagnées de policiers et des forces armées, se sont rendues dans les communautés pour mesurer et photographier les terrains, ainsi que pour faire le recensement des personnes devant être expropriées[10]. Ces évènements ont contribué à augmenter le niveau d’anxiété et d’incertitude des populations qui possèdent peu d’informations sur ce qui adviendra. Face à ce climat d’incertitude, et outre la présence d’organisations de la société civile devant diverses instances internationales, l’année 2015 a également vu une montée flagrante de la mobilisation sociale contre le projet et une hausse des demandes pour la dérogation de la loi 840. Des manifestations ont lieu régulièrement dans les communautés qui seront affectées et dans les grandes villes. Les manifestants s’opposent au Canal et plus spécifiquement, à la vente des concessions à des intérêts étrangers, aux dommages qui seront causés à l’environnement et aux communautés et au régime d’indemnisations pour les expropriations jugées insuffisantes. Le 12 octobre 2015, en réponse aux mobilisations des derniers mois, le gouvernement Ortega a annoncé son intention de déroger la Loi de sécurité citoyenne, en vigueur depuis 2010, et de la remplacer par la Loi de sécurité souveraine de la République du Nicaragua. Celle-ci prévoit le renforcement des forces armées et policières et de la Direction de l’investigation pour la défense (DID) en leur attribuant de nouveaux pouvoirs. La nouvelle loi prévoit que tout élément qui « représente un danger pour la sécurité des personnes, de la vie, de la famille et de la communauté, ainsi que pour les intérêts suprêmes de la nation nicaraguayenne » peut être considéré comme un risque à la sécurité souveraine. De plus, la loi établit comme « menace à la sécurité souveraine » : l’espionnage, le sabotage, la rébellion, la trahison de la patrie et « tout acte illégal qui pose atteinte à l’existence de l’État nicaraguayen et de ses institutions »[11]. Cette nouvelle loi permettrait une libre interprétation de ce que sont les « intérêts suprêmes » et de ce qui est considéré comme une « menace », ouvrant la voie à une éventuelle criminalisation de la protestation. Cependant, le 27 octobre, face à la controverse entourant le nouveau projet de loi, Daniel Ortega a annoncé que celui-ci serait révisé, sans toutefois donner plus de détails sur les modifications ni la nouvelle date de présentation du projet de loi révisé[12]. Dans un pays sortant d’une guerre civile il y a de cela moins de trente ans, l’équilibre socio-politique demeure fragile. Une telle mobilisation sociale à travers le pays était plutôt rare durant les dernières années et est représentative d’un climat d’insatisfaction face au gouvernement de Daniel Ortega, souvent critiqué pour agir sans transparence ni consensus. Le mégaprojet de Canal et les lois qui sont établies pour permettre son exécution marquent toutefois une nouvelle étape dans le style de gouvernance anti-démocratique de Daniel Ortega. Conclusion Le projet du Canal du Nicaragua est-il l’approche que le Nicaragua souhaite adopter pour réduire la pauvreté, tel que le signale le gouvernement? Selon le Réseau pour la démocratie et le développement local, le Canal remplit toutes les conditions d’une approche de développement traditionnelle, c’est-à-dire une approche centrée sur la croissance économique basée sur l’investissement étranger dans les secteurs clés offrant des avantages comparatifs afin de répondre aux exigences du commerce international. Une étude réalisée par le Centre Humboldt en 2014 révèle d’ailleurs que le modèle de développement des projets de HKND contredit les principes de véritable développement humain et durable.
La concession du canal renforce une vision du développement extractif et polluant, enracinée dans la logique de concentration de la richesse en accaparant le marché, en privatisant des biens communs et en commercialisant la nature, créant des enclaves au profit d’intérêts étrangers et affaiblissant les possibilités d’encourager des formes de développement durable et des alternatives à la dynamique de dégradation irréversible de l’environnement naturel[13].
Il revient à l’ensemble de la population nicaraguayenne de décider du modèle de développement qu’elle souhaite, et non seulement à un seul parti politique, en tenant compte des normes internationales en termes de développement humain et durable et de respect des droits humains, des diverses opinions et des faits présentés dans les différentes études et en respectant la constitution du pays et les lois établies, surtout en ce qui a trait à l’autonomie et aux droits fondamentaux des peuples autochtones et de descendance africaine. Or, comme on peut en témoigner actuellement, le gouvernement agit dans un processus opaque qui laisse peu de place à l’analyse critique et à la consultation des différents acteurs. En agissant avec manque de transparence, sans consensus et de manière anti-démocratique, le gouvernement risque des tensions qui pourraient survenir à tout moment. L’année 2016 en sera une d’élections présidentielles au Nicaragua et le Canal risque d’être un des enjeux électoraux principaux. Si la situation demeure inchangée et si le gouvernement n’agit pas dans une plus grande transparence, le FSLN pourrait voir sa base d’appuis populaires diminuer de façon importante dans les régions directement affectées par le Canal.   Photo : Manifestation le 9 septembre 2015 à San Miguelito, Page Facebook de Mecuadra.  
Notes [1] Canal de Panama (2015). Historia. http://micanaldepanama.com/nosotros/ et Van der Post, J. (2014). « El canal interocéanico : un sueño siempre presente y nunca realizado ». Revista Envío, no. 388, en ligne : http://www.envio.org.ni/articulo/4868. [2] El Nuevo Diario (2013). « Sandino y el Canal de Nicaragua », en ligne : http://www.elnuevodiario.com.ni/opinion/291533-sandino-canal-nicaragua/. [3] El País (2013). « El Parlamento de Nicaragua aprueba la concesión del canal a un empresario chino », en ligne : http://internacional.elpais.com/internacional/2013/06/13/actualidad/1371158429_272294.html. [4] Traduction libre. Red por la Democracia y el Desarrollo Local (2015). « ¿Qué territorios partirá el Canal y a qué poblaciones desplazará? », Revista Envío, no. 400, en ligne : http://www.envio.org.ni/articulo/5043. [5] Traduction libre. Acosta, M. L. (2015). El impacto de la Ley del Gran Canal Interoceánico de Nicaragua sobre los pueblos indígenas y afrodescendientes de Nicaragua. Présentation de la représentante légale des peuples Rama y Kriol, Créoles de Bluefields et Miskitu de Tasbaponie devant la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH). [6] Traduction libre. Assemblée nationale du Nicaragua (2013). Ley No. 840. Ley Especial para el Desarrollo de Infraestructura y Transporte Nicaragüense Atingente a El Canal, Zonas de Libre Comercio e Infraestraturas Asociadas. [7] Liedel, E. (2015). « The Rama Versus the Canal ». Hakai Magazine, August 27, 2015, en ligne : http://www.hakaimagazine.com/article-long/rama-versus-canal. [8] Red por la Democracia y el Desarrollo Local (2015). Op. Cit. [9] Ibid. [10] Confidencial (2014). « HKND hace censo de expropriaciones », en ligne : http://www.confidencial.com.ni/archivos/articulo/19089/. [11] La Prensa (2015). « Ortega quiere un Estado policial », en ligne : http://www.laprensa.com.ni/2015/10/15/politica/1919182-ortega-quiere-un-estado-policial-ortega-quiere-un-estado-policial. [12] La Prensa (2015). « Ortega retira de la Asamblea la Ley de Seguridad Soberana », en ligne : http://www.laprensa.com.ni/2015/10/27/politica/1926191-ortega-retira-de-la-asamblea-la-ley-de-seguridad-soberana. [13] Red por la Democracia y el Desarrollo Local (2015). Op. Cit.abc