Catégorie : Communication populaire

Une autre façon de se retrouver

« Quand elle est vraie, lorsqu’elle nait de la volonté de se prononcer, la parole humaine ne peut être freinée par personne. Si on lui refuse la bouche, elle s’exprime avec les mains, ou par les yeux, ou par les pores, ou par n’importe où d’autres. » – Eduardo Galeano

Il est 5 h 30 du matin en Colombie, les réveille-matins de Monica, Luis, Alexandra, Sandra, Santiago et Elkin sonnent. Ces six journalistes travaillent quotidiennement pour Radio Contagio, située au centre de Bogota. À Buenos Aires, Carlos a déjà envoyé une première livraison de Resumen Latinoamericano, et à Lima, Paloma amorce sa réflexion concernant les élections présidentielles qui se tiendront dans une semaine et qui pourraient redonner le pouvoir à la famille Fujimori. Environ quatre ou cinq heures séparent ce groupe de journalistes, mais l’écrasante réalité les unit; en effet, bien que sous différentes bannières, les pouvoirs économiques et médiatiques, qui ne dorment jamais, ont déjà savamment orchestré leur processus de désinformation, lequel devra être décortiqué et mis en lumière en cette nouvelle journée.

« En effet, s’il y avait beaucoup d’individus aux ressources limitées qui se regroupaient pour intervenir dans le rouage politique, ils pourraient, assurément, se transformer et devenir des participants actifs, ce qui en soi deviendrait une vraie menace. » – Noam Chomsky

Dans la région de Magdalena Medio, en Colombie, à travers un air contaminé par l’odeur d’huile de palme provenant de grandes plantations établies sur ces terres depuis les années 90, Don Carlos, un paysan de 47 ans qui vient tout juste de retourner sur ses terres, est déjà en train de prendre son petit déjeuner tout en écoutant la radio. C’est à travers celle-ci qu’il apprend, aux alentours de 7 heures du matin, la bouleversante nouvelle selon laquelle les paramilitaires, ses nouveaux voisins depuis qu’on lui a restitué quatre hectares de terres, affirment qu’ils vont s’opposer à la restitution et qu’ils utiliseront la force contre ceux qui désireront revenir. Don Carlos s’en fait également pour ses cinq vaches et ses quinze poules. « S’ils nous délogent sans prévenir qu’arrivera-t-il? », s’interroge-t-il tout en sirotant le meilleur café au monde (c’est ce qu’on dit), mais aussi le moins bien payé (on le sait). Heureusement sa famille, toujours en exil, attend le feu vert pour pouvoir revenir, dépendamment du dénouement des événements. À la une des grands journaux et sur les chaînes entrepreneuriales résonnent les déclarations de Luis Carlos Villegas, ministre de la Défense : « Le paramilitarisme, c’est un fantôme ». « Quel fantôme! », s’exclame Don Carlos en avalant une gorgée, « comme si je n’avais jamais eu peur d’eux ». À 7 h 30, le téléphone cellulaire de Don Carlos sonne, c’est Monica de Radio Contagio. Celle-ci a commencé le travail avec un courriel dénonçant les menaces faites par les paramilitaires à des individus comme Don Carlos. Dans leur échange, Monica lui demande s’il veut bien lui accorder une entrevue sur sa situation et les menaces. Don Carlos s’en réjouit, car il pourra ainsi raconter sa version des faits qui ne ressemble en rien aux déclarations faites par le ministre Villegas à la station radio de l’armée. Il est toutefois méfiant : « Oui, mais vous ne devez pas révéler mon nom », demande-t-il poliment. Les paramilitaires ont affirmé que quiconque parle « mourra ». L’entrevue oscille entre la tranquillité que donne la confiance et la peur ressentie par le fait de nommer les choses par leur nom : « Les paramilitaires se réunissent, ils veulent voir comment ils pourront empêcher la restitution », affirme Don Carlos alors que Monica, après une seconde écoute, se demande comment faire pour que Carlos, en Argentine, et Paloma au Pérou, pour ne nommer que ceux-là, comprennent ce que doit endurer quotidiennement Don Carlos, ce à quoi il doit faire face et comment il l’affronte. En fin d’avant-midi, vers 11 h 30, l’histoire de Don Carlos, qu’on a évité de nommer, est déjà connue de 3 000 personnes qui s’ajoutent à celles qui exigent de démanteler le paramilitarisme et de garantir que les gens puissent vivre en paix avec leurs cinq vaches, leurs quinze poules, la totalité de leur famille, sur les terres qui les ont vus grandir et qu’ils soient en mesure de voir grandir les générations actuelles et futures. Paloma et Carlos se rendent bien à l’évidence que l’histoire de Don Carlos est très similaire à celle des paysans envahis par les plantations de soja, ou encore à celle des Autochtones de Cajamarca qui luttent pour ne pas perdre leur eau. Don Carlos vient de terminer son deuxième café de la journée.

« Je viens d’une famille conservatrice, j’ai étudié dans une université privée très éloignée de cette réalité, on entend très rarement parler de ce type d’histoire. Je crois que de pouvoir en discuter avec ma mère ou avec mon copain les aide à percevoir leur pays sous un nouvel angle, ce qui m’aide aussi à ne pas perdre espoir. Je crois que si Don Carlos résiste et ne perd pas la foi, alors pourquoi moi je perdrais espoir ? C’est ce que je veux que les gens retiennent de mes publications, qu’il y a toujours espoir. » – Monica Lozano, journaliste à Radio Contagio

« Il s’agit d’un système médiatique d’autoprotection; le questionner dépendrait de la compréhension du public et que le pouvoir s’organise pour arriver à un changement politique. C’est donc à travers celui-ci qu’il serait éventuellement possible de restructurer le système. » – Edward S. Herman

Sandra débute sa journée scandalisée par les Panama Papers. En Colombie, rien de substantiel ne se dit à ce sujet. Certains médias déraillent en disant que 850 Colombiens figurent sur la liste, mais ils tiennent à signaler que ce n’est pas parce qu’il est dans les paradis fiscaux que l’argent est illégal ou que cela enfreint la loi. À 8 h 00 du matin, juste avant d’entamer l’émission en direct, arrive via les réseaux sociaux l’information selon laquelle en Islande, le premier ministre aurait donné sa démission à la suite des pressions populaires dénonçant le fait que Monsieur Sigmundur possédait trois ou quatre entreprises dans ces fameux « paradis fiscaux ». « Se pourrait-il que rien ne se passe en Colombie? », s’interroge Sandra. Elle fait des appels au Congrès, à la direction des Impôts et à deux ou trois personnes d’organismes sociaux. En Colombie, rien ne va se passer, c’est ce qu’on en conclut. Quelques politiciens par-ci par-là se prononcent en affirmant qu’il y aura bien un contrôle politique et d’autres histoires du genre, mais à la fin, les choses ne bougeront pas. « Je ne sais pas comment arriver à une réforme fiscale lorsqu’autant d’argent est caché par les entrepreneurs afin d’éviter de payer de l’impôt », commente Sandra tandis qu’elle s’installe sur sa chaise et règle le microphone pour l’interview qui suit. L’équipe a décidé de contacter Gloria, une dame qui survit grâce à l’entretien ménager qu’elle effectue chez des familles de classe moyenne supérieure. Madame Gloria est la mère d’une des jeunes victimes des « faux positifs », plus de 5 000, selon des chiffres qui ne sont pas reconnus par l’État. Gloria affirme que le gouvernement n’a pas plus honte, que le cas de son fils est dans l’impunité la plus complète alors que quelques congressistes jouissent d’une détention à domicile et qu’en plus ils possèdent de l’argent et des entreprises au Panama. « Je ne sais pas de quoi nous allons vivre, ils ont assassiné mon fils qui m’aidait avec la maison et maintenant ils veulent nous achever avec plus d’impôts ».

« C’est une situation plus qu’injuste, Doña Gloria est doublement victime, d’un côté les forces militaires et d’un autre côté le système économique ». Sandra sort des ondes sur cette remarque. Elle consulte ensuite la page de Resumen Latinoamericano, lequel relate une dénonciation qui aura lieu en Argentine contre Mauricio Macri à la suite du scandale des paradis fiscaux, et qu’au Brésil, le principal moteur du jugement politique contre Dilma se retrouve aussi dans les Panama Papers. Elle la lit en direct. À 10 h 30, juste avant de terminer le communiqué et au milieu de cette froide matinée, entre un appel : un groupe d’avocats a décidé de faire des recherches et de poursuivre l’époux d’une journaliste du groupe PRISA. Le communiqué est prêt à midi. « On commence à comprendre que chacun d’eux (les personnes impliquées, les militaires, les entrepreneurs) a comploté, au fond, ils sont tous les mêmes et partagent les mêmes intérêts, tous essaient de se couvrir le visage, il faut les démasquer, mettre en lumière leurs noms, leurs histoires et leurs délits. Les gens doivent en être informés pour que la prochaine fois qu’ils les verront ils les reconnaissent et se disent : ce sont les mêmes que d’habitude, ils n’incarnent pas le changement. » – Sandra Gutierrez, journaliste à Radio Contagio.

« L’acte de réception dans le processus communicatif de la musique joue un rôle actif, puisque chaque récepteur incarne le commencement de nouveaux trajets interprétatifs, qui par le fait même peuvent aussi engendrer d’autres processus communicatifs. » – José Luis Campos Garcia

Santiago entame sa journée de la manière la plus simple possible, en écoutant de la musique, qu’il partagera avec plaisir à son auditoire. En décembre dernier, eut lieu la commémoration du décès de Nelson Mandela et au cœur de la mémoire collective est apparue Miriam Makeba, icône de la musique s’opposant à l’apartheid en Afrique du Sud. Santiago l’écoute et y trouve ces nouveaux récits, non seulement dans les paroles des chansons, mais aussi dans l’histoire même de la chanteuse qui est retournée chez elle une fois Mandela libéré en 1990. « On communique aussi avec la musique », dit Santiago. « Dans le cas de Mama África, il est possible de vivre la lutte de la population noire de ce pays qui tout comme nous, elle s’est battue pour revenir, pour survivre au milieu des tirs, cherchant la réconciliation en dépit de la souffrance sans jamais toutefois oublier », affirme Santiago pendant qu’il met une chanson de Makeba, Holilili. À la moitié de l’émission, vers 9 h 15 du matin, nous nous entretenons avec Marino Cordoba, reconnu comme leader dans les communautés d’ascendance africaine en Colombie. Marino, homme endurci par les années et les querelles politiques, affirme que les communautés noires en Colombie sont encore victimes de discrimination; on parle d’au moins 40 territoires collectifs qu’on n’a pas voulu reconnaître aux communautés. Ces terres, qui leur reviennent de droit puisqu’elles les habitent et en prennent soin depuis plus de 50 ans, se font envahir par des colons et les entreprises minières, et ce, avec l’approbation du gouvernement national. L’entrevue se termine sur l’urgence de reconnaissance pour ces communautés. On augmente le volume à partir de la console, et la voix de Makeba s’élève. Les mains sur la console − Emabhaceni commence à jouer, à peine deux minutes −, il baisse le volume : une tranche d’histoire de Makeba. En musique de fond, on distingue les magnifiques chœurs qui rappellent la forêt et l’eau nous menant à la liberté; la voix de Santiago paraphrase la brève traduction du Swahili où l’on réussit à comprendre que la liberté et la paix sont les mêmes là-bas et ici. La chanson se termine, le générique sonore se fait tout de suite entendre, le volume monte : « Radio Contagio point-com, une autre façon de se retrouver », dit la voix grave de l’ami argentin Eduardo Natchman.

« Il est parfois difficile de comprendre comment la musique transpose la douleur en espérance, c’est comme si la musique transformait la douleur en une envie de danser, en joie. C’est du moins ce qu’il m’arrive et même si les paroles parlent de sang, au-dessus de tout ça on retrouve quand même la joie, la souffrance peut se chanter et se danser et peut se transformer en force qui nous motive à continuer et cela me frappe. » – Santiago Lozano, producteur à Radio Contagio

« Les choses qui arrivent lorsque personne ne les attend ne sont pas nécessairement synonymes de mauvaises nouvelles, il s’agit parfois de très belles choses et c’est un moyen, un message que nous envoie la vie pour nous dire que ça vaut la peine, que ça vaut la peine d’attendre ces nouvelles. » – Eduardo Galeano

Il est 15 h 30. Conversation par WhatsApp avec le groupe de communicateurs du réseau CONPAZ. Bonjour amis de Contagio, Nidiria vous écrit de Buenaventura. Une image arrive. Des milliers de chontaduros et, autour, des gens le sourire aux lèvres. C’est quoi ça ? S’interroge Alexandra. Chontaduro, la récolte est arrivée. Très jolies les photos. Il semblerait que Nidiria, une jeune de 23 ans, noire, habitante du territoire collectif du fleuve Naya, soit simplement en train de partager un paysage coloré souvent représenté du quai de Buenaventura, une ville presque entièrement contrôlée par les instances paramilitaires qui défendent les projets d’agrandissement du plus grand port d’Amérique latine donnant sur le Pacifique. Le message ne s’arrêtait cependant pas aux couleurs des chontaduros et aux tresses des femmes. Tout cela n’est en fait qu’une infime partie de l’histoire que racontent ces photos. Il y a cinq ans, il n’y avait pas autant de fruits. Et pourquoi? Les fumigations empêchaient les fruits d’arriver à maturité, c’est du chontaduro du Naya. Ah, très bien! Alexandra commençait à comprendre que les fruits du chontaduro n’arrivaient pas à maturité sur ce territoire, car les fumigations avec du glyphosate par les forces militaires et policières, sous prétexte d’éradiquer la propagation des cultures à usage illicite, rendaient la chose impossible. Il n’y a pas si longtemps, dans un des six ateliers de communication tenus à Buenaventura, Nidiria a expliqué que les communautés noires avaient décidé de s’opposer à la fumigation sur leur territoire en proposant des mécanismes de substitution volontaire aux cultures à usage illicite. « Une fois, ils sont arrivés en avionnette et en hélicoptère et on les a empêchés de travailler », a-t-elle raconté en riant. Raconte-m’en davantage, se dépêcha d’écrire Alexandra. En ce moment, les embarcations avec plus de cinq tonnes de chontaduros continuent d’arriver en provenance du fleuve; pour le moment, la vie sourit à nouveau aux habitants. Alexandra, encore sous le choc devant la profondeur de la question qu’elle vient de couvrir à partir de son téléphone cellulaire, s’écrie : « Il faut le mettre en ligne, on a ici toute une nouvelle ». Elle ouvre son éditeur de page dans la section « communautés » et l’intitule : « Après qu’on ait empêché la fumigation avec des glyphosates, le chontaduro revient à Buenaventura ». Il est 17 heures.

« Une image, en plus de faire appel à notre vue, doit également venir interpeller notre âme. Même s’il s’agit d’une image frappante, elle doit nous transcender pour venir saisir notre âme, certaines images iront même jusqu’à provoquer de la douleur et aideront éventuellement à passer de la douleur à l’indignation, qui ensuite générera du mouvement, de l’action. D’autres provoquent de la joie et des sourires. Pour moi, les photos sont le début d’un nouveau cycle de vie. » – Luis Galindo, photographe et gestionnaire de services communautaires à Radio Contagio

« Les médias commerciaux dénaturent de plus en plus le sens professionnel du journalisme; ils tendent à les changer en propagandistes (…) ensuite, ils ont tendance à les changer en employés loyaux d’une grande entreprise (…) cela constitue une défiguration spirituelle cohérente dans laquelle ils se sentent représentants de ce milieu (…) en revanche, on ne pense pas que le meilleur qui puisse arriver à un candidat au journalisme est d’apprendre à créer des médias alternatifs au service de sa communauté. » – Javier Darío Restrepo

Il est près de 8 heures, Elkin arrive chez lui, consulte son compte Twitter et y découvre que le lendemain sera une journée très mouvementée, beaucoup de nouvelles. Les mères communautaires ont décidé de camper devant les installations du ICBF afin d’exiger des conditions de travail dignes pour elles et des conditions de vie dignes pour les enfants qu’elles accueillent quotidiennement. En Palestine, on annonce que durant la journée, treize Palestiniens ont été assassinés et qu’il y a des médecins dans les prisons administratives qui aident à définir les mécanismes de torture conformément à la personnalité des détenus en Israël. À Caldas, une communauté entière a décidé de chasser des entreprises de son territoire. Sur le compte Twitter de quelques congressistes colombiens, on annonce la tenue d’un débat de contrôle politique à cause de la grève armée des paramilitaires, qui a eu lieu la semaine antérieure. Les paysans planifient débattre d’une loi qui les reconnaisse comme sujets de droit, ce qui pourrait signifier la possibilité d’avoir davantage de mécanismes de défense pour leurs terres. Mais il y a également les nouvelles d’aujourd’hui, celles qui ne peuvent être mises au deuxième plan, ces histoires ne doivent pas être perçues comme du passé, mais comme un pas en avant; ces nouvelles d’aujourd’hui font partie de l’histoire et nous définissent, raison pour laquelle elles ne doivent pas être mises au second plan, jamais oubliées. « Il faut maintenant vérifier ce qui nous a été dit », pense-t-il. Bien souvent les comptes sur les réseaux sociaux sont truffés d’insultes à cause d’une nouvelle X ou Y, à cause d’une colonne d’opinions ou d’autres choses. Cependant, une réaction soulage : « Enfin une station qui nous redonne espoir, toutes mes félicitations, lâchez pas », dit un twitteur. Il est 23 heures. En Argentine, Carlos envoie son premier résumé de la matinée et, au Pérou, Paloma se prépare pour une nouvelle journée. On se retrouve demain, comme toujours. Sonne le réveille-matin. Bonjour...

« Le métier du journaliste est difficile et implique beaucoup de responsabilités, il partage l’histoire de certaines vies, cherche à leur venir en aide et à tisser des liens avec d’autres. Le journalisme tente de faire ressortir la vie au beau milieu de la mort, ce qu’il reste d’espérance au milieu du désespoir, l’avantage est que la vie et l’espérance sont toujours là, quelque part. » – Elkin Sarria, éditeur à Radio Contagio

  Traduction par Macarena Lara Photographie de Contagio Radioabc

L’éducommunication pour la citoyenneté des femmes

Le début de mon parcours à l’École de Communications et Arts de l’Université de São Paulo (ECA/USP) est en relation avec la trajectoire du mouvement féministe. En 1996, lors de mon retour du Canada, où j’ai vécu pendant huit ans, j'ai commencé à travailler comme coordonnatrice de l’organisation Réseau des femmes dans l’éducation, située dans la ville de São Paulo. L’année suivante, motivée par la passion pour l’académie et par le travail d’éducation pour de nouvelles relations entre femmes et hommes, le rêve de m’inscrire à l’Université de São Paulo (USP) s'est concrétisé puisque j’avais été acceptée au cours de Gestion de processus communicationnels (ECA/USP). Appliquant la théorie à mes expériences pratiques, je confirme que le féminisme et la communication vont main dans la main et représentent un chemin indéniable et nécessaire dans la lutte face à l’inégalité des genres. Le radicalisme (dans le sens marxiste du terme) de cette lutte doit être au-dessus du sectarisme actuel en ce qui concerne les moyens de communication de masse et cela touche plusieurs organisations. Les médias ne représentent ni le sauvetage, ni la destruction, mais un champ fondamental de l’intervention pour une plus grande citoyenneté active. C’est l’« aura » qui ressort de ces recherches. Les résultats de mes travaux académiques proposent des contributions concrètes pour une activité plus efficace dans le mouvement féministe. Et cela en connectant l’éducation non formelle avec la communication, à la recherche du même objectif des pionnières et des pionniers de cette lutte : une société avec égalité des droits – relations d’égalités, en ce qui concerne les différences –, sans laquelle il ne sera possible d’arriver à une démocratie et à une pleine citoyenneté. En cherchant l’interface entre la communication et le féminisme, telles recherches ont comme prémisses le fait que tous les deux possèdent le savoir d’une existence intrinsèquement entrelacée. Il faut aussi reconnaitre qu'au cours des luttes pour l’émancipation des femmes, les médias ont eu un rôle important, passant des moyens imprimés à analogiques et numériques, et ce, sur la scène nationale comme internationale. Cette intervention transformatrice va à l’encontre du langage stéréotypé, soit écrit ou imagé, celui qui renforce le sexisme ou autre discrimination. Pour proposer une pratique proprement dite d’éducommunication et de communication à distance – centralisée sur l’identité des discours et sur les formes de les transmettre –, la recherche va à l’encontre de la vision aliénante de l’École de Frankfurt et adepte du potentiel politique transformateur soutenu par des auteurs comme Jürgen Habermas, Jesús Martin Barbero et Paulo Freire. Dans ce cas, il est nécessaire, comme condition préalable, de gérer la communication avec des objectifs clairs et partagés entre les membres des groupes impliqués. Ce qui signifie, chercher la réponse à la question mise de l’avant par Habermas[1], et qui se résume comme suit : « à quel mode de comportement commun les gens veulent se compromettre? ». Selon lui, la communication se traduit par la quête de la compréhension, en reconnaissant les connexions entre la dimension de la subjectivité et de l’intersubjectivité. Une action communicative doit avoir un destinataire capable de la recevoir. Aucune action ne se caractérise comme telle, si d’un autre côté il n’y a personne pour la recevoir, considérant que le et la récepteur.trice sera celui et celle qui la dirigera, puis après l’avoir recréé par soi-même, pour ensuite participer à une action de communication de manière continue avec d’autres agents sociaux. Comme l’explique bien Habermas :
[...] les membres d’un collectif doivent arriver à une décision commune. Ils doivent essayer de se convaincre mutuellement qu’il est pertinent de chacun, que tous agissent ainsi. Dans ce type de processus, chacun indique à l’autre les raisons pour lesquelles il peut vouloir qu’une forme de comportement soit transformé socialement obligatoire. Chaque personne concernée doit pouvoir se convaincre que la norme proposée est, dans les circonstances données, « également bonne » pour tous.
Selon l’analyse de Citelli[2], d’autres chercheurs de la même génération, pour une production latino-américaine, concluent que l’évolution des études communicationnelles est délimitée par « un tournant d’impossibilités s’ils ne reçoivent l’apport critique nécessaire qui inclut la compréhension des mécanismes sociaux de production, de circulation et de consommation des messages ». Le modèle des médiations C’est à partir de ce point d’impasse, dans les années 1980, que le modèle des médiations commence à se consolider. En fonction des études culturelles élaborées au cours des années 1960, ce modèle se concentre sur la réception de son message. Ce processus de redéfinition du message survient « entre » l’émission et la réception dans le champ dominé par les médiations. La capacité de réflexion – de redéfinition – des gens se situe spécifiquement dans le champ des médiations, puis, en plus de l’émission et de la réception, existe un processus de dialogue intérieur. Il s'agit d'un processus dont les sens se complètent dans le jeu idéologique des expériences culturelles et sociales, par exemple : la famille, les amis, l’école, l’église, associations. La théorie de Jesus Martin Barbero[3] sur les médiations trouve écho pour redessiner les études communicatives. Ses recherches indiquent que le centre souffre de l’action de plusieurs sphères de la société. Barbero déplace la discussion des moyens pour les médiations et pour l’action efficace des messages. Au lieu des moyens seulement représentés par les ressources de production, c’est-à-dire les entreprises de communications et leurs champs d’intérêt, ils doivent travailler en tenant compte de plusieurs instances concernées et de plusieurs réseaux de relations de la population. Ainsi, le phénomène de réception est médié par des instances de la société. Ce sont les intermédiaires qui arbitrent les influences et ils peuvent donc, à travers des pratiques participatives, manipuler les moyens et les ressources afin de dominer les langages et les techniques. La thèse principale est celle où il existe un désordre provoqué par la nouvelle sensibilité, liée à la variation préfiguratrice, formée par les relations qui sont marquées par le désordre culturel, la déterritorialisation et l’hybridisme du langage. En plus de Barbero, auteur espagnol qui vit en Colombie depuis 1963, ce modèle a été élaboré en profondeur par des chercheurs comme le Mexicain Guilhermo Gomes Orozco et l’Argentin Nestor García Canclini. Ici au Brésil, plusieurs chercheurs de l’École de Communications et Arts de l’Université de São Paulo (ECA/USP) se sont penchés, à partir de ces études, sur un champ spécifique du savoir qui s’intitule éducommunication. En quelques mots, « éducommunication » peut être définie par l’interrelation entre la communication, le social et l’éducation, en tant que champ d’intervention social précis. Dans les prémisses de ces études pour une éducation, pour la communication, en suivant le célèbre schéma du step by step, on arrive à la séquence d’actions suivantes : 1) Gestion d’agir de manière communicative à l’intérieur des groupes; 2) Maîtrise instrumentale (maîtrise des modes de fonctionnement, de compréhension et de reconnaissance des techniques de formatage et de perception des logiques économique et politique qui influencent les mécanismes de production, de circulation et de consommation); 3) Lecture critique des domaines; 4) Mécanismes efficaces d’intervention. Ces objectifs étant poursuivis, sont en harmonie avec le sens premier du mot communication, contenu dans sa propre composition : rendre COMMUNE une ACTION. Selon Baccega[4] :
[...] la communication est l’interaction entre les sujets... Pour obtenir communication, il est nécessaire que les interlocuteurs aient une « mémoire » commune, qu’ils participent à une même culture. Car la communication se manifeste dans nos discours et les discours qui circulent dans la société se constituent à partir de l’intertextualité.
Selon Baccega[5], étant donné que la communication devient efficace que lorsqu’elle est appropriée et devient une source d’un autre discours, pour l’interlocuteur, la condition de diffuseur lui doit être habitué. Il est pourtant, l’interlocuteur/diffuseur. D’un autre côté, pour Deleuze et Guattari[6] :
Il n’existe pas d’énoncé individuel, jamais. Tout énoncé est un produit du contenu, ce qui veut dire, des agents collectifs d’énonciation (par des « agents collectifs » ne sont pas des populations ou des sociétés, mais des municipalités).
On reprend l’apprentissage de base que l’humanité a toujours développé des stratégies dans le but de s’instrumentaliser pour une transmission d’information et de connaissances. En arrivant à la fin du 20e siècle, en célébrant la plus grande révolution avec les avancées des médias numériques qui a sur Internet sa plus grande expansion. Pour la première fois, l’interaction est possible en temps réel, au-delà de l’importance du rôle du public qui passe d’un simple consommateur à un producteur d’images. Puis, c’est dû à cette récente révolution communicative que ces mouvements féministes apportent de nouvelles perspectives pour la lutte pour la transformation des relations sociales de genres. Et ce, dans la mesure que les médias peuvent améliorer la perception et la matérialisation asymétrique du pouvoir entre les sexes, qui place l’homme en situation de dominance et qui provoque de tragiques conséquences dans la société. Les nouvelles notions de temps et d’espace, le nouveau mode de ressentir, de penser et d’agir peuvent accélérer l’harmonisation des relations construites socialement, culturellement acceptées et maintenues historiquement depuis des millénaires. Les médias comme instruments de transformation de la réalité Sans aucun doute, à chaque innovation dans les formes d’expressions, de transmission d’informations et de connaissances, les stratégies pour arriver à un plus grand pouvoir de la diffusion dans les messages de libération de l’oppression patriarcale contre les femmes, s’améliorent. À l’ère numérique, les possibilités d’intervention féministe trouvent un écho encore plus fort. La révolution des technologies de l’information et des communications (TIC) a provoqué de nouvelles notions de temps et d’espace, un nouveau mode de sens, de pensées et d’actions. L'environnement médiatique exerce une influence sans précédent sur la production des sentiments des gens, en plus de concrétiser de l’utopie d’une société juste et égalitaire. Par conséquent, peu importe la proposition politique et/ou éducative, il ne faut pas ignorer les TIC et la complexité de celles-ci, de plus avec la crise pragmatique maintenant installée. La constitution de l’imaginaire est tout aussi connectée à la construction culturelle des relations de genres, qu’avec l’influence des TIC dans la formation des gens, considérant que la réalité se construit à partir de l’objectivité et de la subjectivité. Comme le souligne Cristina Costa[7] : « c’est un jeu entre moi et la culture. D’un côté, la culture s’impose à nous; d’un autre, nous en faisons partie. Il s’agit d’un jeu dans lequel quelque chose me renferme, mais ne me renferme pas entièrement ». Afin de projeter l’avenir, il est nécessaire de revoir le passé et d’analyser le présent, époque où les TIC représentent le plus grand pouvoir du nouvel ordre politique, économique, social et culturel. Dans l’enchevêtrement dynamique des structures de l’imaginaire, il se tisse des liens qui peuvent être renforcés – dans le but de perpétuer les inégalités de genres – ou s’assouplir, visant à défaire les modèles des rôles établis par la dynamique sociale. C’est à partir de l'éducation, celle qui transforme l’être humain en agent politique, que les conditions changeront. Ces « réalités » sont présentes dans la construction sociale des genres, tissée à partir des divers réseaux de relations d'un individu : famille, église, école, associations populaires, partis politiques, moyens de communication de masse… À l’aide des résultats de ce parcours et de l’analyse de telles recherches, il a été possible de formuler des recommandations concrètes pour un mouvement féministe, tout en démontrant les possibilités d’activités éducommunicatives et de la communication à distance soutenues par les médias. Notamment, les réseaux sociaux définissent de nouvelles formes de représentation de la femme. Les médias, en particulier, altèrent les modèles stéréotypés de la représentation de la femme, en favorisant une action plus efficace du mouvement féministe à travers la communication et la distance. Et, sans l’ombre d’un doute, les défis actuels poursuivent le même objectif des pionnières de cette lutte : une société avec l’égalité des droits – relations harmonieuses et un respect des différences –, sans laquelle il serait impossible d’établir une démocratie et obtenir une pleine citoyenneté. Il faut considérer que malgré l’évolution significative de la condition de la femme, intensifiée au courant des dernières décennies et grâce à l’impulsion donnée par le mouvement féministe, l’impasse demeure dans la quête pour l’égalité dans la division de l’espace public et privé. Ceci démontre la permanence des clichés et des mythes qui vénèrent, de forme effervescente, l’identité masculine et féminine. Les nouvelles dynamiques communicatives qui submergent de l’ère numérique, consolidant dans les pratiques quotidiennes une multitude de formes d’apprentissage et d’expressions personnelles et interpersonnelles, s’ajoutent de manière à améliorer les narratives révolutionnaires féministes mises en place peu après la deuxième moitié du siècle passé. Comme résultat, il figure ainsi une implacable occasion d’une progression de la lutte pour l’égalité des relations sociales des genres, par l’entremise d’une stratégie de pratiques éducommunicatives et de communications à distance, afin qu’il y ait une reformulation du programme féministe. Et cela, visant la consolidation de formes plus efficaces de l’intervention politique et de progrès dans les activités pour l’égalité des genres. Afin de clore le sujet – sans oublier de souligner les contributions gérées collectivement sur de telles recherches, lesquelles ne s’établissent pas comme vérités absolues –, en mettant l’accent sur la réflexion critique de Citelli[8], dans le sens que « [...] entre l’“ici” et le “là”, afin de retrouver notre tension théorique de base, la semence peut fructifier; pendant les intervalles les étincelles distribuent de la lumière et font des langages des endroits de créations idéologiques », qui est emballé par la phrase de Paulo Freire[9] puisque « le monde n’est plus, le monde est ».   Traduction par Pedro Luiz Freire Cardadeiro Illustration par Meriem Wakrim, 2017  
Notes 1 Habermas, J. (1989). Consciência moral e agir comunicativo. Tradução : Guido Antônio de Almeida. RJ: Ed. Tempo Brasileiro, p. 91 2 Citelli, A. O. (2004). Comunicação e Educação. A linguagem em movimento. 3ª ed. SP: Senac, p. 32 3 Martin-Barbero, J. « Heredando el futuro. Pensar la educación desde la comunicación ». Revista Nómadas. S/d 4 Baccega, M. A. (2002). « Comunicação: interação emissão/recepção ». Revista Comunicação e Educação. no.23. ECA-USP/Ed.Salesiana. jan-abr/2002. p. 7-8 5 Baccega, M. A. (2000-2001). « A construção do campo comunicação/educação: alguns caminhos ». Revista USP. no.48, p. 20 6 Deleuze, G. et Guattari, F. (2009). Mil Platôs Capitalismo e Esquizofrenia. Volume 1. Tradução : Aurélio Guerra Neto e Célia Pinto Costa. Editora 34, p. 51. 7 Aula ministrada em 25/5/2010, na disciplina Fundamentos da Comunicação e Expressão Humanas, na USP/ECA, coordenada por ela. 8 Op. cit. p. 60 9 Op cit. p. 85 Références Soares, Ismar de Oliveira (1998). O campo da Comunicação/Educação, suas subáreas e a emergência de um novo espaço profissional. Pesquisa do Núcleo de Comunicação e Educação da Escola de Comunicações e Artes da Universidade de São Paulo (NCE/ECA/USP). SP. VIEIRA, Vera (2012). Comunicação e Feminismo: as possibilidades da era digital. Tese (Doutorado em Comunicação) - Escola de Comunicação e Artes da Universidade de São Paulo, São Paulo.abc

« NAXME » La radio du peuple Me’phaa, San Miguel del Progreso, région de la Montaña, État de Guerrero, Mexique

Il y a trois ans, au cœur de la région de la Montaña, dans l’État de Guerrero, au Mexique, est née l’initiative de communication impulsée par la station de radio « Naxme » du peuple originaire Me’phaa. Celle-ci avait comme objectif de transmettre, dans leur langue, de l’information sur le contexte et le quotidien des peuples de la montagne, mais surtout, de fournir de l’information sur la problématique structurelle qui afflige les peuples de la région, particulièrement causée par l’imposition de projets extractifs, surtout miniers, ainsi que sur l’imposition de la part du gouvernement d’une réserve de la biosphère dans le territoire communautaire. Depuis, ce qui représente un des efforts les plus importants des dénommés systèmes de communication alternatifs, par et pour les peuples de la zone, continue toujours d’exister. Une équipe limitée, des règles gouvernementales impossibles à suivre afin de transmettre de façon « légale », conformément au paramètre implanté pour cela par le gouvernement mexicain, peu de ressources financières pour faire fonctionner l’opération qui inclue la mobilité pour les reportages et l’entretien de l’équipement, ce sont tous des obstacles qui nous empêchent de construire des projets de communication et d’information alternatives. Ces enjeux représentent en même temps un magnifique défi de pouvoir local par les peuples, pour les peuples, car ils dépassent les vicissitudes d’une réalité imposée par un système dominant. Celui-ci ne fait pas que bloquer le déploiement de processus alternatifs, mais il impose également ses propres règles du jeu afin d’empêcher tout effort qui puisse se traduire en compétence locale, médiatique ou informative générant des analyses et des réflexions sur les processus. C’est dans ce contexte que se trouve toujours la radio Naxme afin d’informer et de provoquer des réflexions à l’intérieur des communautés pour qu’elles prennent non seulement leurs propres décisions, mais de meilleures décisions. Que leur programmation puisse à la fois donner de la joie avec la transmission de ce qui leur est propre, de ce qui est compréhensible dans leur langue locale, de ce qui est culturel, mais qu’elle avertisse également de ce qui porte atteinte à la communauté, aux biens naturels et au territoire du peuple originaire. Ainsi, à travers la communication et l’information, radio Naxme situe et renforce les hommes et les femmes qui résistent et se défendent de ceux qui cherchent à les exproprier de leur communauté. Argumentation Au milieu d’une ère dans laquelle les systèmes et la technologie de la communication ont atteint les plus hauts standards de globalisation, de massivité et de transcendalité, l’opacité informative, la manipulation du message, l’utilisation de langages de communication illisibles et incompréhensibles sont toujours en prédominance. Il en va de même avec la mise en place de monopoles qui contrôlent les principales structures de communication afin de faciliter la diffusion de messages inertes qui provoquent une consommation démesurée, tout en générant de l’anxiété et en alimentant des stéréotypes qui visent tous la création d’un public captif, avec de fortes carences en ce qui a trait à développer des analyses de la réalité, ayant comme conséquence l’imposition de modèles politiques et commerciaux d’acquisition massive. La communication alternative se manifeste dans un contexte de systèmes de communication commerciaux et qui commercialisent, contre lesquels elle mène une sanglante bataille depuis des années afin de promouvoir, de générer et de défendre des espaces de communication du peuple et des communautés. Ceux-ci misent essentiellement sur des processus alternatifs à caractère politique, productif, économique, médiatique et de renforcement social des femmes et des hommes pour qu’à partir de leur réalité, elles et ils puissent conserver leurs principales forces; la continuité de la communauté ainsi que la préservation de son territoire et des biens naturels qui les entourent. Radio Naxme du peuple Me’phaa est située dans la communauté de San Miguel del Progreso, dans la municipalité de Malinaltepec, de la région de la Montaña, État de Guerrero, au Mexique. Depuis sa création, la radio est un exemple de projet alternatif de communication et d’information, car elle intègre les activités quotidiennes en tant qu’élément central de sa stratégie de communication. À travers ses propos, elle reprend l’histoire des grands événements marquants des peuples afin que les nouvelles générations n’oublient pas leurs racines, leur origine et leur destin. La radio informe de façon permanente ce qui est proposé par la communauté et les populations voisines comme sujet d’intérêt local et régional; elle informe des menaces, tout en diffusant les alternatives pour les combattre. D’une certaine façon, elle fournit les éléments d’analyse pour que l’organisation communautaire puisse s’améliorer. C’est un média qui est entre les mains des personnes de la communauté, un média qui parle par lui-même de la problématique externe qui les afflige. C’est également un moyen de communication dont les portes sont ouvertes, où l’on donne la parole sans censure, afin que les autres l’écoutent et se forgent des opinions. C’est une radio modeste, mais très riche en information diversifiée, car elle parle de la culture des peuples, particulièrement sur celle du peuple Me’phaa qui est à son origine. Ce moyen de communication alternatif facilite et permet de faire connaître l’opinion et la voix de femmes et d’hommes de tout âge, faisant écho aux divers concepts et intérêts qui prévalent dans la communauté. Il renforce le caractère de ce qui leur est propre et sacré, ainsi que la pertinence du dialogue dans la communication. Sa principale vertu est d’être un moyen de communication aux mains de la communauté. Celle-ci maintient une programmation compréhensible pour elle-même. C’est dans ce sens qu’elle est un média alternatif, car elle crée une rupture avec les programmes quotidiens et dépourvus d’information pertinente, occupant ce vide sur lequel elle s’est édifiée. Les personnes se sont rendu compte que l’utilisation de la communication, particulièrement celle de qualité, peut servir à créer les conditions pour une société qui, à partir de la participation, puisse agir en collectif afin de répondre à ses besoins précis. Radio Naxme transmet autant la célébration traditionnelle nommée petición de lluvias que des capsules audios contre les menaces des projets extractifs envers le territoire. Elle passe sur ses ondes de la musique traditionnelle des groupes communautaires et fait également référence à la musique des peuples d’autres nations. La radio diffuse des communiqués et des nouvelles qui aident à combler le manque de canaux et de signal téléphonique. Elle promeut également les forums et les rencontres des peuples et ouvre des espaces aux groupes et aux individus qui désirent partager de la musique, des expériences, des commentaires et des histoires. Il est paradoxal que cette radio ne possède pas toute la technologie qui, de nos jours, a soi-disant rapproché l’humanité entière, elle n’a utilisé que la stratégie de communication afin d’offrir un service de communication et de dialogue permanent. Malgré toute leur technologie, les autres médias sont incapables d’atteindre cela. Radio Naxme est une radio alternative en construction permanente; c’est également une radio en résistance, car la transmission est entravée par les gouvernements qui refusent de respecter le plein droit à l’information. C’est une radio culturelle qui se documente elle-même en partageant ses histoires qui n’ont rien à voir avec celles des autres médias où la banalité, l’ésotérisme et le voyeurisme de l’insignifiance dominent. Conclusions La radicalité du capitalisme a imposé une forme pour communication de masse capable de transcender dans toutes ses formes, depuis la construction du message jusqu’au média de transmission et son destinataire, afin d’entraver et de ruiner toute possibilité d’analyse et de réflexion de l’information diffusée. Son objectif est de créer des femmes et des hommes apathiques face à leur réalité et prêts à vivre de la consommation incontrôlée. La dénommée communication alternative est une forme de résister aux systèmes de communication conventionnels. Pour qu’elle puisse réellement être définie comme étant de la communication alternative, celle-ci ne doit pas seulement être entre les mains de la communauté, mais doit également se démarquer par le type d’information qui est transmise afin que son message atteigne le public visé. Radio Naxme cherche à informer afin de créer des réflexions, des analyses qui, à partir des histoires et des souvenirs des peuples, puissent renforcer la communication par un processus d’échange dialogique qui pondère la discussion collective, l’accord consensuel et le renouvèlement de ce qui a déjà été appris. Radio Naxme se démarque comme une alternative de communication, face au paradigme de la modernité, de la technologie et du caractère massif du message transmis par les grands médias pour atteindre beaucoup de personnes sans toutefois générer quoi que ce soit. La communication alternative donne une voix à la radio, elle est dans un processus constant de proximité avec l’information qui ne se trouve pas dans le local d’enregistrement sinon à l’extérieur. Elle doit donc aller à la recherche de l’information pertinente qu’une communauté considère comme nécessaire pour enrichir leur savoir, leur opinion et leur participation. La communication alternative se fait à partir d’une approche et d’un approvisionnement contraire au capitalisme, car si ce n’est pas le cas, elle risque de tomber dans la logique de celui-ci.   Traduction par Amelia Orellana Photo : « Radio Naxme, radio communautaire. Des peuples tissent la culture par la parole... ». Logo de radio Naxme.abc

Des stratégies pour penser au-delà des frontières

La crise environnementale mondiale est devenue un sujet de débat quotidien. On peut en entendre parler dans les universités, les écoles, les arrêts de bus, les marchés. Cependant, une grande partie de l’opinion publique est basée sur ce que les médias traditionnels considèrent comme les principales causes et solutions aux problèmes environnementaux contemporains. Les médias véhiculent souvent le message qu’il s’agit d’un effort individuel : si chaque citoyen et citoyenne fait sa part, tout ira bien. En même temps, il est couramment colporté qu’il ne s’agit que d’ajustements mineurs dans les systèmes économiques et productifs ou que la science et la technologie trouveront un jour un moyen de résoudre les situations critiques. Bien que toutes ces déclarations soient dans une certaine mesure vraies, elles sont superficielles et ne racontent pas toute l’histoire, surtout si l’on considère que les grandes activités industrielles et même la production scientifique ou technologique – la plupart servant les intérêts d’un nombre restreint de puissants groupes économiques – causent une grande partie des impacts négatifs sur l’environnement. Il est également essentiel de garder à l’esprit qu’il existe des groupes plus vulnérables qui sont particulièrement affectés par ces mêmes désordres environnementaux, entraînant non seulement des inégalités sociales, mais aussi environnementales. Au Brésil, il est notoire que les médias dominants et les groupes oligarchiques sont associés, et que les conflits liés à l’accès à la terre, au territoire, à l’eau et à d’autres ressources sont rarement couverts ou associés aux demandes de justice sociale et environnementale[1]. Au lieu de cela, les petits fermiers familiaux qui luttent pour la terre sont souvent traités comme des criminels, alors que les groupes autochtones et d’autres groupes ethniques traditionnels sont considérés comme archaïques et comme une menace pour le développement du Brésil. Il n’est guère surprenant que Rede Globo[2], le principal conglomérat brésilien de l’information, ait récemment lancé la campagne « L’agro, c’est techno; l’agro, c’est pop; l’agro, c’est tout » en avril dernier, exaltant l’industrie agroalimentaire et négligeant le fait que les petits agriculteurs familiaux sont responsables de la production de la plupart des aliments que les Brésilien.ne.s consomment, même s’ils n’occupent qu’un quart des terres agricoles (Censo Agropecuário, 2006)[3]. Il ne faut pas oublier que les catastrophes environnementales causées par des entreprises puissantes, comme l’effondrement du barrage minier de Samarco dans la ville de Mariana en 2015, sont rapidement oubliées, alors qu’en août 2017, les familles touchées attendaient toujours une indemnisation. La couverture superficielle des agendas des mouvements sociaux par les médias dominants est délibérée et tendancieuse, ce qui empêche le grand public d’y voir clair. C’est pourquoi il est si important que les organisations et les autres groupes de la société civile créent et mettent en œuvre des stratégies de communication pour dépasser les frontières du sens commun. Cet article vise à décrire comment un festival de films environnementaux impliquant de nombreux secteurs et acteurs d’une petite ville brésilienne a donné une visibilité à la lutte des petits agriculteurs familiaux et des communautés quilombos[4] pour leurs droits à la terre, à la sécurité alimentaire et à la souveraineté. Notre objectif est de montrer que les initiatives culturelles ont le potentiel de traiter, et donc de communiquer, des questions complexes et controversées de manière alternative et plus accessible. Contexte social, historique et environnemental Les trois éditions du festival du film MADrE - Environnement, droits et éducation[5] ont eu lieu dans la ville de Cabo Frio, située dans l’État de Rio de Janeiro, entre 2014 et 2015. Cabo Frio est entouré de superbes plages aux dunes de sable doré et d’une eau bleu clair et est parfois appelé les Caraïbes brésiliennes, attirant ainsi des milliers de visiteurs chaque année. Cependant, comme d’autres beaux sites naturels à travers le monde, Cabo Frio souffre du tourisme prédateur. La pêche est une autre activité économique principale, faisant de Cabo Frio une importante fournisseur de poissons dans l’État de Rio de Janeiro, mais elle est en déclin en raison de la pollution croissante. Bien que considérée comme une activité mineure, l’agriculture joue également un rôle très important dans l’approvisionnement alimentaire local. En tant que l’une des plus anciennes villes du Brésil, fondée par les Portugais en 1615, Cabo Frio est également riche en histoire. La ville a beaucoup de bâtiments historiques et une tradition d’activisme environnemental, bien que la plupart de sa population (environ 200 000 personnes, d’après le dernier recensement officiel de 2010) et les touristes n’en ont pas connaissance. Le Festival de films MADrE : une expérience avec de multiples acteurs Selon Paulo Freire, éducateur et philosophe brésilien de renom, ceux et celles qui sont engagé.e.s dans les processus d’émancipation des gens devraient concevoir la communication comme une dynamique réciproque, comme un dialogue, une forme d’éducation[6]. De cette façon, il convient de laisser de côté des concepts tels que « public » et « cible »[7] et de créer des relations plus horizontales et dialogiques. « Seul le dialogue, qui nécessite une réflexion critique, est également capable de générer une pensée critique. Sans dialogue, il n’y a pas de communication, et sans communication, il ne peut y avoir de véritable éducation » (p. 73). Conformément à la réflexion de Freire, l’objectif du festival était de mener une expérience d’éducation populaire capable de sensibiliser et de mobiliser les gens pour qu’ils considèrent l’environnement comme un droit humain et, en ce sens, en rapport étroit avec d’autres droits sociaux, économiques et culturels. Dans cette perspective, en s’adressant aux populations autochtones, aux communautés quilombos, à l’agriculture familiale et à la pêche artisanale, il était possible non seulement de se focaliser sur les droits territoriaux de ces groupes spécifiques, mais aussi sur le droit de la société à préserver la culture, les savoirs ancestraux et l’environnement. Pour ce faire, des tables rondes interdisciplinaires ont été organisées, réunissant des professionnels et des professeurs de divers domaines tels que la biologie, l’ingénierie, la gestion de l’environnement, le cinéma, la communication, le tourisme et le droit. Le festival a également visé à donner la parole à des groupes invisibles, dont les luttes quotidiennes pour réclamer leurs droits sont intrinsèques à la justice sociale et environnementale[8]. Pour ce faire, outre la présentation de documentaires sur les petits agriculteurs familiaux et les quilombolas, des représentant.e.s légitimes de ces groupes ont été invité.e.s en tant que conférenciers. En mettant en lumière leurs conflits particuliers, ainsi que leur savoir traditionnel sur l’agriculture durable, les plantes médicinales et le patrimoine culturel, ils ont pu promouvoir leur droit à la communication. C’était de riches moments d’échange de connaissances, car différents acteurs pouvaient se rencontrer, communiquer leur propre point de vue sur les questions environnementales locales et promouvoir des discussions éclairées sur les solutions individuelles et collectives possibles. Quand MADrE a présenté un film sur la pêche artisanale dans une université locale, par exemple, cette rencontre plurielle a mis en lumière l’interconnexion des droits. Alors que les biologistes parlaient de nombreuses formes de pollution affectant les ressources en eau, le travail des pêcheurs et la santé des populations, un avocat a expliqué comment la société civile – et même les individus – peuvent prendre des mesures juridiques pour arrêter le tourisme prédateur et d’autres activités économiques ayant un impact négatif sur l’environnement et les modes de vie traditionnels. La discussion a également abordé d’autres problèmes causés par ces activités, mais a également permis de discuter des expériences réussies de tourisme durable menées par des communautés locales. Aller vers le public Les trois éditions du Festival de films MADrE ont permis de présenter treize films, de promouvoir dix conférences, cinq tables rondes, six ateliers, un rallye photographique, une projection photographique et deux foires agroécologiques regroupant des agriculteurs appartenant à des groupes agroécologiques de huit municipalités différentes. Le festival a réussi à faire collaborer 30 partenaires et a atteint un public de plus de 1 200 personnes. Les films et les activités ont porté sur la nourriture saine, sur les risques sociaux, environnementaux et sanitaires liés à l’utilisation croissante de produits agrochimiques au Brésil, sur les plantes médicinales, sur les écovillages comme mode de vie alternatif, sur les activités et groupes traditionnels en tant que patrimoine matériel et immatériel et sur les conflits sociaux et environnementaux. Le festival MADrE a été couvert par des journaux locaux, des stations de télévision et de radio privées et publiques. Cependant, il est apparu clairement que la plupart des membres du public avaient été rejoints grâce à la capacité des organisateurs à contacter et à communiquer avec des partenaires stratégiques et engagés. Plus que le public, le festival visait à sensibiliser et à mobiliser des acteurs pour établir une véritable expérience d’apprentissage bilatéral. Compte tenu de l’importance de l’échange de connaissances, chaque film et activité a été intensivement discuté et planifié avec des partenaires. Les organisateurs ont également estimé que la « qualité » du public était plus importante que la qualité des salles de projection. C’est pourquoi, au lieu d’exposer les films dans des salles de cinéma conventionnelles, nous avons concentré nos efforts pour les présenter et réaliser la plupart des activités dans les écoles publiques et les universités dont les enseignant.e.s étaient déjà sensibilisé.e.s et en quelque sorte engagé.e.s dans l’organisation du festival – bien qu’ils étaient tous ouverts à l’auditoire général. Même si le festival a eu lieu principalement dans les établissements d’enseignement, il a favorisé les discussions sur l’importance d’autres sources de connaissances. En ce sens, la présence et la parole des groupes de base était d’une importance majeure. Il a été souligné que la science et la technologie ne suffiraient jamais à elles seules s’il n’y a pas de réflexion critique, de sensibilité sociale et de mobilisation pour s’attaquer aux problèmes environnementaux. Il est également important de dire qu’en dépit du nombre d’activités réalisées, le festival était un événement peu coûteux, principalement grâce à la capacité des organisateurs.trices à mobiliser des ressources non monétaires grâce à la participation active des partenaires. Impact supplémentaire Après deux éditions, le festival a reçu un prix du Fonds municipal pour la culture et a été inclus parmi les activités pour le 400e anniversaire de la ville. De plus, le Musée d’art traditionnel et religieux, l’un des partenaires du festival, a suivi l’exemple de MADrE et organise une foire agroécologique le dernier samedi de chaque mois. Une association écologiste, Ama Cabo Frio – qui a joué un rôle très important dans les années 90 en empêchant l’installation de projets touristiques susceptibles d’avoir un impact important sur l’environnement local – prévoit un événement pour réactiver ses activités, avec des tables rondes, des conférences et des films. Parmi les dirigeants de ce mouvement, il y a un artiste local et fondateur de l’association ainsi qu’un professeur de l’Université fédérale de Rio de Janeiro, qui réalise des projets académiques sur la sécurité alimentaire et la souveraineté impliquant les jeunes et les communautés traditionnelles locales. Ces deux acteurs importants se sont rencontrés grâce aux activités du festival. L’expérience de MADrE montre comment les événements culturels peuvent inspirer et appeler les gens à l’action. Avec la technologie d’aujourd’hui, l’exposition de films peut avoir lieu presque n’importe où; alors que l’organisation d’activités supplémentaires et appropriées pour déclencher et approfondir la pensée critique sur des questions pertinentes et controversées est une question de créativité et d’habileté à communiquer avec les bons partenaires. En ce sens, la foire agroécologique était peut-être l’événement le plus significatif, où tous les partenaires – et le grand public – se sont rencontrés et ont eu l’occasion d’échanger des connaissances et d’acheter des produits directement auprès des petits agriculteurs familiaux.   Post-scriptum Le nom MADrE[9], « mère » en espagnol, a été pensé comme une référence à la Terre Mère, mais est aussi un modeste hommage à ma mère, Maria Lima, une femme salvadorienne forte qui a été la première à m’apprendre l’importance de respecter et d’aimer les autres. Elle m’a aussi enseigné que nous devrions toujours essayer d’aller plus loin et de nous engager dans des actions qui pourraient faire du monde un endroit plus juste et paisible où vivre. Merci pour tout. Repose en paix.   Traduction par Émilie Noël Photo : Table-ronde multidisciplinaire à l’Université Veiga de Almeida, juin 2015. Photographie de Émile Jair Labelle.  
NOTES 1 Martinez-Allier, J. (2007). Ecologismo dos Pobres. São Paulo : Contexto. 2 Rede Globo fait partie de Grupo Globo, classé 14e plus grande entreprise de médias au monde, avec un chiffre d’affaires de 4,83 milliards de dollars (Business Insider, 2016). 3 Selon le recensement agricole de 2006, l’agriculture familiale est responsable de 87 % de la production de manioc, de 70 % de la production d’haricots et de 58 % de la production laitière au pays. Il a également révélé que 75 % de la main-d’œuvre agricole est employée dans l’agriculture familiale. 4 Les communautés quilombos sont des groupes ethniques brésiliens formés soit par des esclaves en fuite, des esclaves restés dans des fermes abandonnées par leurs propriétaires en période de décadence économique, des familles noires qui ont réussi à acheter ou à occuper pacifiquement des terres, des personnes noires qui ont reçu des terres après leur service militaire, entre autres situations. La Constitution brésilienne de 1988 reconnaît leurs droits de propriété collective. Cependant, bien qu’il y ait plus de cinq mille communautés occupant des territoires du nord au sud du Brésil, en 2017, pas plus de 294 communautés ont reçu leurs titres fonciers (CPI-SP, 2017), ce qui les rend vulnérables à plusieurs types de violations. 5 Le festival a été fondé et coordonné par Rosa Peralta, l’auteure de cet article, et Emile Jair Labelle, artiste plasticien (peinture, photographie et graphisme), qui a étudié le cinéma à l’Université du Québec à Montréal et possède une vaste expérience dans la production d’événements culturels et artistiques. Pour plus d’informations sur les activités organisées, visitez la page des fans de MADrE (www.facebook.com/MostraMADrE). 6 Freire, Paulo (1972). Pedagogy of the Oppressed. New York : Herder and Herder. 7 Monnerat, P.F., Almeida Souza, N. et Amaral Vaz, B. (mars 2016). « Comunicação tem gosto? ». Agriculturas, vol. 13, no. 1, p. 31-35. 8 Leff, E. (2001). Saber Ambiental. Petrópolis : Vozes. 9 MADrE est un acronyme pour « Meio Ambiente, Direitos e Educação », en portugais, bien que, comme expliqué, il était intentionnel que les initiales forment le mot « mère », en espagnol. Références CPI-SP (2017). « Terras Quilombolas », en ligne : www.cpisp.org.br/terras/ (page consultée le 8 septembre 2017). IBGE (2006). « Censo Agropecuário 2006 », en ligne : http://biblioteca.ibge.gov.br/visualizacao/periodicos/50/agro_2006_agricultura_familiar.pdf, (page consultée le 8 septembre 2017). IBGE (2010). « Cidades@ », en ligne : http://cidades.ibge.gov.br/xtras/perfil.php?lang=&codmun=330070, (page consultée le 8 septembre 2017). O’Reilly, L. (mars 2016). « The 30 biggest media owners in the world ». Business insider, en ligne : http://www.businessinsider.com/the-30-biggest-media-owners-in-the-world-2016-5/#29-yomiuru-shimbun-holdings--288-billion-in-media-revenue-2.abc

Les moyens alternatifs de communication: des outils de luttes et d’émancipation

À dix-huit heures, les haut-parleurs se sont allumés. À travers la musique, les salutations et les dédicaces, on y parlait des déchets, de l’endroit où on les jette, de la contamination qu’ils produisent et de la nécessité d’habiliter un nouvel espace où l’on puisse les laisser, loin des sources d’eau qui alimentent quotidiennement le village. Cette semaine, plusieurs thèmes étaient abordés : la maltraitance envers les animaux, la toxicomanie, l’alcoolisme et la violence intrafamiliale. Comme d’habitude, à chaque émission, on parle de sujets différents car non seulement doit-on divertir les gens, mais également les unir et les engager pour le bien-être de leur communauté. Tous les jours, à dix-huit heures, le Centre de production radiophonique Arboleda (Centro de Producción Radial Arboleda) allume ses microphones pendant une heure. Son moyen de transmission est amplifié : ils utilisent de petites enceintes situées sur le toit d’une maison, dans la partie la plus élevée de la communauté pour que leur son puisse atteindre chaque recoin. L’idée initiale de posséder sa propre station de radio s’est vue empêchée par la législation nationale qui n’autorise qu’une seule radio communautaire par municipalité, mais ceci n’a pas arrêté le Centre de production radiophonique Arboleda. Son désir d’informer, de raconter des histoires et d’inspirer les gens l’a mené à créer un moyen de communication alternatif, dirigé par des membres de la communauté et dans lequel participent des hommes, des femmes, des enfants, des jeunes et des personnes âgées. Arboleda est un petit hameau situé dans la municipalité de Mercaderes, dans le département de Cauca, habité par des paysan.ne.s travaillant la terre et vivant de l’agriculture. Comme à plusieurs endroits à travers le pays, les gens de la communauté ont été frappés par la violence et le conflit armé qui dure depuis plusieurs années en Colombie. Des histoires de mort, de peur ou de déplacement forcé sont racontées dans les rues, mais on y entend aussi des rires et l’on y parle de rêves et de nouveaux projets. Les gens rompent le silence, se rencontrent à nouveau et s’organisent. Pour cela, ils ont besoin de moyens de communication qui les écoutent, les appuient et les motivent. Le Centre de production radiophonique a permis l’apparition d’un espace de participation citoyenne visant à améliorer le bien-être social et la qualité de vie des habitant.e.s d’Arboleda. Les objectifs étaient clairs : à travers ses émissions de radio, le centre cherchait à reconstruire le tissu social, renforcer le sentiment d’appartenance, promouvoir l’identité locale et appuyer les traditions culturelles de façon inclusive, ce qui permettrait de tisser des liens entre les secteurs sociaux de la communauté. Cette radio donne une voix à tous et à toutes. On y aborde des thèmes qu’on ne discute pas dans les autres médias et qui répondent aux besoins spécifiques de la communauté, ainsi qu’à ses attentes, ses problèmes et ses réalités. À sept heures du soir, les microphones et les haut-parleurs se sont éteints. L’émission s’est conclue par une invitation à réaliser une réunion citoyenne afin de définir le nouvel emplacement pour jeter les vidanges. Il y a beaucoup de propositions, mais c’est une décision qui doit être prise par toute la communauté : le but étant la participation et l’engagement de tous et de toutes. Bien entendu, la radio restera présente pour convoquer les gens à nouveau, les informer des accords à venir, et faire les suivis continus afin de veiller à ce que le projet se réalise. Après l’émission, pendant qu’ils rangent l’équipement, les membres de la radio préparent le thème du jour suivant, et discutent de l’organisation d’un « Radiothon » pour ramasser des fonds afin d’aider une voisine dont le fils est à l’hôpital. Le droit à la communication, un moyen de démocratiser la parole Le Centre de production radiophonique Arboleda n’est qu’un seul des nombreux moyens de communication alternatifs qui sont apparus en Colombie au cours des dernières années. Tout comme les autres, c’est une réponse à des besoins spécifiques des communautés qui réclament le droit à la communication dont ils ont été privés pendant longtemps. Les histoires et les problèmes de ces communautés ont été réduits au silence par les médias de masse nationaux. Leur voix, leurs opinions et leurs témoignages n’ont pas été pris en compte, même la communication privée qui a lieu entre voisin.e.s a été interdite à plusieurs endroits afin de générer un climat de peur et de réprimer les organisations communautaires. Avoir une station de radio aurait été l’idéal, surtout si l’on tient compte du fait que le droit à la communication ne doit pas seulement garantir l’accès aux différents médias et à l’information qui circule, ou permettre aux personnes d’être consultées et de s’exprimer par ces moyens. Il concerne aussi le fait de pouvoir être propriétaire de médias afin de rompre le monopole et de démocratiser la parole. Cependant, la législation rend impossible la mise sur pied de radios publiques ou communautaires. C’est donc la raison pour laquelle des alternatives commencent à apparaître, selon les besoins et avec les ressources qui sont propres à chaque communauté. Les centres de production radiophonique sont des espaces permettant de réaliser des créations sonores auxquelles prennent part différents secteurs sociaux, en se réunissant volontairement et en racontant des histoires en lien avec leurs propres réalités et inquiétudes. L’idéal reste de trouver une entente avec la station de radio communautaire ou d’intérêt public de la municipalité pour qu’ils transmettent ces enregistrements, mais le contact n’est pas toujours établi. Ainsi, d’autres formes de diffusions sont proposées comme l’utilisation de haut-parleurs, d’Internet, de blogues, de réseaux sociaux, de disques compacts ou de mémoire numérique. Bien qu’ils ne fonctionnent pas comme des stations de radio et qu’ils n’aient pas une programmation continue sur 24 heures, ces centres de production radiophonique peuvent compter sur tout un système organisationnel. De plus, avant d’entamer le processus de production, des formations ont lieu, permettant non seulement d’apprendre sur les genres, les formats, les entrevues, l’enregistrement et l’édition, mais également de réfléchir à la structure sociale que l’on veut donner à son média. Il y a donc un processus de construction collective du projet de communication qui inclut les objectifs, la mission, le code éthique et le manuel de style avec des règles de base définissant le langage, les contenus et la manière dont sera traitée l’information abordée. À Arboleda et dans plusieurs autres régions à travers le pays, la radio est arrivée grâce à ces centres de production qui se sont convertis en outils de lutte et d’émancipation sociale. À travers eux, les communautés ont retrouvé leur voix, et peuvent désormais s’exprimer, se connaître et se retrouver. Grâce à la radio, ils ont retrouvé le droit à la communication, mais pas seulement cela. Ils ont également appris à s’écouter, à débattre sur des thèmes sociaux, culturels, politiques ou économiques, et à travailler ensemble pour défendre les droits à la vie, au logement, au travail, à l’éducation et à tous ceux et celles qui leur garantissent une vie digne et engendrent un changement social. La radio : des voix et des sons qui génèrent une identité Aujourd’hui, les habitant.e.s d’Arboleda ont leur propre moyen de communication, un moyen différent et alternatif. Ils ont choisi un centre de production afin de se rapprocher de la radio, car, grâce à elle, ils peuvent diffuser une variété de discours qui mènent à la reconnaissance de leur propre communauté et de la société en général. Une radio pour diffuser de la musique, faire des déclarations d’amour, souligner des anniversaires, débattre sur des sujets divers, mobiliser, raconter des blagues, ou encore plonger dans la mémoire historique à travers des feuilletons radio écrits et interprétés par les gens de la communauté. La radio permet de faire beaucoup de choses, son contenu peut créer un sentiment d’appartenance, promouvoir l’interaction sociale et la participation des communautés, ainsi que refléter les particularités propres à chaque village. La radio comme moyen de communication représente « une expression de la manière de voir, d’interpréter et de concevoir le monde, propre à ceux et celles qui la produisent. Son contenu est façonné par l’expérience individuelle et collective. Les thèmes abordés ont un lien avec le contexte dans lequel se trouvent ceux et celles qui produisent les émissions »[1]. Mais ce n’est pas tout : la radio éduque et renforce l’identité et la culture. Mario Kaplun conçoit la radio comme un instrument d’éducation et de développement social et culturel. Il cite l’UNESCO en disant que la radio est « la seule technique de communication avancée qui s’est vraiment mise en œuvre dans les pays du Sud global. Elle s’est répandue et a été massivement intégrée à la culture [...] Avec la miniaturisation et la transistorisation, qui permettent des coûts très bas, la radio se révèle être un outil de plus en plus pertinent dans les cultures basées sur la transmission orale »[2]. Les centres de production radiophonique et les radios communautaires permettent à la communauté de s’écouter, de se connaître et de s’organiser. Ce type de médias permet aux communautés d’identifier leur propre manière de parler, leurs goûts et leurs habitudes. C’est pourquoi, à travers les enregistrements radio, des discours, de la musique, des artistes, des histoires, des narrations et des formes de concevoir le monde sont incorporés. Les contenus ouvrent la porte à d’autres cultures, d’autres dynamiques sociales qui cherchent à redonner une signification et à restructurer les éléments caractéristiques de la société. Son travail consiste à générer des espaces de coexistence, de tolérance et de respect, destinés à produire un changement politique et culturel. Le Centre de production radiophonique Arboleda et son travail pour contribuer au renforcement, au développement et à la transformation sociale et communautaire, est un exemple clair de la raison pour laquelle la communication doit être considérée comme un droit fondamental et les communautés doivent être dotées des outils nécessaires pour pouvoir l’exercer librement. Les médias communautaires et alternatifs font de la communication une scène de dialogue et de débat interculturel où la culture est favorisée, l’identité est renforcée et la mémoire historique est récupérée, et où on réfléchit et on construit des chemins qui renforcent l’intégration sociale.   Traduction par Maeva Devoto Photo : Des membres de l’équipe de production du Centre de production radiophonique Arboleda. Photographie de Sandra Lorena Rojas Villamuez.  
Références 1 El’Gazi, Jeanine. (2000). Que suene la radio. Guía de trabajo del taller de producción radial, coll. Migración y desarrollo, Unidad de Radio del Ministerio de Cultura, Bogotá, p. 19. 2 Kaplún, Mario. (1992). A la educación por la comunicación: la práctica de la comunicación educativa, UNESCO/OREALC, p. 26.abc

Le modèle d’intervention du Wapikoni : la création cinématographique et musicale comme outils du vivre ensemble

Le Vidéo Paradiso et le Wapikoni mobile sont des studios ambulants d’intervention, de formation et de création audiovisuelle, le premier destiné aux jeunes de la rue, le second aux jeunes autochtones des communautés éloignées. Le Vidéo Paradiso a sillonné durant trois ans les quartiers chauds de Montréal et de Québec donnant la parole aux jeunes de la rue. Le Wapikoni mobile, quant à lui, en est à sa treizième année d’existence, a roulé vers 58 communautés éloignées au Canada et en Amérique du Sud et a impliqué des milliers de jeunes autochtones. Nous nous attarderons ici à ce dernier projet qui a généré à ce jour plus de 920 films, comme autant de ponts vers l’autre, vers cette solidarité dont nous rêvons tous et toutes. Tout commença en 1999 à Listuguj, communauté micmaque de la Gaspésie. C’était le pow-wow annuel et j’y venais dans le cadre d’une recherche cinématographique sur les rituels de passage célébrant la puberté des jeunes filles : L’or rouge. Cette recherche m’avait d’abord menée en Arizona, au cœur des montagnes, où je fus accueillie par une famille apache. En robe de buffle blanche et recouverte de pollen doré, mise à l’épreuve par les Crown Dancers, esprits descendus des montagnes, Joycinda, 14 ans depuis peu, participait à la cérémonie « Changing Woman ». Elle dansa trois jours et trois nuits avant de retrouver son jean, son T-shirt et son coca-cola, désormais femme. En septembre 2000, je me retrouvai au pow-wow de Wemotaci, petit village atikamekw à 115 kilomètres au nord de La Tuque, à l’invitation du chef de bande Marcel Boivin, rencontré à Listuguj. La longue route de terre qui mène à Wemotaci traverse une forêt sauvage, dense, parsemée de grands lacs. Cette route est dangereuse. Plusieurs y ont trouvé la mort. Je l’ai souvent utilisée. Chaque fois, elle m’a semblé interminable. Après le pont traversant le Saint-Maurice, qui était autrefois la seule voie d’accès au village, la petite communauté apparaît, longeant la rivière, son cimetière à sa gauche. Premier rendez-vous dans la maison de Marcel Boivin et de son inspirante épouse Mary Coon, que j’allais vite considérer comme une amie. J’expose mon projet de film. Mary ouvre la porte arrière de la maison et appelle quelqu’un. Une jeune femme entre : Wapikoni Awashish. Je ne me doute pas de l’importance que cette jeune femme de 19 ans, dont le prénom signifie petite fleur, prendra dans ma vie et dans celle des jeunes des Premières Nations du Québec. Pendant deux ans, je prends le train depuis Montréal jusqu’à Sanmaur, la petite gare à la limite de la communauté. Chaque fois, quelqu’un m’attend dans son pick-up pour me conduire dans la communauté. Chaque fois, on me trouve un lit et un local où travailler en groupe et écrire ensemble. Comme le scénario sur les rituels de passage est reporté aux calendes grecques, on travaille plutôt à l’écriture d’un scénario de fiction. Une histoire prend forme avec trame dramatique et dialogues imaginés par ce groupe assidu et collaboratif. « La fin du mépris », c’est le titre du scénario qui témoigne de leurs préoccupations. La première version est présentée et acceptée par la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) en 2002. Plusieurs des scénaristes y jouent un rôle. Mais le destin en décide autrement. Le 30 mai de cette même année, alors qu’elle se rend à un bingo, la voiture dans laquelle se trouve Wapikoni heurte un camion forestier. David, membre du groupe et futur chef, me téléphone pour m’annoncer son décès. J’ai l’impression de recevoir moi-même le billot qui l’a percutée en plein cœur. Douze ans plus tard, le chagrin m’habite encore. J’aimais comme ma propre enfant cette jeune fille lumineuse et douce. Elle m’avait aidée à m’intégrer dans la communauté, fait découvrir tout un pan d’un univers difficile. Wapikoni avait perdu à l’adolescence sa mère, décédée d’une overdose. Je ne sais plus trop qui de nous deux était l’aînée et qui était l’enfant. C’était tantôt l’une, tantôt l’autre. Oui, la rencontre de Wapikoni a été l’une des rencontres exceptionnelles qui marquent une vie. Après le rituel funéraire traditionnel célébré en cachette dans la cour de Mary Coon, il a été impossible de poursuivre l’écriture du scénario. Mais cette communauté, je l’avais apprivoisée et je l’aimais. J’y comptais des amis chers. J’avais pu constater la détresse des jeunes, être témoin du nombre élevé de suicides et des hélicoptères qui vrombissaient ponctuellement dans l’air pour venir urgemment en aide à quelque désespéré, voire du téléphone cellulaire qu’Alexandra avait toujours en main au cas où un appel au secours lui parviendrait. Je ne pouvais partir comme ça. Déjà, pour Montréal et pour Québec, j’avais eu l’idée du Vidéo Paradiso, qui poursuivait le travail amorcé auprès des jeunes de la rue à la suite de « L’armée de l’ombre ». Ce long-métrage réalisé en 1999 leur donnait la parole. Le Vidéo Paradiso, premier studio mobile de création vidéo et musicale, continuera de le faire. Ce studio ambulant met à la disposition des jeunes le matériel technologique nécessaire pour leur permettre de réaliser des films sur des sujets qui leur tiennent à cœur, d’enregistrer leur musique, de prendre la parole, de la faire entendre, de devenir visibles. Et de contrer ainsi le goût de mourir : que la mort ne soit plus une solution de rechange au mal-être, mais que la création, le plaisir et la valorisation qui en découlent le soient. Ainsi naît le Wapikoni mobile, baptisé en l’honneur de cette chère Wapikoni. L’Office national du film (ONF), avec André Picard à la direction du programme français, décide de m’épauler. Je réalise une vidéo pour présenter le projet au Conseil de la Nation atikamekw (CNA). Puis, Clément St-Cyr, alors administrateur du CNA, nous accompagne, Liliane Tremblay et moi, à Wendake dans le but de rencontrer Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, et Claude Picard, son attaché politique. J’obtiens aussi leur l’appui. Le Wapikoni mobile est cofondé officiellement le 16 juillet 2003 par le Conseil de la Nation atikamekw et le Conseil des jeunes des Premières Nations, alors représenté par Maxime Vollant. Guy Gendron, qui avait contribué à la mise sur pied du studio de l’Institut national de l’image et du son (INIS), met la main à la pâte. On trouve une vieille caravane qui avait usé sa carcasse sur les routes de Floride. Débarrassée du lit, la chambre devient une salle de montage, la douche un mini studio de son, le salon et la cuisine un lieu de rencontres, d’échanges, de formation. Et commence ainsi la grande aventure! En 2004, les ateliers dans les communautés sont au nombre de cinq : trois communautés atikamekw (Wemotaci, Manawan Opitciwan) et deux communautés anichinabées (Pikogan et, jumelées, Lac-Simon/Kitcisakik). Les formateurs – Rachelle Alouki-Labbé, Eza Paventi, Patrick Pellegrino, Mathieu Arsenault, Alexandre Lachance – sont alors de véritables pionniers. Chacun des ateliers dure quinze jours, ce qui se révèle rapidement beaucoup trop court. Les équipes s’épuisent. La caravane, mal adaptée au climat, reste emprisonnée dans la neige de Wemotaci jusqu’au printemps suivant. Les ateliers suivants durent donc un mois, plus une semaine de recrutement. Un intervenant jeunesse s’ajoute à l’équipe de deux formateurs. Nous fonctionnons depuis le début avec un coordonnateur autochtone originaire de la communauté visitée. Le Wapikoni a maintenant responsabilité humaine. De jeunes participant.e.s cheminent vers un mieux-être et une confiance accrue en eux-mêmes et en la vie. Je suis personnellement témoin de moments à la fois bouleversants et lumineux. Je crois déjà à la création comme outil de résilience, et durant toutes ces années, j’en ai plusieurs fois la preuve sous les yeux. Dans les moments difficiles, c’est ce qui nous permet de poursuivre et de survivre aux crises, petites ou grandes. L’une d’entre elles, « La crise », aurait pu signifier la fin du Wapikoni. En 2011, Service Canada, partenaire principal, se retire brutalement du financement du projet. La moitié de notre budget disparaît d’un coup. C’est finalement le soutien de la population, des Autochtones en particulier, qui permet au Wapikoni de survivre. Des pétitions sont signées, des lettres écrites par centaines et envoyées au gouvernement fédéral; le grand chef Atleo, le chef local Ghislain Picard, Matthew Coon Come, l’Association nationale des centres d’amitié autochtones, des participant.e.s et leurs parents sont parmi les signataires. C’est ce qui nous permet de reprendre espoir. Grâce à l’acharnement de l’équipe de financement, on voit enfin la lumière. Santé Canada devient notre partenaire principal, bien conscient de l’impact positif du Wapikoni sur la santé globale des jeunes des communautés autochtones. Le Wapikoni a d’ailleurs été reconnu comme projet modèle dans le plan directeur de la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador. En période de recrudescence des suicides, des communautés comme celle de Lac-Simon ou de Uashat font appel au Wapikoni pour obtenir un atelier supplémentaire. Au fil du temps, les communautés visitées se multiplient, avec une invitation par lettre des différents conseils de bande. Depuis 2004, trente-deux communautés ont été visitées au Canada. Chacun des ateliers regroupe en moyenne 25 participant.e.s et génère 5 courts-métrages sur des thématiques choisies par les participant.e.s. Des milliers de jeunes les ont maintenant fréquentés. Peu à peu, au fil des festivals internationaux où les films réalisés sont sélectionnés, on crée des partenariats. La méthodologie du Wapikoni se propage. Nous sommes ainsi invités à donner des ateliers, en Amérique du Sud principalement (Bolivie, Pérou, Chili, Panama) en collaboration avec différents organismes : Oxford Commitee for Famine Relief (OXFAM-Québec), Centro de Culturas Indígenas del Perú (CHIRAPAQ) au Pérou, El Centro de Formación y Realización Cinematográfica (CEFREC) en Bolivie, Initiative vidéo stratégique et LafkenNyZugvn au Chili, Smithsonian Institute et Université McGill au Panama. Des cinéastes autochtones de différentes communautés du Québec sont invité.e.s à participer et à collaborer à ces formations : Marie-Pier Ottawa au Panama, Elisa Moar au Chili, Réal Junior Leblanc et Kevin Papatie en Nouvelle-Calédonie chez les Kanaks, Emilio Wawatie, Raymond Caplin et Shaynah Decontie en Finlande chez les Samis. Des communautés d’ici sont également jumelées à des communautés d’Amérique du Sud. Paul-Émile Ottawa, alors chef de Manawan, fait parvenir un présent au chef de Malalhue, la communauté visitée au Chili, tandis que, sous la responsabilité de Catherine Potvin, chercheure pour la chaire UNESCO McGill « Dialogues pour un développement durable », et de François Laurent, un groupe d’Emberas du Panama est accueilli par la communauté anishinabe de Kitcisakik en Abitibi. Par ailleurs, la diffusion des films prend de plus en plus d’ampleur. Dès les débuts du Wapikoni, les courts-métrages réalisés sont projetés devant la communauté en fin d’ateliers. Il s’agit toujours d’un moment fort de fierté identitaire de la collectivité et de rapprochement intergénérationnel. Après cette traditionnelle projection communautaire qui réunit toujours des centaines de spectateurs, a lieu le lancement annuel dans le cadre du Festival du nouveau cinéma (FNC). Les participant.e.s viennent de leurs communautés, souvent éloignées, pour présenter leurs œuvres devant un public chaque année plus nombreux. Il faut rappeler que le Wapikoni est d’abord un projet de médiation dont le mandat est multiple : briser l’isolement des communautés éloignées, développer la fierté culturelle et identitaire, encourager l’empowerment et le leadership, créer des ponts vers l’autre, réduire ainsi le racisme et les préjugés, et contribuer à la solidarité entre les peuples. Au-delà de l’art et de la liberté d’expression, la vidéo et la musique deviennent alors de puissants outils de transformation sociale pour les jeunes des Premières Nations et pour la société en général. On dit souvent que la construction d’un réseau est la meilleure protection contre les idées noires. La circulation des films dans près de 250 événements publics chaque année contribue à la construction de ce réseau. Souvent, les cinéastes en herbe se déplacent avec leur film au Canada ou à l’étranger. Ils sont de fiers ambassadeurs de leur culture, côtoient d’autres créateurs et élargissent leur horizon. Le Wapikoni est d’abord une histoire de rencontres. Près de 1 000 films ont été réalisés dans le cadre du Wapikoni depuis ses débuts. Ils ont été présentés entre autres à l’Exposition universelle de Shanghaï au pavillon du Canada, au volet culturel des Jeux olympiques de Vancouver, à guichets fermés dans huit salles du festival de Clermont-Ferrand en France, au festival Sundance et dans près d’une centaine de communautés autochtones d’Amérique du Sud, notamment mapuche et quechuas. Souvent réalisés en langues ancestrales, ces films ont aussi été traduits en français, en anglais, en espagnol, en italien, en mandarin, en hongrois. Ils sont récipiendaires de 147 prix et mentions dans des festivals nationaux et internationaux. Des jeunes prennent la relève. Le mouvement Idle No More en est un bel exemple. Des participant.e.s du Wapikoni contribuent aussi maintenant à cette visibilité. Leur caméra est une arme, comme le dit bien Réal Junior Leblanc, lauréat de plusieurs prix avec ses films. Kevin Papatie fait le tour du monde avec ses propres œuvres et y témoigne fièrement de sa culture. Il s’est rendu en Bolivie, avec des cinéastes et militant.e.s autochtones du monde entier desquels il s’inspire. Marie-Pier Ottawa a présenté ses œuvres dans plusieurs festivals internationaux et enrichi sa pratique artistique. Elle travaille maintenant à Rezolution Pictures à Montréal. Quant à Abraham Cote, il enseigne maintenant la vidéo à Kitigan Zibi, sa communauté. Le parcours du jeune Micmac Raymond Caplin est fulgurant : en trois ans, il passe du sous-sol de Listuguj, où son père s’inquiétait de lui, au Wapikoni où l’on découvre son talent inouï pour le dessin, puis à l’école des Gobelins, à Paris, qui lui offre une école d’été après avoir vu sa première animation. Il termine maintenant sa scolarité en cinéma à l’Université Concordia. Trois autres participant.e.s l’ont suivi à Concordia tandis que Jani Bellefleur, participante de la Côte-Nord, a été la première autochtone diplômée de l’INIS. On ne peut passer sous silence le parcours impressionnant de Samian, qui a participé à la première escale du Wapikoni à Pikogan il y a douze ans et a longtemps été porte-parole du Wapikoni. Il a maintenant à son crédit trois albums hip-hop encensés par la critique en plus d’une prestigieuse carrière comme photographe et comédien. L’année 2014 a marqué un jalon important pour le Wapikoni avec la création du premier Réseau international de création audiovisuelle autochtone (RICAA) qui regroupe aujourd’hui 50 membres de 18 pays. Ces créateurs et créatrices d’horizons différents peuvent ainsi unir leurs voix et se faire entendre par la création d’œuvres cinématographiques collectives et travailler ensemble à la solidarité entre les peuples, autochtones et non autochtones, dans le but d’un enrichissement réciproque et d’une société plus juste. Un premier long-métrage « Le Cercle des Nations » qui abordait le thème de la revitalisation culturelle naissait de cette collaboration en 2016. La prochaine thématique abordée sera celle des femmes. Poursuivant son évolution, le Wapikoni et Musique Nomade (volet musical du Wapikoni) créent en 2017 le Vélo Paradiso dans le cadre du 375e anniversaire de Montréal. Cette flotte de 5 vélos de projection sillonne les arrondissements de Montréal en diffusant sur grand écran les meilleurs courts métrages du Wapikoni ainsi que des vidéoclips issus de collaborations entre musiciens autochtones et artistes de la diversité culturelle. Ces projections visent encore à créer des ponts entre autochtones et non-autochtones urbains. Par ailleurs, grâce à l’appui financier du gouvernement du Canada et du Fonds Canada 150, le Wapikoni mobile a entrepris cette année la tournée du Canada avec « Le Wapikoni mobile : d’un Océan à l’autre : La Réconciliation par les arts médiatiques ». Le Wapikoni réalise ainsi des ateliers dans toutes les provinces du Canada tandis qu’une petite caravane de projection « Le Cinéma sur roues » s’arrête dans 100 communautés autochtones et 50 villes pour y diffuser, par le cinéma, la voix des Autochtones.   Photo : Escale du Wapikoni mobile dans la communauté de Wikwemikong, 2017. Photographie de Mathieu Buzetti Mélançon.abc

Rompre le silence Déclaration du réseau de Periodistas de a Pie suite à l’assassinat de Javier Valdez

Un assassinat ébranle le collectif. Un de plus qui s’ajoute à une quantité macabre – car impuni – et douloureuse. Un assassinat de plus s’ajoute à une somme monstrueuse de cas douloureux non résolus, cinq depuis le début de l’année : Cecilio Pineda, Ricardo Monlui, Miroslava Breach, Maximino Rodríguez et aujourd’hui, Javiez Valdez. Oui, Javier Valdez, l’auteur courageux de Los Morros de Narco, Miss Narco, Con une granada en la boca, MalaYerba, entre autres, et fondateur du média électronique, Rio Doce. Cette année, la statistique se maintient : chaque 22 heures en moyenne, un.e journaliste est agressé.e dans l’exercice de ses fonctions d’interroger, d’enquêter et d’informer. De plus, chaque 22 jours, un.e journaliste est assassiné.e. À ce chiffre, s’ajoute 32 cas si l’on considère les six années de présidence du priista, Enrique Peña Nieto : Gregorio Jiménez, Moisés Sánchez et Ruben Espinosa sont trois exemples significatifs, non seulement parce qu’ils étaient journalistes originaires de Veracruz, la région comptant le plus d’attaques à sa liberté d’expression dans les dernières années sous le mandat de l’ancien gouverneur Javier Duarte, mais également parce que dans les deux premiers cas, il s’agissait de journalistes de plus petits médias. Ils devaient donc combiner leurs activités de journalisme à d’autres formes de rémunération pour subvenir à leurs besoins : Goyo étant photographe pour des mariages, Moisés conduisant un taxi. Et le troisième, Rubén, que les assassins ont suivi de Xalapa, Veracruz jusqu’à un appartement du quartier Narvarte, au cœur de la ville de Mexico, et l’ont couvert de balles. À lui s’ajoutent quatre femmes : Nadia, Yesenia, Alejandra et Mile. Si nous étendons le compte à partir de l’année 2000, les statistiques prudentes nous indiquent 105 cas. Il n’y a pas assez d’espace dans ce texte pour nommer autant de morts, chacun.e d’eux et d’elles ayant un impact, un coup de couteau contre une démocratie fragile qui cherche laborieusement une bouffée d’oxygène et qui ne rencontre que du plomb. En 2011, lorsque Javier Valdez Cardenas a reçu le Prix mondial de la liberté de la presse du Comité pour la protection des journalistes (CPJ), je disais : « À Culiacán, Sinaloa, il est dangereux d’être vivant et de faire du journalisme. C’est marcher sur une ligne invisible marquée par ces mauvaises personnes du narcotrafic et du gouvernement, un plancher au rebord tranchant et couvert d’explosifs. Cette situation se vit dans presque tout le pays, on doit se méfier de tout ». Je disais aussi que « ceci est une guerre, certes, mais pour le contrôle du trafic de la drogue, et c’est nous, les citoyen.ne.s, qui en sommes les victimes. Les gouvernements du Mexique et des États-Unis fournissent les armes, et ceux qui sont cachés et invisibles à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement s’en approprient les gains. Aucune réponse de l’État n’a fonctionné. À la fin des six années de présidence de Felipe Calderón, la création du Mécanisme de protection pour les personnes défenseures des droits humains et les journalistes a été annoncée. Un éléphant blanc qui a peu ou pas servi la cause pour laquelle il a été créé. Il y a quelques jours Peña Nieto a promis de remplacer le Procureur spécial pour la surveillance des crimes contre la liberté d’expression (Fiscalía Especial para la Atención de los Delitos contra la Libertad de Expresión), un organisme qui, en six ans, a ouvert 800 enquêtes d’agressions contre des journalistes, mais n’en a résolu que trois. Selon une analyse réalisée par l’organisation Article 19 (Artículo 19), ceci équivaut à seulement 0,3 % de crimes résolus. Au Mexique, il y a 98 % de chance qu’un crime soit impuni, mais dans le cas des journalistes, ce chiffre s’élève à 99,7 %. C’est une des principales raisons pour laquelle la violence contre les journalistes ne cesse : parce que les agresseurs savent qu’ils ne seront pas punis. Dans chacun des 105 homicides, des 50 disparitions et des dizaines d’attaques contre des journalistes, il y a eu des condamnations par les autorités, incluant le président Enrique Peña Nieto, mais elles ne restent que des paroles. Les institutions gouvernementales visant à protéger les journalistes ne fonctionnent pas. Par exemple, le budget fiscal de 2017 n’a accordé aucun sou au Mécanisme de protection pour les personnes défenseures des droits humains et des journalistes, et le budget de fonctionnement, qui provient d’une fiducie, s’épuisera en septembre. Rien dans le scénario à venir n’indique un véritable changement, malgré le changement de fonctionnaires, comme le Bureau du procureur qui a maintenant un nouveau responsable, Ricardo Sanchez Perez del Pozo. Les dossiers continuent de s’accumuler. Le plus récent porte le nom de famille Valdez, le Virgile dans la descente aux enfers du narcotrafic. Pendant la cérémonie de réception du prix de 2011, Javier disait : « À Río Doce, nous avons expérimenté une solitude macabre, puisque rien de ce que nous publions ne trouve écho et suivi, et cette désolation nous rend encore plus vulnérables ». Aujourd’hui, je veux croire que nous ne sommes pas seuls, nous, les journalistes. Par contre, dans un acte de transparence, il est certain que le 15 mai 2017 à la mi-journée, alors qu’on allait recueillir des informations sur son assassinat dans une rue de Culiacán, plusieurs d’entre nous se sont senti.e.s abandonné.e.s par la société. Nous sentions qu’elle nous avait laissés à nous-mêmes. Les douze coups dans un supposé vol de voiture résonnent dans nos têtes : non, Javier a été assassiné par des personnes visées par son journalisme sur le narco et l’abus de pouvoir. Ne l’oublions pas. Nous sommes sortis marcher, nous nous sommes arrêtés un instant pour pleurer, et d’une certaine manière, nous avons demandé à ce que la voix de Javier Valdez Cardenas ne s’éteigne pas. Son travail de faire la lumière sur le crime organisé doit se poursuivre, même s’il est certain que si les réseaux de corruption entre le gouvernement et le crime organisé ont tué Miroslava Breach et Javier Valdez, alors aucun journaliste au Mexique s’engageant de manière éthique au service du journalisme n’est en sécurité. 16 mai 2017   Traduction par Alexandra Ferland Cet article a initialement été publié sur le site Internet de Periodistas de a Pie : http://periodistasdeapie.org.mx/editorial-23.php.abc

La communication populaire pour la libération

« La justice sociale s’atteindra de façon inévitable… » – Éva Perón Comme dans un songe rêvé par des rêveurs compulsifs, le Bajo Flores, nom non officiel d’un quartier qui n’existe pas dans les cartes, est né avec le poids de la dure réalité socioéconomique de la moitié du XXe siècle, dans une République argentine menée par les familles les plus aisées, son oligarchie, après une longue période de justice sociale sous un gouvernement de travailleurs et de travailleuses, sous la présidence de Juan Domingo Perón. Des hommes et des femmes de partout au pays, déplacé.e.s par cette réalité de misère qui s’imposait, sont arrivé.e.s dans ce lieu qui, avant d’être connu comme Bajo Flores, était composé de terrains inhabités, au sud de la ville géante de Buenos Aires. Peu après leur arrivée, ce groupe d’hommes et de femmes a construit des maisons et ont fait grandir leurs familles dans une zone de ruisseaux, affrontant les marécages. Ils ont rempli les lagunes et ont transformé l’inhabitable en habitations précaires de tôles et de carton, s’organisant ensuite en pâtés de maisons, créant leurs propres rues et ruelles. Ils se sont battus contre l’État pour obtenir des égouts, de l’eau potable, de l’électricité et ont construit leurs propres centres de santé et leurs écoles. Dans cette lutte pour la dignité, conscient.e.s de leur propre histoire et du destin de leur peuple, ils ont également mis au monde une radio communautaire. « FM Bajo Flores, une passion incontrôlée » peut-on lire sur les murs de ciment gris de l’intérieur de la radio. Ces paroles écrites au marqueur permanent survivent aux années qui passent et se répètent sur les murs, comme un tatouage sur la peau. Dans cette danse de câbles et de microphones illuminés par une lumière chaleureuse, entre une image d’Eva Perón et de la Vierge de Lujan, on peut observer le même mysticisme entre la construction collective d’un quartier entier et la création d’une radio communautaire. Elle s’est développée en 1996. Les jours de dictature militaire, d’enlèvements et de disparitions faisaient partie du passé, mais ce monstre était toujours présent. Il respirait dans l’ombre. Le plan économique de libre-échange qui régnait avait laissé quelques personnes avec des comptes bancaires bien remplis, et beaucoup d’autres sans argent pour le repas quotidien, sans la dignité du travail. Ainsi, dans un état presque terminal, le Bajo Flores a décidé de continuer de brandir son drapeau de justice, d’indépendance et de liberté, et d’amplifier sa voix en ouvrant les portes d’une radio qui, depuis ses débuts, avait une idée très définie : les microphones seraient par le peuple et pour le peuple. Filles et garçons, adolescent.e.s et jeunes, adultes et grands-parents; les organisations du quartier et tous ceux et celles qui participaient à la vie quotidienne dans son ensemble ont commencé à s’approprier la parole populaire en mouvement que représente une radio communautaire comme celle de FM Bajo Flores. Le secret est dévoilé. Dans la pratique, on a compris qu’une radio communautaire perdrait la valeur de son nom si ce n’était qu’un espace ouvert où n’importe qui pouvait dire ce qu’il désire. De façon aléatoire, en ondes, sans objectif. Ce qui devrait être le point fort d’un média communautaire serait la militance combinée à une identité populaire définie afin d’obtenir des droits principalement en ce qui a trait au logement, à la santé, à l’éducation et au travail. Les centres de santé, les cantines communautaires, les collectifs de voisins de pays proches avec leur culture, leur danse, leur nourriture, la paroisse Madre del Pueblo avec l’école primaire et secondaire et le club athlétique Madre del Pueblo sont quelques-uns des acteurs sociaux qui, dans le passé et le présent, font partie de la vie de la radio. Ce quartier qui, par ses couleurs, ses arômes et sa musique des voisins et voisines arrivé.e.s de pays limitrophes comme le Pérou, la Bolivie et le Paraguay, s’est également vu octroyé le nom de « petite Amérique latine » dans l’inconscient collectif.

« Je suis à l’endroit, c’est toi qui es à l’envers … »

– L’aveugle volant – Sumo

La communication, entendue comme un processus d’aller-retour entre au minimum deux personnes, avec un message codifié envoyé par un canal dans un contexte déterminé, possède dans son essence un aspect qui n’est ni technique ni académique. À travers elle, nous racontons notre réalité, nous transmettons des idées, nous nous faisons des amis ou des ennemis, des familles, des empires, nous détruisons des nations; nous transformons le géant en petit et le petit en géant avec deux ou trois mots. Nous convainquons, nous mentons, nous persuadons. Nous donnons forme à notre univers, nous lui donnons un sens. Même Dieu, selon ce que raconte la Bible, l’a utilisée en sa faveur. En regardant du ciel les êtres humains qui, menés par Nemrod, étaient en train de construire une tour pour arriver aux nuages et tenter de lui conquérir le pouvoir (la Tour de Babel), il les divisa, donnant à chacun une langue différente, ainsi, ils ne pouvaient plus se comprendre. Les humains arrêtèrent de travailler ensemble et se dispersèrent sur la surface de la Terre. Ainsi, comme Dieu dans les livres sacrés, nous avons également compris à un certain moment de notre création que la communication devient un puissant outil pour canaliser à travers elle la vie et son développement, la survie de notre espèce et la transformation de notre entourage selon notre folie individuelle et collective. « C’est pour cela, la radio », dirait les voisins de Bajo Flores : pour raconter leur vérité, qui dans un espace communautaire, est la vérité du peuple. Tout être humain qui est face à un microphone de radio pour la première fois sent dans ce moment sacré de fines gouttes de sueur sur le front et la gorge sèche, l’esprit vide. Des années d’étude en langue castillane, française ou tout autre, disparaissent comme par magie. Les premiers conseils sont : s’asseoir en se tenant droit, ne pas parler pour soi-même, maintenir une distance prudente du microphone. Et pour couronner le tout, certains présentateurs radio enseignent que la pire chose qui peut arriver en ondes est de rester silencieux, sans rien dire. Cela représente trop de pression dans le « COMMENT » dire, pour ensuite se rendre compte que la préoccupation est aussi dans le « QUOI » dire. En affrontant le monde depuis un endroit plus petit, quel sera notre message? « La communication aux mains du peuple, c’est la libération… » – Consigne de la radio FM Bajo Flores « Ainsi a été vécu le tremblement de terre au Mexique par les gens célèbres », titrait une chaîne de télévision d’une grande compagnie privée de multimédia qui présentait la nouvelle de la tragédie de septembre passé. Celle-ci a laissé des centaines de morts et de blessés dans ce pays, sans compter les innombrables dommages économiques et sociaux. Pendant que les images vues du ciel montraient les ravages, les pleurs et les morts; dans le studio, les journalistes objectifs débattaient de l’ampleur de la souffrance émotionnelle ressentie par une étoile de la télésérie de la soirée, par exemple. Ou alors, ils parlaient de l’acteur le plus couteux de la télévision, fils d’un de ses producteurs, tous les deux en vacances en terres mexicaines. Dans le monde « réel », hors des studios dispendieux de la télévision, loin des exclusifs microphones de radio de certaines des stations de radio-émission commerciales, la majorité de la population se bute à ces visions entrecoupées pendant qu’elle boit son café dans un commerce, pendant qu’elle met de l’ordre dans son bureau avant de finir sa journée de travail ou fait du ménage dans la maison avant que les enfants arrivent de l’école. Dans le jeu établi par les médias privés, les offres de grilles de canaux télévisés ou de radios ne sont que des vitrines, où un individu ou une communauté ne peuvent qu’acheter. On nous appelle les consommateurs.trices. Dans nos sociétés actuelles, l’identité d’une nation, ses problèmes, ses inquiétudes et le débat d’idées (qui n’est pas l’exclusivité de quelques lettrés avec des titres universitaires) finissent par disparaître derrière ces vitrines ou « horaires », au rythme imposé par le filtre subjectif des propriétaires invisibles du média. En même temps, ceux-ci sont filtrés par d’autres intérêts plus élevés et plus invisibles pour une personne ordinaire. Ainsi, la pensée populaire termine mutilée et, à plusieurs reprises, a recours aux murs des rues pour chanter sa vérité la nuit, avec de la peinture. Dans ce minime geste de dispute, nous retrouvons le courage d’un acte de liberté, comme l’a bien décrit l’écrivain et journaliste argentin Rodolfo Walsh. Dans ce geste et dans tant d’autres, comme celui de la radio des syndicats miniers de Bolivie qui furent l’avant-garde en communication populaire et communautaire, alors qu’ils affrontaient des dictatures sanglantes. On peut aussi mentionner l’école rurale ou urbaine qui choisit de créer une revue ou un journal pour que les enfants dessinent leurs histoires avec leurs mots, ou la communauté immigrante qui, hors de son pays, amène sa culture d’origine aux oreilles de leurs frères et sœurs dans une chaîne de télévision communautaire. On peut parler aussi de la coopérative qui produit des livres et qui permet à d’autres de laisser leurs luttes gravées dans l’histoire, des organisations sociales qui luttent pour la justice sociale et utilisent de nouveaux outils comme les technologies de l’information et de la communication afin de mener à bien leurs activités et créer de l’inclusion. L’histoire nous a démontré que la lutte que nous, les peuples américains, menons toujours, est celle pour la libération. Sur ce chemin, nous rencontrons des exemples de médias communautaires qui voient la communication comme un droit humain et un outil pour la révolution; qui proposent une communication à identité populaire, véritablement démocratique et avec des idées d’unité, de justice sociale, d’indépendance économique et de souveraineté politique. Ce sont des outils comme la radio FM Bajo Flores, qui est née d’un quartier qui s’est créé lui-même, comme des centaines d’autres médias et espaces communautaires menés par des hommes et des femmes qui décident de laisser la passivité imposée sous les titres de « consommateurs » ou « opinion publique ». Ce sont des médias et espaces qui passent à l’action pour prendre la parole et raconter leur réalité, se transformant en artifices du destin de leur propre destin et en exemple pour ceux et celles qui viendront. Comme l’a déjà écrit Eduardo Galeano : les hommes et les femmes sont de petits feux pour tout illuminer. « Il n’y a pas deux flammes identiques. Il y a de grandes flammes et de toutes petites flammes, et des flammes de toutes les couleurs. Il y a des gens à la flamme sereine qui ne se préoccupe pas du vent, et des gens à la flamme folle qui emplit l’air d’étincelles. Quelques flammes, balourdes, n’éclairent ni ne brûlent; mais d’autres embrasent la vie d’un désir si intense qu’on ne peut les regarder sans cligner des yeux, et, si l’on s’en approche, on s’enflamme ».   Traduction par Amelia Orellana Photo : Enregistrement de l’émission Enredos en Salud dans les studios de FM Bajo Flores, Photographie de William Salazarabc

Médias, pouvoir et luttes de base. Entrevue avec Lina Solano du Frente de mujeres defensoras de la Pachamama

De 2013 à 2015, le Front des femmes défenseures de la Pachamama (Frente de mujeres defensoras de la Pachamama) a réalisé une émission de radio intitulée Warmi Voces y Acción qui visait à faire entendre sa voix et à faire connaître la réalité des femmes paysannes provenant de la région de Cuenca, au sud de la région andine de l’Équateur, affectées par les mégaprojets miniers. Le CDHAL s’est entretenu avec Lina Solano au sujet de cette initiative citoyenne. D’où vient l’idée de créer une radio et dans quel contexte surgit cette initiative? Ce projet est né dans le cadre du travail réalisé par le Frente de mujeres defensoras de la Pachamama depuis 2008, date de sa création. Nous avons toujours créé différents espaces pour que les voix des femmes puissent être entendues par le public en général, par les enfants, par d’autres femmes, etc. Ainsi, nous avons toujours interpelé les médias, particulièrement les médias locaux de Cuenca. Nous avons donné des entrevues lors de bulletins de nouvelles ou réalisé quelques interventions dans des émissions télévisées afin de faire connaître les visions du Frente de mujeres, particulièrement en ce qui a trait à l’industrie minière, objet central des luttes que nous menons depuis des années. Lorsque nous allons à la radio ou convoquons une conférence de presse, les médias répondent généralement, mais pas toujours. Lorsque nous réalisons une conférence de presse, les journalistes vont souvent « rééditer » le matériel selon leur point de vue ou encore rapporter nos propos de manière erronée. Nous en sommes donc venues à l’idée de créer une émission de radio où nous allions pouvoir dire les choses directement. Dans cette émission, nous donnions le point de vue de l’organisation sur des sujets d’actualité et sur la situation de l’industrie minière au niveau national et parfois même international. Nous l’avons intitulée Warmi Voces y Acción et avions comme objectif d’informer directement la population locale en disant les choses telles que nous voulions les dire. Ce n’était pas toujours facile, car le Frente est formé de femmes provenant des zones rurales et elles devaient se déplacer jusqu’à la ville de Cuenca, partant parfois de zones très éloignées. Avec l’émission de radio, nous étions assurées de pouvoir diffuser sur les ondes et sur Internet tous les 15 jours, et ainsi informer autant nos membres que les citoyen.ne.s sur les activités que nous avions réalisées et celles que nous voulions entreprendre, en plus de donner notre opinion dans une chronique intitulée La piedra en el zapato (Le caillou dans le soulier). Cela permettait de faire connaître un peu plus les femmes qui constituent le Frente, les différentes camarades qui y participent, qui en sont membres, les fondatrices de l’organisation. Nous avions créé de brefs profils, en discutant avec elles de leur participation dans cette lutte de résistance contre l’industrie minière, par exemple. […] Nous diffusions les émissions sur les réseaux sociaux et les pages Internet que nous utilisons. Sur ces plateformes, les personnes pouvaient écouter et suivre l’émission, mais malheureusement nous n’avons pas pu y donner suite, faute de ressources. Comment se déroulait le processus de production et quel y était le rôle des femmes? Au début, lorsque nous étions sur le point de lancer l’émission, nous avons réalisé des ateliers de formation sur le journalisme communautaire, sur la manière de faire une émission de radio, sur la locution et tout ce qui est relié à la radio. C’est lors de ces ateliers qu’a été construite l’émission; la formule et la durée y ont été déterminées. Durant cette étape préparatoire, nous avons réalisé un sondage auprès des différentes communautés pour savoir ce qui intéressait les gens et leur convenait, sur le plan du contenu et des horaires, notamment. C’est avec cette information que nous avons créé la structure que nous avons toujours maintenue, mis à part quelques détails ajustés en cours de route. Avant chaque début de saison, nous planifions ce qui allait être présenté dans chaque section pour les trois émissions suivantes. Un des segments d’émission qui était, selon moi, le plus participatif était celui intitulé « Traditions des grands-mères ». Dans cet espace, nous discutions surtout de traditions culinaires, par exemple de la préparation du mote casado, une soupe de fèves et de maïs. C’était un peu théâtral et toutes les camarades qui pouvaient y participer le faisaient. Nous nous organisions en fonction de leur temps et nous faisions l’enregistrement. Parfois, nous improvisions ou nous montions une petite histoire avec les camarades et nous faisions l’enregistrement à ce moment. C’était une belle expérience. Dans les autres segments, par exemple celui des entrevues, nous avions l’habitude qu’une camarade en interview une autre et qu’elles s’échangent ensuite les rôles. Nous faisions parfois aussi des entrevues à des camarades d’autres pays, que nous contactions à travers Internet. Nous diffusions les émissions de radio afin que les auditeurs et auditrices soient informé.e.s des problèmes et enjeux engendrés par l’industrie minière, de ses impacts dans les domaines économique, social, écologique et sur la santé, qui se produisent autant localement qu’à travers le continent. Nous voulions faire connaitre ces réalités et susciter la mobilisation. Les entrevues avec des camarades provenant de différents pays ont ainsi été d’un grand apport. Quels sont les défis, les obstacles ou les difficultés rencontrés dans le travail que vous faites en communication? Par-dessus tout, le problème principal est le manque de ressources. Nous n’avons pu poursuivre la production de l’émission. Elle a été transmise un certain temps par une radio locale assez écoutée ici, dans la ville de Cuenca, mais le coût était trop élevé et nous ne pouvions continuer à le financer. Lors des dernières émissions, nous avions demandé un espace à la radio de l’Université de Cuenca, qu’on nous avait octroyé. Ces personnes nous aidaient également avec la réalisation de l’émission, mais nous avions tout de même besoin d’une personne responsable de la coordination. Malheureusement, à ce moment-là, nous n’avions pas cette personne et l’émission en est restée là, suspendue, et nous n’avons pas encore pu la relancer. Ce fut une très belle expérience. Éventuellement, il faudrait la reprendre, en comptant peut-être sur l’appui de l’Université de Cuenca, mais nous n’avons toujours personne pour assurer la coordination. Au niveau national, quel rôle jouent les médias hégémoniques dans la problématique sur laquelle vous travaillez, concernant l’industrie minière ou le territoire? Les médias représentent un pouvoir au sein de la société dans laquelle nous vivons. Ils sont logiquement liés aux grands intérêts des groupes qui ont le monopole de ce pays, ainsi qu’aux grandes corporations et aux pays qui nous dominent et qui veulent saccager nos ressources, particulièrement nos ressources minières. Ainsi, les médias « informent », uniquement sur ce qui les intéresse. Donc, si un groupe a une position qui ne devrait pas être diffusée, selon eux, ils la laissent de côté, et encore plus s’il s’agit d’une organisation de base ou de femmes. Nous n’avons donc pas, ou pratiquement pas, de canaux de diffusion. Nous avons pu, à quelques occasions, faire des interventions, des entrevues ou autres dans des médias de communication nationale, mais ces espaces sont presque fermés pour une organisation comme la nôtre. Ce ne sont que les grandes organisations qui ont une présence nationale. Ce sont elles qui ont le plus d’influence sur ce que l’on considère comme l’opinion publique, car elles ont le rare privilège de faire entendre en ondes leur position sur ces questions politiques. Ce sont elles qui sont prises en compte par ces médias. C’est une situation que nous vivons toujours depuis dix ans, tant au niveau des médias nationaux que des grands médias avec ce gouvernement qui est toujours en place. Et évidemment, dans les médias de l’État, il nous est aussi impossible d’avoir une tribune. Les médias de l’État ne donneront jamais un espace pour parler contre le gouvernement. Nous avons certes été invitées à la radio publique quelques fois, mais très peu. Les canaux de télévision privés au niveau national, quant à eux, sont pour ainsi dire inaccessibles. Dans le cas des médias locaux, il y a eu un peu plus d’ouverture. Nous y sommes allées et y avons participé. Ces médias de proximité sont en quelque sorte obligés par la loi de nous faire une place, quoiqu’elle demeure très petite et limitée. Par exemple, il y a des radios qui n’aiment pas écouter notre point de vue, donc lorsque nous leur demandons un espace, ils nous répondent qu’une seule personne peut y participer et qu’elle a seulement deux minutes. Il y a donc un contrôle absolu des médias et très peu d’accès à ceux-ci. Nous avons réussi, à travers le Frente de mujeres, à ouvrir ces espaces qui étaient refusés aux femmes des communautés. Ce sont seulement certains secteurs, certaines personnes, que l’on peut compter sur les doigts d’une main, qui peuvent parler. On ne considère que ceux et celles qui sont du monde académique, politique, ou des autorités, car on les perçoit comme les seuls détenteurs de connaissances. Les gens du peuple, logiquement, ne peuvent accéder qu’à certains espaces, comme celui de l’émission Microphone ouvert (Microfono abierto), où les gens peuvent appeler, opiner, se plaindre ou autre. Les médias nous ont invitées qu’à de très rares occasions et lorsque c’était le cas, nous avons participé et avons présenté nos positions. Il y a eu des situations où certaines personnes du gouvernement, par exemple, refusaient de participer à l’émission lorsqu’elles apprenaient qu’une personne du Frente de mujeres allait être présente. C’est une situation difficile, nous sommes une petite organisation et nous avons peu de ressources. Parfois, les camarades doivent se déplacer jusqu’à Cuenca où sont concentrés les médias de la région sud du pays, alors qu’elles vivent très loin. Voilà donc les difficultés que nous avons rencontrées, principalement quant au contrôle des moyens de communication. Si l’on nous a permis de participer, dans une certaine mesure, dans les médias locaux, c’est parce que plusieurs radios qui sont liées à des groupes de pouvoir locaux sont contre le gouvernement. Comme ces radios sont opposées au gouvernement de Correa, elles sont intéressées à ce que des personnes qui parlent contre celui-ci participent. Elles savent très bien que c’est la position de notre organisation, que nous sommes là de façon permanente et que nous avons de l’information que d’autres n’ont pas, ni même les autorités. Malgré cela, elles ne prennent presque jamais la peine de nous appeler, de nous inviter en entrevue. Dans ce sens, ce sont des espaces extrêmement fermés. Nous avons invité ces médias à certaines occasions à des conférences de presse, mais ils éditent ensuite le matériel, comme je le disais précédemment. C’est pourquoi nous n’aimons pas beaucoup les conférences de presse, nous préférons participer aux émissions de radios et surtout celles transmises en direct, parce qu’ainsi on ne peut pas nous couper, changer nos propos ou le sens de notre message. Comment envisagez-vous le rôle de la communication au sein des luttes des mouvements et des organisations de base à travers le continent ? Pour nous, la communication est un sujet fondamental, et ce, pour plusieurs raisons. Il faut pouvoir dire que nous sommes là, que nous existons. En fait, si ce n’était des moyens de communication que nous avons aujourd’hui – c’est-à-dire des réseaux sociaux, d’Internet, des blogues, des pages Web –, ce serait très difficile. Ces luttes n’étaient pas toujours connues auparavant, elles ne restaient qu’à un niveau local. Il y avait des expériences et des mouvements importants qui ne se connaissaient pas et qui ne se seraient peut-être jamais connus, car il n’y avait pas ces moyens de communication. En ce sens, la question de la communication permet d’annoncer que nous sommes là, que nous existons. Le problème principal dans le monde des médias, c’est qu’on y rend visibles ou non les dossiers, les personnes, les mouvements, etc. selon les intérêts du pouvoir. Et si tu n’es pas présent dans les grands médias, tu n’existes pratiquement pas pour la grande majorité de la société qui prend en compte seulement ce qui est transmis dans les médias de masse. Maintenant que nous avons un peu plus accès aux nouvelles technologies, nous avons pu ouvrir d’autres canaux qui nous permettent de montrer notre existence. On nous demande souvent qui nous sommes, alors nous pouvons maintenant les référer à notre blogue, notre page Facebook, nos réseaux, etc. Ces plateformes permettent de démontrer que nous ne sommes pas nées hier, que nous avons une histoire qui existe depuis plusieurs années. En même temps, cela permet de connaître les processus en cours et de garder trace des expériences dans le temps. Par exemple, à travers nos réseaux Internet, nous sommes maintenant informé.e.s au quotidien de tant de choses qui ont lieu dans différents pays du monde et de l’Amérique latine, en ce qui a trait à l’industrie minière, par exemple. Nous recevons de l’information importante de première main, parfois directement de camarades, d’organisations qui se trouvent dans les communautés affectées par les entreprises minières. Ce n’est plus de l’information biaisée qui provient des médias, mais plutôt de l’information réelle, directe, qui renforce la lutte et le discours. Nous sommes souvent en contact avec des camarades d’autres pays qui vivent directement les problèmes, tout comme nous. Leurs propos, tout comme les nôtres, sont une information qui n’est que rarement diffusée par les médias. C’est donc très important pour ce qui est de consolider notre base. Certains tentent de défendre l’industrie minière et nous leur répondons que nous savons ce qu’est l’industrie minière, pas seulement de façon théorique, mais également à travers les femmes qui en sont affectées dans différents pays, en Amérique centrale et au Pérou. Ces cas que nous connaissons sont une information que les médias n’ont pas, c’est donc très important pour notre lutte. Pour conclure, quel est le rôle des femmes en ce qui a trait aux initiatives de communication, comme celles de Warmi Voces y Acción ou tout autre projet de communication? Je crois que tout ce qui peut se faire à travers la communication est important. En ce sens, nos organisations, tant le Frente de mujeres defensoras de la Pachamama que l’Union latinoamericana de mujeres (ULAM), tentons de toujours prioriser la participation des femmes. Nous leur offrons également des formations et des espaces à travers lesquels elles peuvent faire entendre leurs voix directement, ce qui est rarement accessible aux femmes des zones rurales, aux femmes paysannes et autochtones. C’est donc extrêmement important, car elles sentent qu’à travers la radio, leur voix peut se rendre à d’autres personnes, d’autres femmes, et le fait de pouvoir dénoncer, informer, éduquer à partir de leurs expériences, fait partie de leur lutte. Cela fait partie des processus d’autonomisation des femmes, car elles se renforcent à travers l’organisation et toutes ces expériences qui se vivent en groupe et non pas individuellement. Dans notre cas, nous pensons toutes que c’est vraiment dommage de ne pas pouvoir continuer avec ce projet de radio, mais il faut parfois établir les priorités au sein d’une organisation. En Équateur, nous faisons actuellement face à une tentative de faire passer certains projets miniers à une phase d’exploitation et cela nous demande de prendre des mesures. Il faut mettre en place des activités qui nous prennent beaucoup de temps et qui, dans ce contexte, sont prioritaires. Je pense donc que toutes ces expériences de communication vécues nous aident à nous renforcer au niveau personnel et organisationnel, en tant que défenseures des droits. Elles nous aident également à atteindre une reconnaissance sociale, un autre aspect important de la communication. La société, ou plutôt certains secteurs, reconnaissent ainsi le travail que les femmes réalisent, et cela est encore plus significatif lorsqu’on parle de femmes paysannes dont les vies ont toujours été de travailler et de faire l’éducation à la maison, et qui, soudainement, se sont transformées en activistes défendant la Terre-Mère. Ainsi, la communication peut influencer, sensibiliser et même éduquer d’autres personnes qui se trouvent, par exemple, en ville, dans le milieu académique, dans des postes importants. Ces femmes qui mènent des processus de résistance peuvent servir d’exemple.   Traduction par Amelia Orellana Photo : Enregistrement de l’émission Warmi Voces y Acción, juillet 2015, Photographie du Frente de mujeres defensoras de la Pachamamaabc

La sécurité de l’information comme enjeu pour la protection des droits humains

Le développement de l’informatique et, plus récemment, de l’Internet a participé à une reconfiguration certaine des modes de communication et d’organisation des groupes travaillant en solidarité internationale. Facilitant à la fois la diffusion d’informations à un large public et la coordination plus efficace de campagnes, les médias sociaux, téléphones intelligents, courriels, etc. deviennent des piliers dans les luttes visant à protéger les droits humains à travers le monde. Néanmoins, depuis les révélations du lanceur d’alerte Edward Snowden en 2013, un nombre grandissant de journalistes, chercheur.e.s, militant.e.s et citoyen.ne.s s’inquiètent des enjeux liés à la surveillance secrète et diffuse des citoyen.ne.s par les gouvernements et les géants du numérique. Effectivement, si les technologies numériques sont des outils indispensables aux luttes sociales contemporaines, force est de constater qu’elles sont aussi impliquées dans une érosion constante et systématique de la vie privée des citoyen.ne.s à travers une vulnérabilité croissante de l’information stockée sur les réseaux numériques. Cette insécurité de l’information est d’autant plus problématique dans la mesure où elle implique une multiplicité d’acteurs, relève de notions techniques pouvant paraître complexes, comporte des conséquences fréquemment sous-estimées par les militant.e.s et est profondément intégrée dans des systèmes économiques extrêmement profitables. En ce sens, en s’ancrant dans des situations documentées en Amérique latine, cet article vise principalement à poser et à clarifier le rôle primordial que joue la sécurité de l’information dans un contexte de protection des droits humains. En posant d’emblée la sécurité de l’information en tant qu’élément clé dans l’exercice des droits de la communication, cet article argumente qu’il importe de la défendre en adoptant de meilleures pratiques, et ce, particulièrement au sein d’organisations du milieu de la solidarité internationale. Une pierre angulaire des droits de la communication D’emblée, il importe d’aborder la communication en tant qu’élément essentiel dans la protection des droits humains. En ce sens, la notion de « droits de la communication » appréhende cette dernière comme étant « " intrinsèquement liée à la condition humaine et [basée] sur une nouvelle compréhension plus profonde des implications des droits humains et du rôle des communications " [1] dans la satisfaction des besoins fondamentaux de la personne humaine et des sociétés à travers lesquelles elle évolue »[2]. Si la sécurité de l’information et des communications est fréquemment associée, dans le contexte numérique, à la protection du droit à la vie privée, il importe de noter qu’elle ne s’y restreint pas. Elle se pose plutôt en tant qu’élément sécurisant l’exercice des droits. Autrement dit, elle « favorise l’établissement d’un contexte favorable, car plus sécuritaire, à la participation pleine et entière à la communication […] [et] conditionne l’exercice d’autres droits et libertés »[3]. Dans le contexte numérique, la sécurité de l’information fait techniquement référence à un ensemble de processus visant à protéger l’accès, l’usage, la modification, la disruption et la destruction non autorisée d’informations. Elle vise donc à protéger l’accès aux données jugées confidentielles (par exemple : mots de passe, adresses, communications stratégiques, localisation GPS, etc.), mais va bien au-delà de cela : elle s’intéresse également aux méthodes permettant, entre autres, d’éviter l’interruption de services (d’un site Web, par exemple), la perte ou la destruction de fichiers importants (documents de travail, contenu d’un ordinateur ou d’un téléphone cellulaire, etc.) ou encore à l’utilisation hors contexte de certaines informations (telles que des publications sur des groupes Facebook ou des fils Twitter). Dans un contexte de militance et de solidarité internationale, il va donc sans dire que la sécurité de l’information protège évidemment la vie privée de citoyen.ne.s, mais aussi la liberté d’expression et d’association des individus, groupes ou organisations, ainsi que l’intégrité et l’efficacité de leurs activités. Surveiller les militant.e.s  La surveillance généralisée des citoyen.ne.s est relativement bien connue au Québec, au Canada et aux États-Unis. Celle-ci est souvent très discrète et – du moins en apparence – ne semble pas altérer significativement les activités des militant.e.s. Cependant, les documents fuités au magazine électronique The Intercept ont démontré comment la surveillance d’activistes environnementaux dans les mobilisations entourant le projet Dakota Access Pipeline était opérée par des compagnies mercenaires privées dans l’objectif de décrédibiliser le mouvement dans les médias, de monter des dossiers incriminants sur les personnes d’intérêt et, tout simplement, de créer un état de peur et de suspicion qui mènerait éventuellement à une démobilisation et une dissolution du mouvement. Ce cas illustre comment le contrôle de l’information au sein d’un groupe peut avoir un impact notable sur sa capacité de mobilisation, d’effectuer des relations publiques avantageuses et sur l’intégrité de ses pratiques militantes. Si ces pratiques de surveillance s’inscrivent dans une tendance croissante à militariser les forces de l’ordre – et à y déployer les systèmes et tactiques de surveillance associées –, les effets du phénomène de la surveillance numérique en Amérique latine sont beaucoup plus avancés et explicites qu’en Amérique du Nord. Sans surprise, les personnes qui défendent les droits humains sont parmi les plus affectées par ce genre de pratiques. Les problèmes de sécurité numérique ont souvent lieu dans des contextes où les défenseur.e.s luttent pour la protection de leurs territoires face à des entreprises minières ou hydroélectriques, pour la justice transitionnelle, pour l’accès à la justice pour les personnes marginalisées comme les femmes et les communautés autochtones et pour la liberté d’expression. Les cyberattaques contre des organisations de droits humains sont fréquentes, et ce, malgré le fait que les constitutions des États prévoient des clauses pour la protection de la vie privée de leurs citoyen.ne.s. Cependant, comme le démontre Fundación acceso, un organisme qui appuie les défenseur.e.s latino-américain.e.s en sécurité de l’information, les mesures mises en place afin que les cyberdélits puissent être dénoncés ne sont pas efficaces. Les exemples sont nombreux. Au Guatemala, des organisations ont dénoncé le vol d’informations numériques et de matériel informatique aux autorités sans qu’une enquête soit menée afin d’identifier les coupables. Au Honduras, en 2011, le Congrès a approuvé la Loi sur l’intervention dans les communications privées, qui devait uniquement servir à démasquer les réseaux de narcotrafic et de crime organisé[4]. Toutefois, cette législation sert également à espionner les défenseur.e.s des droits humains : depuis la mise en pratique de cette loi, plusieurs organisations ont dénoncé des cyberdélits commis par des fonctionnaires de l’État, sans qu’aucune trace de ces plaintes ne soit disponible dans les dossiers du Ministère public, organe étatique responsable d’enquêter sur les crimes[5]. Finalement, depuis l’acquisition du programme de surveillance Pegasus – normalement uniquement vendu aux États désireux de l’utiliser pour démanteler les réseaux terroristes ou criminels – par le gouvernement mexicain, la surveillance de défenseur.e.s de droits humains a augmenté drastiquement. Parmi les personnes surveillées, on trouve les avocat.e.s qui enquêtent sur la disparition des 43 étudiants normalistes du cas Ayotzinapa, ainsi que différentes organisations qui luttent contre la corruption au sein du gouvernement[6]. Les trois cas présentés démontrent en quoi la surveillance est un enjeu majeur qui a un grand impact dans la lutte pour les droits humains en Amérique latine. Comme il le sera démontré dans les prochains paragraphes, différentes failles dans la sécurité de l’information peuvent avoir de graves conséquences sur l’intégrité des campagnes, l’intégrité physique des militant.e.s et l’accès à la justice. L’accès aux comptes en ligne D’abord, l’infiltration de comptes courriel est une attaque fréquente pour des organisations, des journalistes ou des défenseur.e.s des droits humains. Par exemple, en 2016, un individu a volé l’identité d’un média Web militant guatémaltèque, envoyant des courriels mensongers aux membres. Bien que ceux-ci ne reflétaient nullement la ligne éditoriale du média, son image publique en a été affectée[7]. Ensuite, les comptes d’activistes sur les réseaux sociaux sont fréquemment infiltrés dans un objectif de diffamation ou pour menacer des individus en accédant et en utilisant des photos hors de leurs contextes. Par exemple, le compte Twitter de Maria Luisa Borjas – une policière ayant dénoncé à plusieurs reprises des actes de corruption commis par la police hondurienne – a été infiltré et utilisé pour lui faire parvenir des menaces à son intégrité physique. Notamment, sa photo de profil a été changée pour celle d’une femme bâillonnée et ensanglantée quelques jours après qu’elle se soit prononcée sur la mort suspecte d’un autre policier[8]. Il est également fréquent que des photos de défenseur.e.s ou d’observatrices.teurs internationaux soient publiées sur des pages ouvertement racistes et xénophobes où on les accuse de participer à des actes de terrorisme. Limiter l’accès Les attaques informatiques sont souvent utilisées afin de limiter l’accès à l’information et aux moyens de communication. Par exemple, lors des manifestations anticorruptions de 2015 où les citoyen.ne.s guatémaltèques exigeaient la démission du président Otto Perez Molina, les réseaux d’Internet sans-fil et de téléphonie étaient souvent complètement inaccessibles au lieu principal des rassemblements. Ensuite, en 2016, au Nicaragua, l’adresse IP de la municipalité de Camoapa a été bloquée exactement au moment où la Radio Camoapa diffusait un reportage sur l’utilisation du budget municipal, rendant ainsi impossible l’accès à l’émission[9]. Ces situations ont de graves conséquences pour les défenseur.e.s latino-américain.e.s : elles installent un climat de méfiance et de peur généré par la sensation d’être constamment surveillé. Les États qui se font complices de ces actes rendent l’accès à la justice extrêmement difficile. Finalement, les journalistes et défenseur.e.s se trouvent en situation de plus grande vulnérabilité : d’une part, leur légitimité est constamment remise en question et, d’autre part, leur isolement croissant peut mettre en péril leur intégrité physique. Conclusion : l’adoption de bonnes pratiques? Il est primordial de se demander de quelle façon les organisations qui se solidarisent avec des défenseur.e.s de droits humains latino-américain.e.s peuvent contribuer à améliorer la situation de sécurité de leurs partenaires. Effectivement, dans un contexte où la sécurité de l’information est un pilier de plus en plus important pour l’intégrité et la poursuite d’activités citoyennes, il importe de porter un regard critique sur l’ensemble des pratiques communicationnelles d’une organisation et des risques qu’elles comportent. La sécurité de l’information relève la plupart du temps d’un jeu du chat et de la souris dans lequel les individus doivent constamment déjouer des systèmes technologiques développés dans une perspective de collecte de données et des adversaires politiques qui tendent la plupart du temps à instrumentaliser les flous juridiques ou les législations liées à la sécurité nationale. D’emblée, il est souvent risqué pour des défenseur.e.s d’exprimer publiquement qu’elles et ils ont été victimes d’une violation de leurs droits. Il est donc primordial que les organisations du Nord établissent des canaux sûrs pour le partage d’information par vidéoconférences, messages textes, ou courriels. Un nombre croissant d’outils faciles d’utilisation sont disponibles (notons Jitsi Meet, Signal Private Messenger ou GPG). Ensuite, puisqu’il est possible de s’infiltrer dans n’importe quel appareil ou compte qui n’est pas protégé, il importe que les informations reçues, surtout si elles sont sensibles, soient protégées et gardées dans un endroit sécuritaire – numérique ou physique. Il est indispensable de bien analyser quelles informations peuvent être publiées et de quelles façons : les photos et les informations qui apparaissent sur les réseaux sociaux sont souvent utilisées hors contexte. Il faut donc s’assurer de réduire au minimum les risques de désinformation en plus de porter une grande attention à ce qui se produit sur les pages administrées par l’organisation. Finalement, faire un suivi rigoureux des incidents de sécurité informatique et procéder à un examen régulier de ses pratiques permettent d’identifier les faiblesses de l’organisme et d’adopter les bonnes pratiques pour protéger ses informations ainsi que celles des autres.   Photo : Défenseurs des droits humains des communautés maya chor’ti’ qui luttent pour récupérer les titres de propriété de leurs territoires ancestraux, département de Chiquimula, Guatemala. Photographie de Mélisande Séguin  
Notes 1 Traduction libre. « Statement on communication rights », cité dans Lee, P. (2009). « Communication rights and the millennium development goals », dans A. Dakroury et al. (dir.), The Right to Communicate : Historical Hopes, Global Debates, and Future Premises, Dubuque, Kendall Hunt, p. 142. 2 Landry, Normand (2013). Droits et enjeux de la communication. Montréal : Presses de l’Université du Québec, p. 19. 3 Landry, Normand (2013).  Droits et enjeux de la communication. Montréal : Presses de l’Université du Québec, p. 189. 4 Centro Electronico de Documentation e Information Judicial. Honduras, en ligne : http://www.poderjudicial.gob.hn/CEDIJ/Leyes/Documents/Ley%20Especial%20sobre%20Intervencion%20de%20las%20Comunicaciones%20Privadas%20(8,2mb).pdf 5 Observatorio Centroamericano de Securidad Digital (2016). « Informe anual 2016 », en ligne : http://acceso.or.cr/assets/files/Informe-OSD-HD-Esp.pdf 6 Ahmed, Azam et Perlroth, Nicole « ‘Somos los nuevos enemigos del Estado’ : el espionaje a activistas y periodistas en México ». New York Times, le 19 juin 2017, en ligne : https://www.nytimes.com/es/2017/06/19/mexico-pegasus-nso-group-espionaje/?mcubz=0 7 Observatorio Centroamericano de Securidad Digital (2016). Op. Cit. 8 Idem 9 Idemabc