Catégorie : 2015

Entre la vie et la forêt, des femmes en lutte

Depuis plus de 30 ans, la localité de San Isidro Aloapam, de la région de Sierra Juarez, dans l’État de Oaxaca au Mexique, est le site d’une histoire d’invasion et de saccage menée par l’industrie forestière. La petite communauté de San Isidro Aloapam mène une courageuse lutte de résistance pour défendre sa terre, sa communauté et sa vie. Au cœur de ce mouvement se trouve une femme inspirante, Yolanda Pérez Cruz, dont il sera question dans cet article. Yolanda est membre du Conseil autochtone populaire de Oaxaca « Ricardo Flores Magón » (CIPO-RFM)[1] au sein duquel elle s’est engagée pour la défense des droits humains et des droits de la Terre Mère. L’histoire du conflit forestier San Isidro Aloapam est une petite localité zapotèque, située à environ 90 kilomètres de la ville de Oaxaca au Mexique. L’exploitation forestière a commencé en 1963, lorsque le gouvernement fédéral a attribué à l’usine de papier Tuxtepec (FAPATUX) une concession pour l’exploitation de 32 000 mètres cubes de bois par année, pour une durée de 25 ans. L’arrivée de la compagnie dans la région a soulevé, vers la fin des années 70 jusqu’aux années 80, un fort mouvement d’opposition au sein de la population de San Isidro Aloapam qui manifestèrent leur indignation face au déboisement sans mesure réalisé par l’entreprise. Suite à cela et avec l’aide des peuples « mancomunados »[2] de la Sierra Juarez, la compagnie est expulsée du territoire, grâce à un recours légal contre le renouvellement de la concession. L’exploitation forestière a toutefois été reprise par une entreprise communale menée par San Isidro Aloapam et San Miguel Aloapam[3], mais des conflits ont éclaté entre les deux communautés et l’entreprise est restée aux mains des autorités de San Miguel Aloapam. La situation s’est alors envenimée, confrontant deux visions de la forêt : d’un côté la forêt comme une ressource à exploiter et de l’autre la forêt comme un milieu de vie. « Si la forêt s’épuise, nous n’aurons plus d’eau, ni de faune. Ce sont nos grands-parents qui nous l’ont laissée et nous la laisserons à nos enfants » affirme Pablo Lopez Alavés, de la communauté San Isidro Aloapam[4]. L’entreprise forestière communale a voulu exploiter les arbres centenaires de la forêt encore vierge de San Isidro Aloapam. La communauté a refusé catégoriquement et n’a accepté aucune négociation. Appuyée par le CIPO-RFM, la résistance pour la protection de la forêt a ainsi commencé, avec des manifestations, des blocages de routes et des recours légaux. Malgré cela, avec l’appui de diverses instances gouvernementales, telles que la CONAFOR, la SERMANAT, la PROFEPA[5], les autorités de San Miguel d’allégeance priiste[6] ont commencé la déforestation. Les actes de répression et d’intimidation envers les habitant.e.s opposé.e.s à l’exploitation forestière se sont multipliés, avec le soutien du gouvernement. Yolanda Pérez Cruz, défenseure de la vie Yolanda Pérez Cruz est originaire de la communauté zapotèque de San Isidro Aloapam. Elle a commencé à s’impliquer dans le conflit forestier dans les années 90, avec son conjoint Pablo Lopez Alavés – un des acteurs importants du mouvement de défense de la forêt – avec leurs familles ainsi que d’autres membres de sa communauté très actifs dans la défense du territoire et de la Terre Mère. Au tout début, Yolanda ne participait pas aux assemblées puisque ce rôle était traditionnellement réservé aux hommes, mais elle était présente aux manifestations et aux blocages de routes. Cette situation a changé lorsque la communauté a rejoint le CIPO-RFM. Yolanda a ainsi commencé à prendre part aux réunions du CIPO-RFM qui encourageait la participation des femmes lors des assemblées. En 2002, Yolanda a été témoin d’une forte répression subie par un groupe de femmes qui défendaient leur terre : deux femmes enceintes ont perdu leurs bébés et une femme est décédée. À partir de ce moment, l’engagement des femmes dans la lutte s’est renforcé. Il n’était plus uniquement question de la défense de la forêt, mais également d’exigence de justice pour les actes de répression qu’elles avaient subis en 2002. En 2010, suite à des années de répression menée par des groupes paramilitaires payés par la compagnie forestière pour intimider et faire taire la communauté de San Isidro Aloapam, le mari de Yolanda, Pablo Lopez Alavés, a été arrêté (il est toujours détenu à ce jour), avec d’autres personnes clés du mouvement. La lutte de Yolanda Pérez Cruz a alors commencé à prendre un autre sens. Suite à cette arrestation, elle a décidé de sortir de sa communauté pour s’approcher de la ville de Oaxaca et du centre pénitencier où son conjoint est emprisonné afin de faire davantage pression sur les autorités et pour mieux lutter pour la libération de son mari et pour la défense de son territoire. Sa langue maternelle étant le zapotèque, Yolanda ne parlait alors pas encore l’espagnol et elle n’avait pas de famille hors de sa communauté, hormis les compagnons du CIPO-RFM qui l’ont aidée à s’établir dans la ville d’Etla. Petit à petit, elle a appris l’espagnol et a fait le suivi du cas de son mari, accompagnée d’avocats et du CIPO-RFM, continuant ainsi la lutte pour la défense de la forêt et rendant visible la situation de San Isidro Aloapam auprès des organisations sociales et environnementales. Yolanda ne se reconnaissait pas elle-même comme étant une défenseure des droits humains, mais au fur et à mesure qu’elle s’est engagée dans la lutte pour la libération de son mari, elle a pris conscience qu’elle a toujours été impliquée depuis les premiers instants du mouvement pour la défense de leur territoire. Son rôle dans cette lutte, qui était en quelque sorte éclipsé par le leadership de son mari, est maintenant visible et met en lumière le rôle central des femmes au sein de sa communauté ainsi que d’autres communautés organisées contre des projets de « développement » extractivistes. Pour elle, ainsi que pour plusieurs femmes se trouvant dans des situations où leur milieu de vie est menacé, la lutte pour la défense de la vie et du bien commun n’est pas un choix. C’est une urgence et une responsabilité. « La Terre Mère nous donne tout : l’eau, la nourriture, le bois, tout… il est normal de lutter pour elle, sinon, comment va-t-on faire ? Tu ne te battrais pas pour ta mère ? »[7] La lutte aujourd’hui Depuis l’arrestation de son mari, Yolanda est constamment victime d’actes d’intimidation et elle reçoit souvent des menaces de la part d’habitants de San Miguel Aloapam. Elle a également été suivie par des inconnus à plusieurs reprises en sortant de ses visites au centre pénitencier. En juin 2015, l’avocat de son mari Pablo Lopez Alavés a reçu une lettre contenant des menaces de mort. Un mois plus tard, deux des animaux de Yolanda ont été tués. Il s’agissait de la deuxième fois déjà qu’on s’attaquait ou qu’on volait ses animaux. Au cours des derniers mois, plusieurs rumeurs se sont répandues affirmant que son fils, Lucio Lopez, de retour des États-Unis, serait kidnappé et tué. Yolanda vit dans la peur de voir les menaces qu’elle et sa famille reçoivent se réaliser. Face à ces événements, des mesures de protection ont été exigées à l’État afin d’assurer la protection physique et psychologique de Yolanda. Cependant, ces mesures sont insuffisantes et ne sont pas respectées, l’État ne semble pas prendre au sérieux sa situation. Elle est continuellement harcelée, en tant que femme, mais aussi en tant qu’autochtone militante. Sa santé physique et psychologique est fortement affectée par les menaces constantes, mais surtout par la disparition imminente de la forêt de San Isidro Aloapam, sa communauté. Actuellement, la communauté de San Miguel Aloapam, soutenue par des groupes paramilitaires, continue l’exploitation forestière. Dû à la perte de sources de subsistances diversifiées, elle ne pratique plus l’agriculture de subsistance, l’unique activité économique envisagée est l’exploitation de la forêt de manière intensive. Ceci a eu un impact direct sur les sources d’eau douce, considérées comme sacrées, en plus de nuire aux ressources forestières nécessaires aux usages de la vie quotidienne de la communauté de San Isidro Aloapam. La situation est maintenant plus difficile, car une partie de la forêt de San Isidro s’est épuisée. Il ne reste plus qu’une partie, encore vierge, celle que San Miguel Aloapam veut actuellement exploiter. Territoires meurtris La communauté de San Isidro Aloapam a pu constater que les impacts de l’exploitation forestière ont touché et touchent plus particulièrement les femmes. Le premier acte de répression, en 2002, n’était qu’une des manifestations des impacts que peut avoir un projet extractif sur les femmes. Le changement dans leur environnement a des conséquences directes sur leur manière de vivre et la présence de personnes étrangères dans la communauté, liées au commerce forestier, met en péril leur sécurité et leur libre-circulation sur leur territoire. Depuis les événements de 2002, les risques et les impacts sont en constante augmentation pour toutes les femmes de la communauté. Suite à plusieurs arrestations d’hommes de la communauté, les femmes restent seules, tout comme Yolanda. La présence des talamontes[8] dans la forêt a fait en sorte que les femmes ont cessé d’y aller par peur de représailles. Aujourd’hui, même les hommes ont peur d’y aller seuls. Le cas de San Isidro Aloapam et de Yolanda Pérez Cruz illustre bien la façon dont la protestation sociale contre les projets extractifs est criminalisée au Mexique, mais aussi dans plusieurs pays d’Amérique latine. Le modèle extractif, de plus en plus agressif, criminalise la protestation et l’opposition de façon évidente. Face aux mégaprojets de développement, des communautés entières sont déplacées car elles ne peuvent plus vivre de leurs activités économiques traditionnelles qui sont directement reliées à leur environnement. Des personnes sont portées disparues, agressées et assassinées quotidiennement. Ce modèle de développement laisse également d’énormes impacts sociaux, détruisant le tissu social des communautés, les divisant et les tournant les uns contre les autres, comme dans le cas de San Isidro et de San Miguel Aloapam, ainsi que des nombreuses violations de droits humains, comme le droit à un environnement sain, le droit à la terre, le droit à l’autodétermination, le droit à l’opposition, le droit à l’eau, le droit à l’information, le droit au travail digne et le droit à la vie, parmi d’autres. Le climat d’impunité permet que ces violations se répètent à travers le pays, avec la complicité des forces policières, des autorités des différents niveaux de gouvernement et des compagnies qui occupent des territoires sans aucune forme de respect pour la population qui y vit[9]. Dans un contexte où 30% du territoire mexicain est sous concession minière et où de nombreuses localités font face à une recrudescence de mégaprojets de développement, l’histoire de San Isidro Aloapam en est une qui se répète partout dans le pays[10]. La pression venant des États pour favoriser les investissements étrangers à travers des mégaprojets menace l’équilibre des écosystèmes et des communautés y vivant. Les luttes des femmes comme Yolanda doivent être rendues visibles, car elles représentent de véritables piliers de la résistance. Le cas de Yolanda est un symbole de la lutte de milliers de femmes qui se battent dans l’ombre contre la violation de leurs droits, l’invasion et la destruction de leur territoire.
Le Consejo Indígena Popular de Oaxaca - Ricardo Flores Magón (CIPO-RFM) est une organisation qui a vu le jour en 1997 à Oaxaca, au Mexique, inspirée par le soulèvement zapatiste de 1994. L’organisation est le fruit de l’alliance entre des communautés autochtones et non autochtones pour faire face à la répression de ceux et celles qui luttaient pour de meilleures conditions de vie, pour défendre leurs droits et protéger l’environnement. Le CIPO représente actuellement 11 communautés de la région. Leurs principaux objectifs sont de : promouvoir l’organisation libertaire des peuples et des travailleurs et travailleuses ; diffuser, promouvoir, former et défendre de façon organisée les droits humains de la population en général et plus particulièrement, des peuples autochtones, des femmes, des personnes handicapées, des enfants et des migrant.e.s ; appuyer et accompagner les communautés, les organisations et les individus qui luttent pour la reconstitution et la libre-association des peuples ; encourager le développement intégral des peuples ; revaloriser la cosmovision et les formes de coexistence, d’organisation, de travail, de production, de science et toutes les expressions culturelles de leurs communautés ; documenter, analyser et diffuser les luttes sociales locales, régionales, nationales et internationales ; défendre et promouvoir la protection des écosystèmes et des ressources naturelles ; construire des alternatives économiques communautaires à travers l’action directe afin de les convertir en contre-pouvoirs et freiner la militarisation, la répression et toute forme d’autoritarisme pour construire une société où l’autogestion, l’auto-organisation et l’appui mutuel sont la base.
 
Notes [1] Consejo indígena popular de Oaxaca-RFM [2] Les « Pueblos mancomunados » désignent l’union formée par plusieurs peuples de la Sierra Juarez. [3] En 1947, San Isidro Aloapam a été intégrée à l’agence municipale de San Miguel Aloapam, qui constitue un noyau administratif qui dépend de la municipalité. [4] Extrait d’une lettre écrite par Pablo Lopes Alavés [5] Commission nationale forestière (Comisión nacional forestal), Secrétariat de l’environnement et des ressources naturelles (Secretaría del medio ambiente y de recursos naturales), Bureau du procureur de protection de l’environnement (Procuraduria Federal de Proteccion al Ambiente) [6] Personnes affiliées au Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) au pouvoir de 1928 à 2000 et de 2012 à aujourd’hui. [7] Conversation entre Yolanda Pérez et Nadja Palomo. [8] Ceux qui coupent les arbres [9] No tenemos miedo - Defensores del derecho a la tierra: atacados por enfrentarse al desarrollo desenfrenado. El observatorio para la Protección de los defensores de Derechos Humanos. Rapport annuel 2014. [10] Mining Watch et Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC). Dans l’intérêt national? Criminalisation des défenseurs des terres et de l’environnement dans les Amériques, en ligne : http://www.miningwatch.ca/sites/www.miningwatch.ca/files/inthenationalinterest_summary_20sep2015_eng.pdfabc

Il était une fois une lutte pour la vie

Avec un territoire d’à peine 20 000 kilomètres carrés et un niveau de vulnérabilité élevé, le Salvador s’est transformé, au cours des dernières années, en un mets convoité, mais difficile à digérer, pour plusieurs entreprises transnationales minières qui prétendent extraire de son sous-sol de l’or et de l’argent. Peu importent les chantages, les menaces, les assassinats, le marketing social, les poursuites millionnaires, la division sociale et la contamination que les entreprises utilisent, la population répond par une résistance pacifique et artistique afin de freiner les projets mortels des entreprises minières. Aveuglées par l’éclat de l’or et de l’argent, celles-ci se soucient peu de la vie de milliers d’hommes et de femmes qui vivent dans le bassin de la rivière Lempa, un des trésors les plus importants de la patrie salvadorienne. Il était une fois une terre avec de l’or... il était une fois un peuple courageux Dix ans se sont écoulés depuis l’émergence de la résistance anti-minière dans le département de Cabañas, au Salvador. Un mouvement fort a réussi à freiner les entreprises minières qui, depuis les années 90, ont entamé leur phase d’exploration dans la municipalité de San Isidro, au nord de Cabañas, avec la mine El Dorado. Vidalina Morales, présidente de l’Association de développement économique et social, de Santa Marta-ADES (Asociación de Desarrollo Económico Social), une des principales organisations de la résistance aux compagnies minières, raconte que la lutte est née des communautés affectées. « Un soir, un groupe de paysannes et de paysans nous ont rendu visite, inquiets par la mise en œuvre du projet minier. Ils nous ont raconté qu’ils s’étaient rendus à l’église et à d’autres institutions gouvernementales, mais que personne ne les avait écoutés. Nous verrons si vous appuyez vraiment les communautés, nous avaient-ils dit ». Le projet El Dorado sera, s’il est mis en œuvre, une mine souterraine. Comme la majorité des projets d’exploration et éventuellement d’exploitation minière au Salvador, il est situé dans le bassin de la rivière Lempa, la ressource hydrique la plus importante du Salvador, situé au nord du pays, dans sa région la plus pauvre. Le projet minier El Dorado était détenu à ses débuts par Pacific Rim El Salvador (PRES), propriété de la compagnie minière canadienne Pacific Rim Mining Corporation, mais il est actuellement administré par Oceana Gold, d’origine et de capital australien. Après avoir accompli des avancées dans l’exploration et après avoir présenté des études d’impacts environnementaux peu détaillées, qui ne répondaient pas à des questionnements de base tel que « combien y-a-t-il d’eau disponible sur le site d’exploration ? » et « quels seront les impacts à long terme sur les ressources d’eau souterraines ? », l’entreprise s’est vue interdire par l’État de poursuivre l’exécution de son projet. Face à cette décision, l’entreprise minière a intenté une poursuite de 301 millions de dollars contre l’État au Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), une situation qui a attisé encore davantage la forte résistance sociale et citoyenne. La situation est devenue délicate pour PRES, qui a été obligée de vendre ses actions et s’est scindée en une série de structures territoriales (Fondation El Dorado et Minerales Torogoz S.A de C.V.), lesquelles tentent de vendre l’idée de l’industrie minière comme étant la solution à tous les problèmes de Cabañas et du Salvador. Et la terre s’est tachée de sang de ce même peuple courageux Après avoir réalisé diverses actions de conscientisation, de sensibilisation et de mobilisation sociale dans les communautés de Cabañas et après avoir réussi à situer l’enjeu de la défense de l’environnement au niveau communautaire, départemental et national, la situation est graduellement devenue plus complexe et l’entreprise a répondu avec des menaces, utilisant la division, le chantage et la cooptation des volontés politiques comme stratégies principales pour atteindre ses objectifs. Alejandro Guevara, défenseur et dirigeant de l’Association environ-nementale La Maraña – AALAM (Asociación ambiental La Maraña), affirme que les confrontations entre leaders et travailleurs étaient assez fréquentes dans la zone avoisinant la mine El Dorado. « Un jour, ils sont arrivés dans la communauté La Maraña avec une campagne sur la santé visuelle. Celle-ci était organisée par la mairie de Sensuntepeque, à Cabañas, et FUDEM, une fondation privée qui offre des services de consultation en ophtalmologie. Ils se sont alliés à l’entreprise minière afin de gagner de l’appui dans la communauté », dit Alejandro. Les instances de gouvernement et d’autres structures privées de Cabañas se sont alliées à l’entreprise minière et ont tourné le dos à la population et aux organisations qui luttaient contre les industries extractives. Cette situation a mené certaines organisations comme ADES Santa Marta, CESTA Amis de la Terre et l’Unité écologique salvadorienne – UNES (Unidad Ecológica Salvadoreña) à former, en 2005, la Table nationale contre l’industrie minière métallique (Mesa nacional Frente a la Mineria Metálica). Cette structure s’est solidifiée et regroupe actuellement 12 organisations de différentes régions du pays qui, avec une approche clairement environnementaliste, défendent la vie. Au fur et à mesure que la lutte pour le territoire se renforçait et que les communautés exigeaient le respect de leur droit à un environnement sain, plusieurs leaders sociaux affichaient leur opposition à la mine et se positionnaient aux côtés de la population pour l’accompagner dans ses justes luttes. Cependant, ils s’exposaient et devenaient plus vulnérables aux attaques de l’entreprise minière qui n’envisageait pas d’abandonner ses intérêts pour l’extraction d’or et d’argent sur les terres d’El Dorado. À cause de leur implication dans le mouvement et de l’incapacité des autorités à octroyer des mesures de protection, les personnes à la tête des mouvements de lutte sont devenues les premières victimes d’un processus dont l’éclatement était prévisible. Marcelo Rivera, Ramiro Sorto et Dora Sorto (enceinte de 8 mois) ont été assassinés en 2009 pour avoir défendu l’environnement, la vie et la santé des générations actuelles et futures. Cette tache de sang est encore fraîche et la population continue d’exiger justice face à l’impunité déguisée en fonctionnaires et administrateurs judiciaires dans le pays. Les batailles contre l’impunité se gagnent en s’unissant Bien que la douleur ressentie par la perte d’hommes et de femmes courageux et engagés pour la vie ait signifié la redéfinition de mécanismes de sécurité plus adéquats pour les leaders, l’engagement du mouvement environnementaliste salvadorien et d’ADES n’a jamais été remis en question, surtout en ce qui a trait à l’avancement de la défense de l’environnement et par conséquent, de la vie. Le travail de promotion et d’éducation à travers des tournées et des campagnes au niveau communautaire, national et international, la participation à des congrès, à des marches vertes, l’accompagnement et la pression pour arriver à l’approbation d’une loi qui interdise l’industrie minière métallique sont des manifestations de la force du mouvement, mais sont également un appel constant pour obtenir justice et parvenir à mettre fin à l’impunité au Salvador. La légitimité et le caractère nécessaire de la lutte en cours à Cabañas et au Salvador ont permis à des instances comme l’Église catholique de se prononcer fermement sur le sujet. Ainsi, en 2007, l’Église annonçait, à travers son communiqué « Prenons soin de la Maison de tous », que : « dans cette perspective de la foi, nous désirons partager avec vous notre vision pastorale sur un problème qui nous inquiète profondément : la possibilité que soit autorisée l’exploitation de mines de métaux précieux à ciel ouvert ou souterraines, plus particulièrement dans la zone nord de notre pays ». En 2010, l’Église catholique a réaffirmé sa position et a fait un appel à « défendre la vie et le bien commun ». Dans cet appel, l’Église met l’emphase sur le fait que l’exploitation minière cause des dommages irréversibles à l’environnement et aux communautés de la région. Plusieurs municipalités mettent actuellement en place des consultations citoyennes afin de s’auto-déclarer « territoires libres d’exploitation minière ». Même si le doute persiste, que l’impunité et ses ombres continuent de faire peur, la lutte pour la vie exige un positionnement clair de ces acteurs et actrices qui, à partir de leurs occupations quotidiennes, alimentent et exigent le respect de la souveraineté nationale. Le Salvador fait face actuellement à une poursuite de plus de 300 millions auprès du CIRDI. Il y a toutefois une absence de mécanismes légaux qui permettraient à la population de s’assurer que des ressources comme l’eau et des droits fondamentaux tels que la vie soient considérés plus importants que des intérêts éminemment économiques et avares comme ceux promus et défendus par Oceana Gold. L’entreprise minière se divise en structures territoriales qui, du point de vue du marketing social et de la responsabilité sociale des entreprises, tentent de se donner une image responsable en ce qui a trait à l’environnement. Cependant, malgré le fait que les nuages de l’impunité et de l’injustice soient constamment visibles, les populations de Cabañas et du Salvador savent que le soleil viendra ensuite.   Traduction : Amelia Orellanaabc

« Guatemala, tu fleuriras » : Développements et défis autour des mobilisations contre la corruption au Guatemala

Depuis le mois d’avril 2015, le Guatemala – pays du printemps éternel – connait d’importantes mobilisations citoyennes comme réaction aux annonces d’enquêtes pour corruption impliquant de nombreux dirigeants politiques. Ces événements ont lieu dans un contexte de sous-financement des institutions publiques (particulièrement criant dans le domaine de la santé où les hôpitaux souffrent d’une pénurie de médicaments et du retard dans le paiement des salaires des employé.e.s), de scandales environnementaux[1], ainsi que d’un niveau aigu et généralisé de violence et de criminalité à travers le pays, et notamment dans la capitale. Scandales de corruption impliquant des hauts dirigeants du gouvernement En mars, des journalistes enquêtant sur un cas de corruption impliquant le maire de Mazatenango furent trouvés criblés de balles dans un parc du département de Suchitepéquez. Peu de temps après, en avril, après avoir enquêté pendant plus de 8 mois, la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG) et le Ministère public (Procureur général) mirent au jour un réseau de corruption détournant la perception d’impôts douaniers et impliquant la participation de la vice-présidente, Roxana Baldetti, et plus directement de son secrétaire privé, Juan Carlos Monzón. À la mi-avril, lorsque la CICIG fit l’annonce de 40 cas de corruption impliquant l’Autorité fiscale, Baldetti et Monzón se trouvaient en voyage en Corée du Sud, ce qui vint mettre de l’huile sur le feu de la colère sociale. Après 5 mois de fuite face à la justice, Monzón s’est présenté au tribunal le 5 octobre. Des mobilisations citoyennes historiques Face à ces faits préoccupants, des citoyen.ne.s organisèrent un piquetage quotidien près du Palais national pendant 2 semaines auquel participèrent une centaine de personnes. Il coïncida aussi avec un campement du Comité paysan de l’altiplano (CCDA) situé à quelques mètres. Cette séparation physique, bien que petite, mit en évidence la vieille déconnection entre les mouvements sociaux urbains et ruraux. Suite à l’escalade de nouvelles allégations de corruption, une manifestation spontanée eut lieu le 25 avril sous la bannière #RenunciaYa (#DémissionneMaintenant) à laquelle participèrent plus de 30 000 personnes au Parc central pour exiger le départ de la vice-présidente et du président, Otto Pérez Molina. Cet événement – bien représentatif du haut-le-cœur généralisé par rapport à la corruption et au contexte d’impunité entourant les politiciens guatémaltèques – réunit des secteurs de la société guatémaltèque très variés (voire même opposés), incluant des étudiant.e.s de l’Université publique San Carlos, des gens provenant de zones favorisées de la capitale, des familles de couches plus populaires et des représentant.e.s du milieu paysan. Y était aussi Ricardo Méndez Ruiz de la Fondation contre le terrorisme, reconnu pour ses positions d’extrême-droite, négationnistes du génocide et à l’encontre des organisations de défense des droits humains. Des groupes plus activistes étaient bien sûr aussi présents. Ce premier rassemblement ne donna la tribune à aucune organisation : il s’agissait plutôt de donner une voix aux citoyens et citoyennes, qui entonnèrent des bruits avec des sifflets et des cris. Nombreux furent ceux et celles qui s’armèrent de pancartes aux messages divers contre la corruption. Bien qu’il y eut au tout début certaines rumeurs d’incitation à la violence par des groupes armés obscurs, rappelant le conflit interne armé ayant sévi au pays de 1960 à 1996, toutes les manifestations ayant eu lieu à la capitale sont demeurées pacifiques, quoique surveillées par la présence discrète mais continue des forces de l’ordre et de drônes. Cependant, c’est dans les départements que la persécution de leaders de mouvements sociaux fut à la hausse, comme nous l’a mentionné l’Unité de défense des défenseurs et défenseures du Guatemala (UDEFEGUA). L’explosion de l’individualité à l’intérieur de l’espace collectif À partir de ces premières manifestations, d’autres suivirent sur une base régulière à chaque samedi, parfois nocturnes, parsemées d’événements ponctuels. Celle du 16 mai fut particulièrement importante, où près de 60 000 personnes se présentèrent au Parc central, en dépit de fortes averses de pluie. Il convient de préciser que la convocation aux rassemblements s’est effectuée principalement par le biais des médias sociaux et les messages – marqués de hashtags[2] – s’adaptèrent facilement aux changements amenés par l’actualité et les développements dans les travaux de la CICIG. Surtout lors des premiers rassemblements, certain.e.s chantèrent l’hymne national, d’autres organisèrent des moments de prières collectives. Des groupes musicaux offrirent des prestations de différents styles, et parfois jusqu’à tard dans la nuit, rajoutant à l’allégresse de l’indignation collective et brisant avec la peur. Par ailleurs, plusieurs manifestant.e.s décrièrent le silence de certains médias de communication et les accusèrent d’être complices avec les principaux partis politiques. Une présence qui s’est bien démarquée parmi les manifestations fut celle de la génération post-conflit, dont plusieurs portèrent fièrement le message « Vous avez touché à la mauvaise génération »[3] ou encore « ils nous ont tant volé qu’ils nous ont volé la peur ». Les mobilisations revêtirent un caractère nettement pluriel. Au-delà de la question de la corruption et de l’impunité qui ont fait l’objet d’un consensus national de rejet, plusieurs ont aussi mis de l’avant leurs propres luttes. Par exemple, des groupes exigeaient justice pour les crimes de génocide et contre les militaires, des féministes scandaient « notre corps, notre territoire »; d’autres demandaient l’approbation de la Loi sur le développement rural intégral ou encore l’annulation des permis d’exploitation minière. Le cri de ralliement contre la corruption et l’impunité et pour la démission du président a permis de rassembler des gens aux griefs variés mais partageant la même préoccupation. Aussi, le partage de l’espace a permis une certaine pénétration des messages entre les différents groupes et individus, ce qui a contribué auprès des personnes réunies contre la corruption à un éveil de conscience à d’autres luttes sociales plus locales, comme celle de La Puya contre un projet minier à proximité de la capitale. Parmi les principaux messages globaux émanant des mobilisations citoyennes, notons le report des élections (prévues le 6 septembre), l’appel au vote nul et une méfiance envers les partis politiques actuels. Plusieurs moyens artistiques ont été mis de l’avant pour transmettre ces messages. Une campagne de « re-peinture » citoyenne a été menée dans différents endroits, remplaçant les affiches publicitaires des partis par des dessins d’arbres, de papillons ou de mains d’enfants, par exemple. Aussi, de nombreuses manifestations se sont terminées dans la nuit par des concerts d’artistes locaux, certains de renommée nationale, afin d’inviter les plus jeunes générations à développer une conscience politique et à intégrer les manifestations anti-corruption. D’autre part, plus de 70 organisations créèrent le 28 avril l’Assemblée sociale et populaire pour canaliser la position des secteurs paysans, autochtones, de femmes, d’étudiant.e.s, de droits humains, face au contexte de corruption. En plus d’appuyer les demandes d’enquêtes exhaustives sur les dirigeants politiques et de réforme de la Loi sur les élections et les partis politiques, l’Assemblée dénonça la criminalisation et la répression comme réponse de l’État aux demandes sociales. Dans sa deuxième déclaration, le 2 juin, l’Assemblée exigea la dépuration et la non-réélection des députés actuels et appela aussi à la création d’une assemblée nationale constituante pour édifier les bases d’une « profonde transformation du système économique, social et politique ». Par la suite, des rencontres régionales se sont tenues pour poursuivre le travail de réflexion et de positionnement politique de l’Assemblée. Tombent les têtes : le gouvernement du Parti patriota en chute libre Le 6 mai, malgré de très fortes réticences, le président du pays s’est vu obliger par la pression internationale – spécialement de l’ambassadeur des États-Unis – de prolonger le mandat de la CICIG pour 2 ans. Le 8 mai, peu de temps après le début des manifestations exigeant le départ de Baldetti, le président Otto Pérez Molina annonça la démission de sa vice-présidente. Le soir même, des milliers de personnes se réunirent spontanément au Parc central pour allumer des feux d’artifice afin de célébrer cette première démission. Plus tard, des enquêtes contre la vice-présidente pour faire la lumière sur son enrichissement illicite menèrent à la confiscation de plusieurs propriétés de la famille Baldetti. Dans les semaines ultérieures, d’autres démissions et destitutions suivirent : le ministre de l’Énergie et des Mines, Érick Archila; le ministre d’État, Mauricio López Bonilla; la ministre de l’Environnement, Michelle Martinez; le récent successeur d’Archila, Edwin Rodas; le vice-ministre de la Sécurité, Edi Juárez; ainsi que le secrétaire général à la présidence. Ces départs faisaient suite à des signalements pour corruption ou irrégularités, entre autres, par rapport au cas de la « formule magique » du lac Amatitlán. Le président lui-même démissionna le 3 septembre suite à des allégations pour corruption émises par la CICIG et le MP. La structure politique sous la loupe des manifestant.e.s et de la justice En plus de rejeter en bloc la corruption et d’exiger la démission du président, le mouvement citoyen a mis de l’avant d’autres exigences, dont la mise en vigueur immédiate de la réforme de la Loi électorale et la dépuration de l’Organisme judiciaire, où de nombreux juges possèdent d’importants liens avec les partis Patriote et LIDER. Par ailleurs, alors que le gouvernement du président se désagrégeait, les enquêtes de la CICIG et du Ministère public se poursuivaient et signalaient les manquements de députés de différents partis. Le parti Libertad Democrática Renovada (LIDER), principal parti d’opposition étant pressenti de gagner les prochaines élections, fut la cible de critiques virulentes de la part des manifestant.e.s qui l’accusèrent de vouloir tirer profit des mo-bilisations lorsqu’elles étaient à leurs balbutiements. Plus tard, en juillet, la CICIG émit des signalements contre le candidat à la vice-présidence du LIDER, compromettant ainsi la candidature du parti aux élections. Le chef de ce dernier, Manuel Baldizon, entreprit une croisade contre l’institution appuyée par les Nations Unies, et surtout son directeur, le Colombien Ivan Velasquez, en convoquant une marche contre la CICIG et portant une plainte à l’Organisation des États américains. Cette réaction a été largement critiquée par la population guatémaltèque. La réforme électorale : demandes appuyées par différents secteurs, mais pour des motifs divergents La demande pour réformer la Loi électorale et sur les partis politiques est active depuis plus de 15 ans. Parmi les articles à réformer proposés par le Tribunal suprême électoral (TSE) au Congrès, soulevons : 1) permettre le vote à l’étranger[4]; 2) augmenter le nombre d’adhésions aux partis politiques requis à leur mise en candidature aux élections; 3) améliorer la fiscalisation et reddition de comptes des partis politiques. Le 6 août, le TSE décriait que le projet de réforme avait été largement modifié par les membres du congrès, au point d’en vider tout son sens. Les élections 2015 : des résultats qui rendent perplexe Le résultat de ces élections fut complexe. Au premier tour des élections, c’est Jimmy Morales du Front de convergence national (FCN) qui sortit vainqueur avec 24% des votes. Le LIDER perdit le vote populaire pour arriver presqu’ex-aequo avec la candidate de l’Union nationale de l’espoir (UNE), Sandra Torres. Ceci constitua un important changement dans la politique guatémaltèque, voulant que le perdant des élections précédentes remporte l’élection suivante (le toca). Face à cette déconfiture Baldizon, le candidat du LIDER à la présidence, démissionna du parti le 14 septembre. Par ailleurs, il y eut réélection à 61% des députés. La répartition de la députation va comme suit : 44 Lider, 36 UNE, 18 Todos, 17 PP et uniquement 11 pour le FCN. Au deuxième tour pour choisir la présidence, c’est Jimmy Morales de FCN qui remporta le vote populaire avec 67%. En résumé, voici la situation : le Guatemala a rejeté la vieille politique – représentée par les chefs des principaux partis (Lider, Patriote et UNE), en favorisant Jimmy Morales, un nouveau venu sur la scène politique et connu nationalement pour être comédien. En dépit de ce vote, les politiciens seront largement les mêmes. Par ailleurs, le parti de « Jimmy » fut créé par des anciens militaires, ce qui soulève de nombreux doutes sur la portée réelle de changement que le prochain gouvernement amènera. Questionnements et défis pour les mobilisations citoyennes La forte participation aux élections et les résultats en ayant découlé ont rendu perplexes plusieurs secteurs de la société civile et on pourrait se questionner à plusieurs niveaux sur le succès des stratégies et des discours convoyés par les mobilisations. Il a été critiqué que les mobilisations se soient largement concentrées à la capitale (bien que quelques rassemblements aient été organisés dans certains départements du Guatemala) et que la population vivant loin du grand centre reste très majoritairement déconnectée du mouvement d’indignation et de ses préoccupations. Quelle peut donc être la portée à l’extérieur de la capitale de ce mouvement visant la transformation du pays? Les différences entre la capitale et les départements sont-elles trop grandes pour permettre leur articulation et la construction de ponts entre les régions sociogéographiques? Le modèle politique a été fortement mis en cause par les manifestant.e.s, de même que par de nombreuses institutions nationales et internationales. Pourtant, dans une société hautement inégalitaire comme la société guatémaltèque, qui connaît à la fois une bonne croissance économique et une pauvreté grandissante, c’est le modèle économique qui doit être critiqué et transformé. Les inégalités économiques sont le reflet des inégalités de pouvoir, lesquelles sont aussi le produit du système juridique coopté par de puissants intérêts historiques, économiques, politiques, militaires – tous confondus. Nul ne doute que l’élection de juges par la Commission de postulation fut le fruit de trafics d’influences. Par ailleurs, le résultat des élections amène son lot de questions. Aucune candidature aux élections 2015 ne se présentait comme une véritable option à une sortie de crise. Maintenant que les élections ont eu lieu, le mouvement citoyen et l’Assemblée sociale et populaire pourront-ils réagir adéquatement et avec vigueur au nouveau gouvernement? Seront-ils en mesure de bâtir une pression sociale suffisante pour amener les transformations nécessaires à la société guatémaltèque? Jimmy Morales sera-t-il ouvert et en mesure de répondre aux aspirations citoyennes? Dans le même ordre d’idées, est-ce que le travail de la CICIG et du MP se limitera à une cinquantaine de personnes liées aux partis politiques ou s’attaquera-t-il aussi aux acteurs corporatifs impliqués dans ces structures de corruption? Quelle sera la délimitation temporelle de leurs enquêtes? S’intéresseront-elles aussi aux députés passés ou récemment élus? Avec le nouveau gouvernement, est-ce que ces institutions auront encore le vent dans les voiles pour poursuivre leur travail contre la corruption et l’impunité au sein des structures politiques guatémaltèques? Suivre la situation politique du Guatemala à www.paqg.org // https://nomada.gt // www.cmiguate.org   * Cet article est une version remaniée d’articles ayant paru dans la revue Relations (octobre 2015) et sur le site du Groupe de recherche sur les espaces publics et les innovations politiques.   Photo : Luis Soto, 2015  
Notes [1] Notons l’octroi en février d’un contrat de 23M$ à une entreprise israélienne pour décontaminer le lac Amatitlán à l’aide d’une « formule magique »; ou encore en juin, la contamination de la rivière La Pasión au Petén par une compagnie de palme africaine, provoquant la mort des poissons et des impacts socio-économiques pour les communautés de pêcheurs de la région. [2] Mentionnons notamment #estoapenasempieza, #justiciaya, #reformaya. [3] « Se metieron con la generación equivocada ». [4] Les envois de fonds provenant de Guatémaltèques vivant à l’étranger représentent entre 5 et 8 milliards de dollars annuels. A titre de comparaison, le produit intérieur brut du pays en 2014 était de 58 milliards.abc

Incertitude et mobilisation sur la route du Canal interocéanique du Nicaragua

Au 19e siècle, les pays européens et les États-Unis rêvaient de construire un canal qui allait relier les océans Atlantique et Pacifique au niveau de l’Amérique Centrale et créer une route plus rapide et accessible pour le transport maritime. Les premiers arguments pour construire un canal à travers le Nicaragua remontent même à l’époque coloniale et le pays est demeuré le premier choix durant la majeure partie du 19e siècle. Toutefois, l’instabilité politique, la présence des anglais sur la Côte Miskitu, englobant une partie de la Côte Atlantique du Nicaragua et du Honduras, ainsi que l’activité sismique et volcanique au Nicaragua rendaient la décision difficile pour les États-Unis. La France avait déjà entamé durant les années 1880 la construction d’un canal traversant l’isthme du Panama mais les travaux avaient dû être suspendus pour des raisons financières et logistiques, la main d’œuvre faisant face à un taux de mortalité important dû aux maladies tropicales. Ainsi, devant la peur de voir entrer une autre superpuissance dans les Amériques, comme l’Allemagne ou le Japon, les États-Unis ont été convaincus par les Français de choisir le Panama et d’acquérir les travaux qui avaient déjà été effectués[1]. Il n’en demeure pas moins que le Nicaragua a toujours rêvé – et espéré – voir se concrétiser ce projet de Canal interocéanique sur son territoire qui propulserait l’économie nicaraguayenne à un tout autre niveau. Augusto César Sandino, figure emblématique du nationalisme nicaraguayen, était en accord avec la réalisation d’un Canal interocéanique, mais dont la construction, inspirée de la vision de Simón Bolivar, serait propulsée par les pays latino-américains et laisserait au Nicaragua son entière souveraineté[2]. Or, bouleversé par des interventions étrangères, des désastres naturels, de longues périodes de dictature et un conflit armé, le Nicaragua tente difficilement depuis les vingt-cinq dernières années de se remettre de ces épreuves et ne possède pas les moyens financiers pour réaliser un tel projet. Depuis le retour au pouvoir de Daniel Ortega Saavedra et du Front Sandiniste de libération nationale (FSLN) en 2007, le Nicaragua tente tant bien que mal de diversifier ses sources de financement extérieur et de se distancer des pays occidentaux. Un Canal interocéanique, financé par des intérêts chinois, apparaît alors intéressant pour le gouvernement de Daniel Ortega. Le projet permettrait un tel développement économique au Nicaragua, à l’instar du Panama, qui favoriserait la croissance de l’économie, créerait des milliers d’emplois et sortirait la population de la pauvreté. Dans sa forme actuelle, le projet de Canal du Nicaragua, mis de l’avant en 2012 par le gouvernement du FSLN, prévoit qu’il sera deux fois plus profond que le Canal du Panama pour accommoder les derniers modèles de paquebots qui ne peuvent passer par le Panama et il sera réalisé en moins de temps, soit sur une période de cinq ans. Les concessions du projet ont été attribuées à la firme chinoise Hong Kong Nicaragua Development (HKND), dirigée par l’homme d’affaires Wang Jing, qui promet une ouverture du Canal en 2020. Afin d’attribuer rapidement les concessions à la firme chinoise, la loi 840 sur le Grand Canal a été approuvée en juin 2013 par l’Assemblée nationale, qui possède une majorité de députés du FSLN, avant même que des études de faisabilité aient été effectuées, que la route du Canal soit connue et sans aucune consultation publique ni de la population, ni des communautés autochtones et de descendance africaine affectées[3]. Deux ans après l’approbation de la loi 840, les mouvements de soutien et d’opposition au projet de Canal sont devenus représentatifs de la polarisation présente dans la politique nicaraguayenne. Le gouvernement de Daniel Ortega et les partisans sandinistes brandissent les pancartes affichant le slogan « Que Dieu bénisse le canal » alors que l’opposition se rallie sous les slogans « Non au canal », « Dehors les Chinois » ou « Ortega vend la patrie ». Le Canal représente un enjeu majeur pour le Nicaragua et met de l’avant une vision du développement qui diffère peu du modèle traditionnel. En mettant au premier plan le développement économique, le Canal met en danger des écosystèmes fragiles et uniques qui se trouvent sur le tracé actuel proposé par le gouvernement et la firme HKND, en plus de traverser des territoires autochtones autonomes et d’exproprier des communautés vivant sur ces terres depuis des générations. Dans ce contexte, cet article vise à aborder brièvement les impacts d’un tel projet sur les communautés qui seront directement et indirectement affectées. Même si le gouvernement de Daniel Ortega et la Commission du projet de développement du Canal du Nicaragua, ou la Commission, soutiennent que le Canal interocéanique du Nicaragua devrait doubler le Produit intérieur brut (PIB) et générer 250 000 emplois directs et indirects, les dommages causés par le projet excéderont les bénéfices socio-économiques et causeront des dommages irréversibles dans un pays où l’équilibre politique, social, économique, culturel et environnemental est fragile. Des communautés exclues Selon la firme chinoise HKND, le tracé actuel du Canal est constamment en évaluation afin de protéger certaines zones plus sensibles, mais il en demeure que les impacts socio-environnementaux seront immenses. Selon le dernier tracé du Canal, dix communautés seront directement affectées, soit les villes de Bluefields, Nueva Guinea, San Miguelito, San Carlos, Rivas, Tola, El Castillo, Altagracia, San Jorge et San Juan del Sur. À celles-ci s’ajoutent les villes de Belen, Buenos Aires et Moyogalpa, qui seront affectées par des projets connexes comme les zones de libre-échange et les centres touristiques prévus. Ces municipalités couvrent un total de 12 440 kilomètres carrés, soit 10% du territoire national. Au total, ce sont près de 120 000 personnes, soit plus de 24 000 familles, qui devront être expropriées, ce qui représente 32% de la population des municipalités affectées[4]. Plusieurs conséquences directes du projet de Canal sur les communautés apparaissent évidentes et alarmantes et sont décriées par la société civile nicaraguayenne et les médias traditionnels d’opposition. D’une part, le canal traversera des communautés autochtones et de descendance africaine, dont certaines luttent pour la survie de leur identité, et risque de causer des dommages irréversibles à ces populations. D’autre part, les familles qui devront être expropriées vivent pour la majorité en milieu rural et dans un niveau de pauvreté important et leur déplacement forcé bouleversera leurs conditions de vie et brisera des liens communautaires. En analysant le cas du Canal du Nicaragua, il est impossible de garder sous silence le fait que des communautés autochtones et de descendance africaine de la Côte Atlantique du Nicaragua seront directement affectées puisque 52% du tracé actuel se trouve sur ces territoires autochtones autonomes. Durant les trente dernières années, plusieurs lois ont été établies pour garantir l’autonomie régionale et le droit à la propriété communale des populations qui y vivent (Lois 28 et 445), tout en reconnaissant les autorités autochtones et de descendance africaine en leur accordant la possibilité de représenter légalement leurs communautés et territoires et de les administrer selon leurs coutumes et traditions (Loi 445). La loi 445 reconnaît d’ailleurs que « les terres communales sont inaliénables ; elles ne peuvent être données, vendues, saisies ou imposées et sont imprescriptibles. L’État reconnaît et garantit l’inaliénabilité de celles-ci »[5]. Or, la loi 840 sur le Canal viole une série de droits acquise par les communautés autochtones et de descendance africaine pour garantir leur autonomie. Par exemple, l’article 12 de cette loi prévoit l’expropriation de quelconque propriété, qu’elle soit privée ou communale, des régions autonomes ou de toute autre entité gouvernementale, qui soit nécessaire au projet. De plus, et tout aussi alarmant, l’article 5 attribue à la Commission un pouvoir de décision sur toute autre loi antérieure nécessaire à la réalisation du projet de Canal, affirmant que « tout autre consentement, acte ou omission qui serait nécessaire, ou établi par une loi antérieure, ne seront pas tenus pour le projet ou sous-projet » et que les décisions de la Commission « seront de caractère erga omnes et obligatoires »[6]. Ces articles attribuent à la Commission des pouvoirs qui outrepassent la constitution et un bon nombre de lois et de normes internationales et enlèvent aux communautés autochtones et de descendance africaine le droit au consensus et à la consultation, à la propriété communale et à l’autonomie et les droits sur les ressources qui se trouvent en territoire autonome, des droits acquis par les lois antérieures. De plus, leur consentement ne devient plus nécessaire à la réalisation du projet. Les communautés autochtones et de descendance africaine deviennent alors non seulement ignorées, par l’absence de consultation et de consensus, mais elles sont complètement et volontairement exclues, par les pouvoirs accordés à la Commission dans la loi 840. Luttant pour leur survie depuis des générations, ces communautés autochtones et de descendance africaine de la Côte Atlantique ont perdu, en l’espace de quelques mois, des droits précieusement acquis au cours des dernières décennies. Dans ce contexte, le cas se retrouve devant la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH) pour violations au droit à l’information, à la consultation informée et au consentement des peuples autochtones. La communauté de Bangkukuk Taik, un village isolé du peuple Rama comptant 140 habitants, est d’ailleurs prise en exemple car elle risque d’être fortement affectée, voire même éradiquée, par la construction prévue d’un port pour le Canal. Les dommages seront d’une importance capitale pour le peuple Rama et la survie de son identité puisque, présentement, Bangkukuk Taik est le seul endroit où est enseigné la langue Rama et où les habitants ont des connaissances approfondies sur les traditions de leur peuple, notamment sur l’agriculture, la chasse et la médecine traditionnelle. Le projet de Canal prévoit que Bangkukuk Taik deviendra un port en eau profonde du côté caribéen et sera nommé Punta de Águila (la signification espagnole de Bangkukuk Taik, soit la Pointe de l’aigle)[7]. Outre les communautés vivant sur la Côte Atlantique, des communautés entières se trouvant sur le tracé actuel du Canal seront gravement affectées. En effet, la portion Atlantique du Nicaragua a longtemps été laissée à elle-même et compte les régions les plus pauvres du pays. On estime qu’environ 7 personnes sur 10 y vivent en situation de pauvreté ou d’extrême pauvreté. La majorité des habitants vivent d’agriculture destinée à la subsistance, aux communautés ou encore à la production agricole nationale ou destinée à l’exportation. L’agriculture étant le premier secteur économique du Nicaragua, le Canal bouleversera des communautés dont la production agricole est nécessaire à leur propre survie et à celle de leur économie. Les déplacements forcés auront comme conséquence de briser des liens existants depuis longtemps au sein de coopératives agricoles, omniprésentes au Nicaragua, et d’organisations communautaires[8]. Le déplacement forcé et la division de communautés signifiera également la détérioration des municipalités affectées, tant pour les peuples autochtones et de descendance africaine de la Côte Atlantique que pour les communautés se trouvant du Côté Pacifique. Bien que le gouvernement promet la création d’emplois qui bénéficieront à la population nicaraguayenne, les familles relocalisées demeurent à risque de se retrouver en situation de vulnérabilité et de pauvreté dans d’autres villes du Nicaragua ou du Costa Rica car elles ne seront pas assurées de trouver du travail sur le projet de Canal. En effet, la majorité de la population vivant en milieu rural possède un faible niveau de scolarisation et des compétences liées davantage à l’agriculture qu’ils pratiquent depuis des générations[9]. La main d’œuvre mieux rémunérée sur le projet de Canal aura donc tendance à provenir des grands centres urbains et universitaires comme Managua ou León. Une mobilisation qui s’organise Depuis la première pelletée de terre en décembre 2014, symbole de l’avancement du projet, la résistance s’est peu à peu organisée. À la fin de 2014, des équipes envoyées par HKND, accompagnées de policiers et des forces armées, se sont rendues dans les communautés pour mesurer et photographier les terrains, ainsi que pour faire le recensement des personnes devant être expropriées[10]. Ces évènements ont contribué à augmenter le niveau d’anxiété et d’incertitude des populations qui possèdent peu d’informations sur ce qui adviendra. Face à ce climat d’incertitude, et outre la présence d’organisations de la société civile devant diverses instances internationales, l’année 2015 a également vu une montée flagrante de la mobilisation sociale contre le projet et une hausse des demandes pour la dérogation de la loi 840. Des manifestations ont lieu régulièrement dans les communautés qui seront affectées et dans les grandes villes. Les manifestants s’opposent au Canal et plus spécifiquement, à la vente des concessions à des intérêts étrangers, aux dommages qui seront causés à l’environnement et aux communautés et au régime d’indemnisations pour les expropriations jugées insuffisantes. Le 12 octobre 2015, en réponse aux mobilisations des derniers mois, le gouvernement Ortega a annoncé son intention de déroger la Loi de sécurité citoyenne, en vigueur depuis 2010, et de la remplacer par la Loi de sécurité souveraine de la République du Nicaragua. Celle-ci prévoit le renforcement des forces armées et policières et de la Direction de l’investigation pour la défense (DID) en leur attribuant de nouveaux pouvoirs. La nouvelle loi prévoit que tout élément qui « représente un danger pour la sécurité des personnes, de la vie, de la famille et de la communauté, ainsi que pour les intérêts suprêmes de la nation nicaraguayenne » peut être considéré comme un risque à la sécurité souveraine. De plus, la loi établit comme « menace à la sécurité souveraine » : l’espionnage, le sabotage, la rébellion, la trahison de la patrie et « tout acte illégal qui pose atteinte à l’existence de l’État nicaraguayen et de ses institutions »[11]. Cette nouvelle loi permettrait une libre interprétation de ce que sont les « intérêts suprêmes » et de ce qui est considéré comme une « menace », ouvrant la voie à une éventuelle criminalisation de la protestation. Cependant, le 27 octobre, face à la controverse entourant le nouveau projet de loi, Daniel Ortega a annoncé que celui-ci serait révisé, sans toutefois donner plus de détails sur les modifications ni la nouvelle date de présentation du projet de loi révisé[12]. Dans un pays sortant d’une guerre civile il y a de cela moins de trente ans, l’équilibre socio-politique demeure fragile. Une telle mobilisation sociale à travers le pays était plutôt rare durant les dernières années et est représentative d’un climat d’insatisfaction face au gouvernement de Daniel Ortega, souvent critiqué pour agir sans transparence ni consensus. Le mégaprojet de Canal et les lois qui sont établies pour permettre son exécution marquent toutefois une nouvelle étape dans le style de gouvernance anti-démocratique de Daniel Ortega. Conclusion Le projet du Canal du Nicaragua est-il l’approche que le Nicaragua souhaite adopter pour réduire la pauvreté, tel que le signale le gouvernement? Selon le Réseau pour la démocratie et le développement local, le Canal remplit toutes les conditions d’une approche de développement traditionnelle, c’est-à-dire une approche centrée sur la croissance économique basée sur l’investissement étranger dans les secteurs clés offrant des avantages comparatifs afin de répondre aux exigences du commerce international. Une étude réalisée par le Centre Humboldt en 2014 révèle d’ailleurs que le modèle de développement des projets de HKND contredit les principes de véritable développement humain et durable.
La concession du canal renforce une vision du développement extractif et polluant, enracinée dans la logique de concentration de la richesse en accaparant le marché, en privatisant des biens communs et en commercialisant la nature, créant des enclaves au profit d’intérêts étrangers et affaiblissant les possibilités d’encourager des formes de développement durable et des alternatives à la dynamique de dégradation irréversible de l’environnement naturel[13].
Il revient à l’ensemble de la population nicaraguayenne de décider du modèle de développement qu’elle souhaite, et non seulement à un seul parti politique, en tenant compte des normes internationales en termes de développement humain et durable et de respect des droits humains, des diverses opinions et des faits présentés dans les différentes études et en respectant la constitution du pays et les lois établies, surtout en ce qui a trait à l’autonomie et aux droits fondamentaux des peuples autochtones et de descendance africaine. Or, comme on peut en témoigner actuellement, le gouvernement agit dans un processus opaque qui laisse peu de place à l’analyse critique et à la consultation des différents acteurs. En agissant avec manque de transparence, sans consensus et de manière anti-démocratique, le gouvernement risque des tensions qui pourraient survenir à tout moment. L’année 2016 en sera une d’élections présidentielles au Nicaragua et le Canal risque d’être un des enjeux électoraux principaux. Si la situation demeure inchangée et si le gouvernement n’agit pas dans une plus grande transparence, le FSLN pourrait voir sa base d’appuis populaires diminuer de façon importante dans les régions directement affectées par le Canal.   Photo : Manifestation le 9 septembre 2015 à San Miguelito, Page Facebook de Mecuadra.  
Notes [1] Canal de Panama (2015). Historia. http://micanaldepanama.com/nosotros/ et Van der Post, J. (2014). « El canal interocéanico : un sueño siempre presente y nunca realizado ». Revista Envío, no. 388, en ligne : http://www.envio.org.ni/articulo/4868. [2] El Nuevo Diario (2013). « Sandino y el Canal de Nicaragua », en ligne : http://www.elnuevodiario.com.ni/opinion/291533-sandino-canal-nicaragua/. [3] El País (2013). « El Parlamento de Nicaragua aprueba la concesión del canal a un empresario chino », en ligne : http://internacional.elpais.com/internacional/2013/06/13/actualidad/1371158429_272294.html. [4] Traduction libre. Red por la Democracia y el Desarrollo Local (2015). « ¿Qué territorios partirá el Canal y a qué poblaciones desplazará? », Revista Envío, no. 400, en ligne : http://www.envio.org.ni/articulo/5043. [5] Traduction libre. Acosta, M. L. (2015). El impacto de la Ley del Gran Canal Interoceánico de Nicaragua sobre los pueblos indígenas y afrodescendientes de Nicaragua. Présentation de la représentante légale des peuples Rama y Kriol, Créoles de Bluefields et Miskitu de Tasbaponie devant la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH). [6] Traduction libre. Assemblée nationale du Nicaragua (2013). Ley No. 840. Ley Especial para el Desarrollo de Infraestructura y Transporte Nicaragüense Atingente a El Canal, Zonas de Libre Comercio e Infraestraturas Asociadas. [7] Liedel, E. (2015). « The Rama Versus the Canal ». Hakai Magazine, August 27, 2015, en ligne : http://www.hakaimagazine.com/article-long/rama-versus-canal. [8] Red por la Democracia y el Desarrollo Local (2015). Op. Cit. [9] Ibid. [10] Confidencial (2014). « HKND hace censo de expropriaciones », en ligne : http://www.confidencial.com.ni/archivos/articulo/19089/. [11] La Prensa (2015). « Ortega quiere un Estado policial », en ligne : http://www.laprensa.com.ni/2015/10/15/politica/1919182-ortega-quiere-un-estado-policial-ortega-quiere-un-estado-policial. [12] La Prensa (2015). « Ortega retira de la Asamblea la Ley de Seguridad Soberana », en ligne : http://www.laprensa.com.ni/2015/10/27/politica/1926191-ortega-retira-de-la-asamblea-la-ley-de-seguridad-soberana. [13] Red por la Democracia y el Desarrollo Local (2015). Op. Cit.abc

La lutte populaire est en Minga permanente contre le néoextractivisme et la criminalisation en Colombie

Sortons de nos frontières, incluant celles de l’esprit, et assoyons-nous à discuter d’unité. Non pas l’unité du gouvernement, sinon celle des peuples, les expériences et les idées afin de résister au modèle économique global qui est un projet de mort. Que le plan d’avenir soit une lumière d’espoir qui garantisse les droits fondamentaux. – Feliciano Valencia[1]   Depuis le 15 septembre, le slogan « Feliciano Valencia Libre Ya! » circule à travers les sites Internet des médias indépendants et des mouvements sociaux colombiens et internationaux. L’emprisonnement du porte-parole des peuples autochtones du Cauca, ex-intégrant de la Guardia Indígena, ex-gouverneur du conseil autochtone (cabildo indígena) de Toribio et récipiendaire du Prix National de la Paix en 2000[2], est une attaque directe au processus de résistance qui s’organise en Colombie depuis plusieurs années. Ce mouvement qui a débuté dans les territoires du sud-ouest colombien s’est ensuite étendu et réunit maintenant de nombreuses régions et secteurs de la population nationale. La sentence qui a été rendue récemment condamne le leader social à 16 ans de prison pour des événements qui ont eu lieu en 2008, alors qu’il était conseiller supérieur du CRIC (Consejo Regional Indígena del Cauca). La communauté avait décidé d’appliquer un châtiment, conforme à la justice autochtone, à un soldat envoyé par l’armée colombienne pour espionner et saboter la grande mobilisation nationale connue comme la « Minga de la résistance autochtone, sociale et communautaire » qui a eu lieu à la fin de cette année-là. L’objet de la condamnation de Feliciano Valencia est le suivant : En février 2015, Feliciano avait été acquitté en première instance par la justice colombienne ordinaire. Malgré tout, la nouvelle décision émise par le Tribunal supérieur de Popayan, répondant à un recours en appel, condamne Feliciano pour enlèvement et lésions personnelles envers le soldat de l’armée colombienne. La charge qu’on lui impute reflète la grande facilité avec laquelle les lois nationales peuvent être utilisées contre l’autonomie des peuples autochtones de la Colombie, dans le cadre de leur exercice de la justice communautaire. Le soldat infiltré avait été envoyé par la Force publique afin de semer la violence dans la Minga, qui est une forme d’organisation et de mobilisation initiée dans les communautés du Cauca. Une fois découvert, le soldat a subi un procès avant de recevoir le jugement correspondant à la gravité des charges dont il a été accusé. La peine dictée a été de 20 coups de fouets et un nettoyage à partir d’herbes, toutes des mesures punitives ancestrales à connotation médicale. La méthode utilisée, celle du fouet traditionnel, est définie par la Cour constitutionnelle colombienne comme étant une figure symbolique de la juridiction spéciale autochtone. « Son objectif n’est pas de causer une souffrance excessive, mais bien de représenter l’élément qui servira à purifier l’individu, soit la foudre (…), en d’autres mots, c’est un rituel utilisé par la communauté pour punir l’individu et retrouver l’harmonie sociale »[3]. Le procès de Feliciano reflète la profonde méconnaissance des avancées acquises par les peuples autochtones en Colombie, menées sous le principe de diversité ethnique et culturelle comme résultat des luttes historiques pour que l’État assure, à travers la législation, la cohabitation entre les groupes culturels et leurs visions du monde. En plus de la sentence de la Cour constitutionnelle, les lois spéciales et « la loi de leurs propres mains » sont reconnues par la Constitution politique de 1991, comme étant une partie fondamentale de l’autonomie des peuples autochtones de la Colombie[4]. L’injustice ordinaire colombienne est, sans aucun doute, utilisée par certains acteurs en tant que stratégie pour attaquer les communautés à travers la chute de leurs principaux leaders. La sentence contre Feliciano est une autre manière de criminaliser la protestation sociale et est une attaque qui s’ajoute à tant d’autres violations aux droits humains commises contre les leaders des organisations autochtones du Cauca. Ainsi, depuis 2009, la Cour interaméricaine des droits humains, à la demande du Collectif d’avocats Jose Alvear Restrepo-CAJAR et de l’Organisation nationale autochtone de Colombie-ONIC, a attribué des mesures de protection à Feliciano Valencia, à l’ACIN (Asociación de Cabildos Indígenas del Norte del Cauca) et au Conseil régional autochtone du Cauca-CRIC (Consejo Regional Indígena del Cauca)[5]. Réactivation de la Minga de résistance autochtone, sociale et communautaire L’incarcération de Feliciano et l’augmentation quasi immédiate de la militarisation du territoire de La María Piendamó ont maintenu le Conseil régional autochtone du Cauca en assemblée permanente[6]. Emilse Paz, présidente du CRIC, a déclaré la réactivation d’une Minga massive, qui s’est fait connaitre en 2008 par l’énorme mobilisation des communautés du Cauca[7]. La Minga s’entend comme étant « une pratique ancestrale des peuples autochtones des Andes. C’est un effort collectif qui est convoqué dans l’idée d’atteindre un objectif commun (…). Lorsqu’on convoque une Minga, celle-ci a priorité sur les autres activités qui sont ajournées afin d’atteindre la cible commune »[8]. C’est sur les bases de cette pratique des peuples andins qu’ont été définies les manifestations organisées par les communautés autochtones de Colombie. Dès les débuts du CRIC, dans les années 70, les communautés du Cauca ont été à la tête des processus de mobilisation sociale. C’est cependant la première grande mobilisation, de 2004, avec la « Minga pour la vie, la justice, la joie, l’autonomie et la liberté des peuples », qui marque le début d’un processus de résistance plus organisé de la part des communautés du département du Cauca. Cette première manifestation massive a eu comme résultat la déclaration du « Mandat autochtone et populaire »[9]. Dès lors, les Mingas, en tant que modèle d’organisation et de résistance, ont acquis une grande force et l’appui de plusieurs acteurs sociaux du pays. Durant la « Grande Minga de résistance sociale et communautaire » qui a eu lieu en 2008, « la parole a cheminé », des communautés du Cauca jusqu’à la ville de Bogota. Cette marche, qui a duré plus d’un mois, a pu réunir de nombreux acteurs sociaux du pays, parmi eux des communautés autochtones, des afro-descendant.e.s, des paysan.ne.s, des étudiant.e.s et des travailleur.euse.s urbain.e.s, tou.te.s unis contre les politiques gouvernementales. Malgré la forte répression de la part de la force publique dont ils ont été victimes, les avancées atteintes par la mobilisation ont permis d’affirmer la nécessité d’initier un processus social et populaire qui, à partir de 2010, s’est fait connaître comme le Congrès des Peuples[10]. Dans le langage de la résistance, la Minga des peuples signifie agir de façon indépendante en ce qui a trait aux relations avec le gouvernement et conserver l’unité sociale et populaire afin de défendre leurs revendications. À partir des mobilisations et des réussites des années 2000, la Minga se multiplie et se transforme au sein d’une mobilisation sociale de plusieurs secteurs au niveau local, régional et national. À travers cette mobilisation, les peuples cherchent à exprimer ce qu’ils visent, soit un changement du modèle dominant qui se base sur la violence afin d’exploiter les territoires et de criminaliser le mécontentement populaire. C’est le cas de la « Minga de résistance des femmes autochtones en défense de la vie et en opposition à la guerre »[11], qui s’est déroulée dans la municipalité de Caloto, dans le département du Cauca, en août 2012. Cette Minga a réuni des femmes représentant différentes régions du Cauca dont les territoires sont gravement affectés par le conflit entre les groupes armés qui s’y trouvent. Plusieurs de ces femmes ont organisé des actions afin d’exprimer leur opposition à l’assassinat de leurs enfants. Les femmes autochtones Nasa ont été les protagonistes de la résistance dans les territoires du Cauca. Descendantes de la Cacique Gaitana[12], leader autochtone qui a lutté sans relâche contre les conquistadors au XVIe siècle, les femmes autochtones du Cauca ont participé à la fondation du Conseil régional autochtone du Cauca-CRIC et aux campagnes de récupération territoriale entamées durant les années 70[13]. À partir de ce moment-là, l’expérience du CRIC a été très importante et influente en ce qui concerne l’organisation des peuples autochtones de Colombie. Parallèlement à cela, l’accès et la participation des femmes aux postes de dirigeants ont augmenté. Une des leaders reconnues, Aída Quilcué, ex-conseillère du CRIC et porte-parole de la grande mobilisation de 2008, a été victime d’un attentat perpétré par les forces militaires au cours duquel son conjoint Edwin Legarda a été assassiné. Malgré la violence, Aída, tout comme la majorité des femmes qui résistent dans le département du Cauca, réussit à bâtir, au quotidien, une grande capacité de résistance et de lutte pour la vie, la terre et la dignité des mouvements sociaux dans le pays. « L’esprit de la Gaitana se trouve dans le cœur de chacune de ces femmes qui luttent contre la dépossession, la domination économico-coloniale et la guerre à son service »[14]. Les territoires du Cauca et les projets d’extractivisme Les sept communautés qui font partie du CRIC (Nasa, Guambiano, Tototro, Ingá, Yanacona, Kokonuko, Eperara Sipaidara) veillent sur leur autonomie et résistent au modèle d’exploitation qui affecte non seulement les peuples autochtones, mais également les paysans et les communautés afro-descendantes du département du Cauca. De plus, comme les territoires du Cauca font partie du Massif colombien ou Nudo de Almaguer, les projets d’extraction minière qui s’y trouvent créent des impacts sur tout le reste du pays. Cette zone est reconnue pour la diversité de ses écosystèmes qui sont d’une grande importance hydrique, tels que les forêts, les landes (paramos) et les lagunes et la naissance des rivières qui alimentent en eau la majorité du territoire national. Un grand essor minier s’est déployé dans la région avec l’appui des politiques des derniers gouvernements. Le modèle économique du président Juan Manuel Santos (2010-2014/2014-2018) se base sur la « locomotrice minéro-énergétique » qui s’appuie sur l’investissement étranger. Afin de réaliser ses objectifs, le gouvernement colombien a cru bon d’apporter des modifications à la législation dans le but d’attribuer des permis et de diminuer les délais de traitement. La législation est nettement insuffisante pour faire respecter les droits des communautés. Les efforts se centrent plutôt sur l’« optimisation » des procédures et la dérèglementation des processus d’attribution de permis environnementaux, la réalisation de consultations à la participation douteuse et en général, l’établissement de conditions plus flexibles pour ouvrir la porte à l’exploration des landes et à l’exploitation des gaz de schistes[15]. Dans ce contexte, des permis d’exploration d’or et d’autres minéraux ont été attribués sur 13% du territoire du Cauca et les demandes actuelles de permis d’exploitation impliqueraient le tiers de son territoire. Dans certaines municipalités, les permis attribués et les demandes de permis d’exploration représentent une grande partie de leur superficie totale. C’est le cas de la municipalité d’Almaguer, dans le Massif colombien, où des titres d’exploitation ont été attribués, en 2013, sur 13% du territoire tandis que des demandes de permis sont en cours sur 87% du territoire restant. Si les permis seraient attribués, la totalité de la municipalité serait entre les mains de compagnies nationales et transnationales comme AngloGold Ashanti. C’est dans cette même municipalité, que le 30 septembre 2013, a eu lieu l’assassinat de la défenseure de droits humains et leader paysanne Adelina Gómez Gaviria, tuée pour ses actions en défense du territoire et de l’environnement[16]. À part les enjeux miniers, un autre facteur du mécontentement populaire dans la région est en lien avec la construction d’un aqueduc régional, l’ « Afro Norte-Caucano » qui privatiserait l’eau des rivières Güengüe et Río Negro et affecterait les communautés de cinq municipalités[17]. Depuis le boom de l’extractivisme et l’appropriation de terres par l’industrie sucrière, les communautés membres de l’ACIN ont initié un processus de libération de la Terre Mère. Celui-ci se décrit comme étant un rituel préalable à la récupération des terres ancestrales situées sur des propriétés agricoles dans cinq municipalités du Cauca[18]. Face à l’impossibilité d’arriver à une véritable réforme agraire et à la constante violation des principes de consultation préalable et des droits collectifs reconnus dans la constitution de 1991, la libération des terres devient une manière de restituer les droits ancestraux sur le territoire. À travers le processus de libération de la Terre Mère et l’opposition de la population aux projets de mines et de privatisation de l’eau, les mesures d’intimidation, de répression et de militarisation n’ont pas tardé à se faire sentir. Les tracts paramilitaires, la campagne de discréditation des entreprises et les menaces physiques de l’escadron mobile antiémeute, lié à la police nationale, visent tous à passer le même message contre les autochtones. D’après leur propagande, les autochtones « s’opposent au bien-être général et leurs objectifs naissent de l’influence de la guérilla ». Dans les faits, ces arguments demeurent invalides puisqu’au contraire, les communautés font usage de leur autonomie et assument le contrôle du territoire, à travers les gardien.ne.s autochtones, afin de le défendre contre l’industrie minière, les cultures illicites et la présence de groupes armés. Les autochtones du Cauca ont appris de leurs expériences alors qu’ils cherchaient encore à établir des liens de collaboration avec les autorités. Au lieu de les protéger et de contrôler les territoires, la force publique participait au commerce de cocaïne, à la violation des droits humains et du droit international humanitaire[19]. Depuis la criminalisation de Feliciano Valencia, les gestes de solidarité à son égard se sont multipliés et les actions de protestation de la part des autochtones du Cauca ont augmenté, réaffirmant leur volonté de continuer avec le processus de libération de la Terre Mère et d’assemblée permanente contre le modèle extractiviste et oppresseur qui tente de soumettre les peuples qui luttent pour le droit à l’autodétermination.   Photo : Anarcol, 2015 Traduction : Amelia Orellana  
Notes [1] Congreso de los pueblos (2010). « Propuesta de país para una vida digna ». Conférence de presse. 6 octobre. [2] Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo-CAJAR (2015). « Feliciano Valencia : un defensor de derechos humanos condenado sin fundamentos », 29 septembre, En ligne : http://www.colectivodeabogados.org [3] Cour Constitutionnelle de la Colombie. Sentence T523-92, en ligne : http://www.corteconstitucional.gov.co [4] CAJAR (2105). Op.Cit. [5] Ibid [6] « Sin éxito finalizo la audiencia pública en la ciudad de popayán en el caso de feliciano valencia », 10 octobre, en ligne : http://www.nasaacin.org/ [7] Article en ligne : http://www.contagioradio.com [8] Tejido de Comunicación -ACIN-CxabWalaKiwe, Santander de Quilichao, 22 octobre 2008 [9] Presse. Congreso de los pueblos, en ligne : http://www.congresodelospueblos.org/que-somos.html [10] Ibid [11] Minga-de-resistencia-de-las-mujeres-indigenas. 24 août 2012, en ligne : https://descapitulobogota.wordpress.com/ [12] Mujeres luchadoras : La Gaitana. Organisation Féminine Populaire. 9 février 2012, en ligne : http://organizacionfemeninapopular.blogspot.ca [13] ACIN - Çxhab Wala Kiwe (2012). Cauca : el camino de resistencia de las mujeres nasa : creando y luchando por la dignidad, en ligne : http://www.nasaacin.org/ [14] Ibid [15] Decreto 2041 (2014). Ministerio de medio ambiente y desarrollo sostenible, en ligne : http://justiciaambientalcolombia.org [16] Bolaños E. et Córdoba A. (2015). Los puntos dorados de la minería en el Cauca, en ligne : http://www.elpueblo.com.co [17] En corinto las comunidades indígenas y afros resisten en contra de la privatización del agua. Asociación de Cabildos Indígenas del Norte del Cauca, 31 août 2015, en ligne : http://www.nasaacin.org [18] Liberación de la madre tierra, terminación del conflicto armado y construcción de la paz. Redprodepaz, 22 avril (2015). [19] Propuesta al movimiento popular y por derechos humanos en audiencia pública, 22 avril (2015), en ligne : http://www.nasaacin.orgabc

Le plurinationalisme et les mégaprojets miniers en Équateur : Les peuples autochtones qui défendent la Cordillère du Condor

Depuis la communauté amazonienne Cordillère du Condor Mirador (CASCOMI), on nous informe que l’expulsion d’une famille est en cours; la famille affectée est composée par les frère Uyaguari, qui habitent dans le quartier San Marcos, dans la paroisse Tundayme, de la province de Zamora Chinchipe. Selon l’information reçue, des gardes de sécurité de l’entreprise Ecuacorriente S.A., ECSA, sont en train d’enlever les biens de la maison avec l’aide de membres de la Police nationale et avec la protection du Bataillon Tundayme des Forces armées nationales. – Communiqué de la Commission œcuménique des droits humains, septembre 2015[1] Depuis plusieurs siècles, les peuples et les nations autochtones et paysannes des Andes ont résisté aux attaques du capitalisme global. L’arrivée de gouvernements progressistes au XXIème siècle représente un espoir de changement profond face à la réalité d’exploitation et de marginalisation dans laquelle vivent ces peuples. En Équateur, la reconnaissance du caractère plurinational du pays, approuvée par la population dans la Constitution de 2008, établit un cadre constitutionnel et juridique prometteur afin d’établir les fondements d’un nouveau modèle économique et social basé sur une relation plus harmonieuse avec la nature, ainsi que d’établir le respect et la reconnaissance de la diversité des peuples et des nations à l’intérieur de l’État. Cependant, actuellement, les organisations autochtones et paysannes sont confrontées à une avancée violente des industries extractives dans leurs territoires et dénoncent la violation de leurs droits et la criminalisation de la contestation sociale. Dans l’Amazonie équatorienne, des autochtones shuar ont perdu la vie en défendant leurs territoires contre l’exploitation minière lors des dernières années. Que devient le plurinationalisme dans la Cordillère des Andes? L’Équateur, un État plurinational L’Équateur est officiellement un pays « plurinational » depuis 2008, année où la nouvelle Constitution a été approuvée par l’Assemblée constituante convoquée par un mandat populaire après plusieurs années d’instabilité politique. La demande de plurinationalisme émerge en Équateur dans les années 90 dans un contexte de profonde crise mondiale; en Amérique latine, en particulier, le néolibéralisme ayant durement frappé les populations, particulièrement les autochtones et les paysans. Dans ce contexte, au fil des années, différentes organisations, partis politiques de gauche, intellectuels, mouvements de femmes, d’étudiant.e.s et de peuples d’ascendance africaine menés par le mouvement autochtone, ont donné naissance à un ensemble de propositions plaidant pour l’adoption d’un État plurinational avec une nouvelle forme d’organisation sociale, politique et économique. Le plurinationalisme propose un nouveau modèle d’État qui prend en compte la diversité des formes d’organisation sociale, économique et politique des nations et des peuples qui habitent sur un même territoire à l’intérieur d’un même État. Le plurinationalisme reconnaît l’autonomie et les droits des peuples sur leur territoire; il propose une relation non-anthropocentrique avec la nature afin de garantir la reproduction des différentes formes de vie; la vie communautaire comme forme d’organisation économique et sociale, régie par les principes de solidarité, de réciprocité et de complémentarité, y est centrale; le plurinationalisme envisage la démocratie directe, communautaire et participative comme forme d’organisation politique; il considère finalement l’interculturalité comme forme de relation égalitaire et juste entre les différents peuples et nations[2]. Les mines versus le plurinationalisme En plus de promouvoir un pays plurinational, l’Assemblée constituante de 2008 en Équateur émet plusieurs résolutions défendant les droits des peuples autochtones et paysans. Par exemple, avec le « mandat sur le secteur minier », elle déclare « l’annulation de toutes les concessions minières qui n’avaient pas réalisé… des processus de consultation préalable »[3]. Cependant, peu de temps après avoir adopté la nouvelle Constitution, le gouvernement de l’économiste Rafael Correa confirme la validité des concessions de plusieurs entreprises transnationales minières qui se trouvent dans des territoires habités traditionnellement par des peuples autochtones, et ce sans avoir recours à la consultation préalable[4]. Actuellement, les peuples autochtones et paysans de différentes régions du pays dénoncent la violation continue de leurs droits et la violation de leurs territoires provoquée par les projets miniers. La déclaration sur le plurinationalisme se heurte au modèle extractiviste du secteur minier et énergétique au moment de remettre le contrôle des territoires ancestraux à des entreprises transnationales chinoises, canadiennes et chiliennes. La nation Shuar, les autochtones Kichwas Saraguros et les paysans métis qui habitent la Cordillère du Condor, au sud de l’Amazonie équatorienne, à la frontière entre l’Équateur et le Pérou, déclarent être gravement affectés par les mégaprojets de mines à grande échelle. Le projet Mirador Dans le territoire très riche en biodiversité et plurinational de la Cordillère du Condor, le projet Mirador est en marche. Ce projet est le premier projet minier métallifère à grande échelle de l’Équateur, et le plus avancé du pays. Actuellement, il appartient au consortium public chinois Tongling/CRCC, qui a acheté Mirador à Corriente Resources, une compagnie junior canadienne active dans la zone depuis la décennie de 2000. Le 5 mars 2012, malgré la forte opposition d’organisations sociales menées par la Confédération des nationalités autochtones de l’Équateur (Confederación de Nacionalidades Indígenas del Ecuador, CONAIE) et des groupes écologistes, le gouvernement équatorien de Correa signa un contrat d’exploitation d’une mine de cuivre à ciel ouvert avec le consortium Tongling/CRCC, par le biais de sa filiale équatorienne, ECSA. Mirador en est actuellement à l’étape de construction des infrastructures de la future mine. L’exploitation devrait commencer des les prochains mois. Étant donné que la quantité de roches traitées prévue est de 60 000 tonnes par jour, Mirador est un mégaprojet qui occupe le territoire de manière intensive et extensive, ce pour quoi l’entreprise souhaite expulser les habitants de la zone où se trouve le projet[6]. L’accaparement des terres et des territoires Le nouveau cadre légal pour les entreprises minières mis en place par Rafael Correa ne limite que faiblement les prérogatives des entreprises minières transnationales, en comparaison avec les lois néolibérales antérieures. Ce nouveau cadre permet aux entreprises minières de s’assurer le contrôle exclusif des territoires qu’elles nécessitent pour l’exploitation. En s’appuyant sur la Loi d’utilité publique (Ley de servidumbre), les concessionnaires miniers peuvent forcer les propriétaires locaux à céder leurs biens immobiliers à l’intérieur et à l’extérieur de la concession minière durant 25 ans renouvelables, en échange d’une compensation financière[7]. Plusieurs propriétaires ont vendu leurs terrains à cause du constant harcèlement mené par l’entreprise. Cependant, plusieurs habitants ont refusé d’abandonner leurs territoires. Devant cette résistance, la compagnie Tongling/CRCC/ECSA a lancé des dizaines de poursuites judiciaires dans les tribunaux locaux, en se basant sur le principe d’utilité publique. Plusieurs habitants n’acceptent pas d’être payés pour qu’on utilise leurs terres parce que l’argent qu’ils reçoivent ne leur permet pas de maintenir leurs conditions de vie, leurs relations communautaires et leur relation avec la nature, et ce même si ces conditions sont normalement protégées par la déclaration de l’État plurinational. Quant à l’Agence publique de régulation et de contrôle minier (Agencia estatal de Regulación y Control Minero, ARCOM), elle exerce une pression permanente sur les habitants pour qu’ils évacuent leur terres et pour qu’ils acceptent la compensation financière qui permet d’utiliser leurs terres. Ceci se fait souvent de manière violente, avec l’aide des forces de sécurité publique[8]. L’entreprise chinoise a de son côté multiplié les démonstrations symboliques d’occupation du territoire. Elle a installé dans toute la zone des barrières et des affiches annonçant « propriété privée », signalant ainsi quelles terres ont été achetées. Il y a aussi des affiches qui indiquent quelles sont les terres en litige afin de créer publiquement une pression sur les habitants pour qu’ils les abandonnent. La multiplication de ces affiches est une preuve du processus en cours d’accaparement des terres par l’entreprise minière. Les habitants de la zone dénoncent aussi la violation de leur droit à circuler librement sur leur territoire. Leur droit à l’eau potable est aussi violé par la pollution des cours d’eau qui les empêche d’en faire un usage normal pour boire, se baigner et pêcher[9]. Stratégies de résistance Face à cette situation, les populations se sont mobilisées de plusieurs manières. Elles ont organisé des mouvements de contestation publique, des marches et des grèves; elles ont envoyé des lettres aux autorités et elles ont établi des alliances avec des organisations appuyant la défense de leurs droits. Les communautés shuars de la zone ont fait appel à plusieurs occasions à la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) pour dénoncer les graves violations de leurs droits. Un cas particulier est celui de l’assassinat du leader shuar José Tendetza, qui était très critique du projet minier; dont la mort n’a toujours pas été élucidée par la justice équatorienne[10]. Pour leur part, les grands propriétaires terriens de la zone du projet, qui s’identifient depuis peu comme « métis », ont demandé à l’État la reconnaissance de leur organisation comme faisant partie des bases de la nationalité autochtone shuar. Ils espèrent ainsi assurer la défense de leurs territoires en se basant sur la déclaration de l’État plurinational. Cette stratégie a ravivé au départ, les vieilles tensions avec les Shuars. Cependant, les deux populations ont désormais décidé d’affronter ensemble les conséquences néfastes provoquées par l’activité minière dans la zone. Conclusion En Équateur, le gouvernement de Rafael Correa a misé sur les mines à grande échelle. Depuis 2009, il a établi un cadre légal et institutionnel en faveur des entreprises transnationales minières, qu’elles soient canadiennes, chiliennes ou chinoises, dans la lignée des politiques implantées à l’époque néolibérale. Ce cadre s’accompagne d’une forte propagande de l’État sur les bénéfices des méga-mines et une forte critique de leurs opposants. En contradiction avec l’image d’un gouvernement écologiste et respectueux des droits des peuples autochtones et paysans fortement promue à l’étranger, les institutions publiques et les entreprises minières ont violé les droits des peuples autochtones et paysans reconnus par l’État plurinational. Plusieurs principes du plurinationalisme ont été transgressés : l’autonomie et le droit à la terre, la relation harmonieuse avec la nature, la communauté comme forme d’organisation économique et sociale et l’interculturalité comme forme de relation égalitaire et juste entre les peuples et les nations. Dans la Cordillère du Condor, en plein cœur de l’Amazonie, haut lieu de richesses naturelles et culturelles, le mégaprojet minier Mirador est en train de se construire, et ce sans que les peuples n’aient été dûment consultés. À cause de ce projet, de graves violations des droits des peuples autochtones et paysans métis sont déplorées. En particulier, l’entreprise chinoise Tonglin/CRCC/ECSA s’accapare à grands pas des terres des habitants de la zone, en se basant sur la Loi d’utilité publique et le soutien des institutions étatiques. Ce qui est train de se passer dans le cadre du projet Mirador et dans la Cordillère du Condor semble être le fer de lance de ce qui guette les futures régions minières du pays. Le gouvernement a approuvé le développement de projets d’extraction à grande échelle dans des zones comme la forêt de nuages de l’Intag. Les habitants de cette zone de montagne, où règne une grande biodiversité, ont expulsé à l’époque néolibérale l’entreprise minière japonaise Bishimetals et l’entreprise canadienne Ascendant Copper. Les plateaux de Quimsacocha sont aussi dans la mire du gouvernement; les communautés paysannes de cette région à l’origine de prodigieuses sources d’eau, se déclarent fermement opposés aux mines dans une consultation qu’elles ont menée[11].   Photo : Jeunes shuars, membres de l’équipe de surveillance de la pollution de l’eau, en alliance avec l’ONG écologiste Action écologique (Acción Ecológica). Omar Ordóñez, 2015 Traduction : Émilie Noël  
Notes [1] Comisión Ecuménica de Derechos Humanos (2015). « Desalojo de familia finquera de San Marcos, por minería ». 30 septembre 2015, en ligne : http://us5.campaign-archive1.com/?u=5a0f8d60c27a9290deab5ec53&id=e104cba007&e=0fa3b8fe6d [2] Báez, M. et Cortez, D. (2013). « Plurinacionalidad ». Revista Socialista, no. 8, année V, Buenos Aires. [3] Mandato Minero. Registro Oficial no. 321 – Segundo Suplemento [Entrée en vigueur: 22 avril 2008]. [4] Yuquilema, V. (2012). Informe sombra de Derechos Económicos, Sociales y Culturales (DESC). Fundación Regional de Asesoría en Derechos Humanos, INREDH. Quito, en ligne : http://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CESCR/Shared%20Documents/ECU/INT_CESCR_NGO_ECU_13989_E.pdf. [5] Drobe, J., Hoffert, J., Fong, R., Haile, J. P. et Rokosh, J. (2007). Panantza & San Carlos copper project, preliminary assessment report, Morona – Santiago, Ecuador. Corriente Resources. [6] Sacher, W., Báez, M., Bayón, M., Moreano, M. et Larreátegui, F. (2015). Entretelones de la Megaminería en el Ecuador. Informe de visita de campo en la zona del megaproyecto minero Mirador, parroquia de Tundayme, cantón El Pangui, provincia de Zamora-Chinchipe, Ecuador. [7] Ley de Minería. Art. 36. Registro Oficial no. 37. [Entrée en vigueur : 16 juillet 2013] [8] Sacher, W., Báez, M., Bayón, Moreano, M. et Larreátegui, F. (2015), Op cit. [9] Ibid. [10] Yakir, S. L. et Hernández, B. (2015). « Geopolítica del neoextractivismo: espacialidad estatal y clasificación de la resistencia en el sureste de Ecuador », Pacarina del Sur, an 6, no 24, juillet-septembre, en ligne : www.pacarinadelsur.com  / Watts, J. et Collyns, D. « Ecuador indigenous leader found dead days before planned Lima protest », The Guardian, samedi 6 décembre 2014, en ligne : http://www.theguardian.com/world/2014/dec/06/ecuador-indigenous-leader-found-dead-lima-climate-talks [11] Bonilla Martínez, O. (2013). Agua y minería en el Quimsacocha, Mémoire de maîtrise en développement territorial rural. Faculté latino-américaine de sciences sociales - campus Équateur.abc

Ayotzinapa, la transnationalisation d’un mouvement social

Dans la nuit du 26 septembre 2014, à Iguala, dans l’État du Guerrero, au Mexique, 6 personnes ont été assassinées, 23 blessées et 43 étudiants de l’École normale rurale Raúl Isidro Burgos d’Ayotzinapa, une école d’éducation populaire paysanne, sont disparus. Les événements se sont déroulés lors d’une levée de fonds organisée afin de pouvoir se rendre à la capitale, Mexico D.F., pour la commémoration annuelle d’une tuerie d’étudiants commise par l’armée mexicaine le 2 octobre 1968, à Tlatelolco. L’objectif était de chercher des alliances auprès du mouvement étudiant national afin d’exiger la justice et l’élucidation de l’assassinat de deux compagnons aux mains de la police d’État en décembre 2012. Le groupe criminel Guerreros Unidos a tout d’abord été accusé d’être l’auteur de ces crimes, en complicité avec la police municipale. Peu à peu, grâce à la constante mobilisation de militant.e.s et des familles des étudiants disparus, nous savons maintenant que les trois instances gouvernementales, soit municipale, étatique et fédérale, étaient impliquées et que l’armée est, sans aucun doute, responsable des événements. La disparition forcée des étudiants a suscité une des plus grandes mobilisations dans l’histoire récente du Mexique. C’est l’État qui est dénoncé et qui est accusé d’être le responsable de la disparition forcée des 43 jeunes. Avec un slogan généralisé « Ils les ont emmenés vivants, nous les voulons vivants! », la première Journée d’action globale pour Ayotzinapa s’est déroulée le 22 octobre 2014, au cours de laquelle ont eu lieu des manifestations dans plus de 100 villes à travers le monde. Une journée d’action a été instaurée à chaque 26 du mois afin de commémorer la disparition forcée et d’agir en tant que symbole de protestation pour rendre visible les nombreux cas d’impunité, de violence et de corruption commis au Mexique en complicité avec le gouvernement. Ces appels à l’action au niveau national et international ont contribué à la formation de réseaux internationaux de militant.e.s. Ce texte se concentre sur la particularité du mouvement social d’Ayotzinapa, non seulement en tant qu’élément déclencheur, mais également pour son envergure internationale, ce qui n’était arrivé pour aucun mouvement social au Mexique depuis le soulèvement zapatiste. Dans plusieurs villes du monde, on a pu observer comment la catharsis collective d’un « C’est assez! » s’est progressivement articulée autour de la formulation de pétitions concrètes en matière de politique étrangère et de relations bilatérales en lien avec la grave crise de droits humains que traverse le Mexique. Ayotzinapa, une lutte à caractère global? Échos globaux d’une protestation physique et virtuelle Depuis 2006, on compte, au Mexique, plus de 100 000 morts, plus de 250 000 déplacements forcés et plus de 26 000 disparus comme conséquence de ladite Guerre contre le narcotrafic à laquelle le gouvernement de Peña Nieto a donné suite. Depuis le début de son mandat en 2012, 13 personnes disparaissent chaque jour. De plus, le rapport de Juan Méndez, Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, publié en décembre 2014, a dénoncé la torture comme pratique généralisée dans le système judiciaire mexicain. Lors de sa visite au Mexique en octobre 2015, le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits humains, Zeid Ra’ad Al Hussein, a affirmé qu’il existe dans ce pays un taux d’impunité de 98% et que pour la majorité des crimes, aucune enquête n’est menée. De plus, de nombreux défenseur.e.s de droits humains et journalistes ont été assassinés ou ont été victimes de disparitions forcées. Selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), le Mexique est le pays le plus dangereux d’Amérique latine en ce qui a trait à l’exercice du journalisme. On compte également des cas d’exécutions extrajudiciaires comme ceux de Tlatlaya en juin 2014 alors que l’armée a exécuté 22 personnes. Après les événements d’Ayotzinapa, l’armée a été responsable d’au moins trois autres épisodes d’exécutions extrajudiciaires, à Apatzingán, Tanhuato et Ostula. Ayotzinapa a réveillé l’indignation et ces cas et plusieurs autres s’ajoutent chaque jour à la liste de crimes commis en collusion avec le gouvernement mexicain. L’impact au niveau national de la disparition des 43 étudiants s’est rapidement répandu à travers les réseaux internationaux qui ont utilisé autant les médias de communication traditionnels qui ont repris le sujet de façon critique, que les médias non conventionnels, comme les réseaux sociaux. Par exemple, sur Facebook et Twitter, un des hashtags en lien avec la protestation, #yamecansé, a été le sujet tendance (trending topic) au Mexique pendant plus de 60 jours. Avec Ayotzinapa, l’image et la popularité internationale de Peña Nieto ont considérablement diminuées. La vérité historique et la mobilisation sociale Le 28 janvier 2015, lors d’une conférence de presse, le procureur en poste à ce moment-là, Jésus Murillo Karam, a assuré, sans aucune preuve scientifique majeure autre que la confession obtenue sous la torture de deux supposés narcotrafiquants, que les 43 étudiants auraient été brûlés vifs – par uniquement trois individus – dans un dépotoir municipal de Cocula (à 30 kilomètres d’Iguala) et que leurs restes auraient été jetés dans la rivière San Juan. Avec cette version des faits qui se tient à peine et qui a été appelée la Vérité historique, l’État a essayé de fermer officiellement le dossier. Des experts et des scientifiques de plusieurs universités, entre autres de l’Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM), soutiennent que les conditions météorologiques cette nuit-là (il pleuvait à Cocula) et d’incinération à l’air libre (plus de 1000° centigrades seraient nécessaires) rendent invraisemblable la version donnée par le Procureur. De plus, près d’un an après les événements, soit le 6 septembre 2015, le Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI), désigné par la Commission interaméricaine des droits humains, a démenti cette version et a mis en évidence la destruction de preuves par le Procureur général, la déformation délibérée des déclarations de témoins et l’omission d’informations de haute importance pour élucider le cas. À un an de la disparition forcée, la mobilisation sociale continue de réclamer la justice, l’élucidation des faits et l’apparition en vie des étudiants, dans un contexte de violence généralisée et d’impunité. Face à cette vague de violence déclenchée en 2006 par ladite Guerre contre le narcotrafic, les organismes internationaux de défense des droits humains l’ont dénoncée comme étant une stratégie de criminalisation de la protestation sociale. Pour la première fois depuis l’insurrection zapatiste du 1er janvier 1994, des membres de la communauté internationale se sont indignés de façon massive afin de dénoncer les violations répétées des droits humains ayant lieu dans le pays. Dans plus de 50 pays, des actions de différentes caractéristiques et ampleurs se sont organisées. En Bolivie, plus de 3000 personnes ont marché le 20 novembre 2014 afin de dénoncer les événements d’Ayotzinapa et l’Universidad Mayor San Andrés s’est également unie à l’arrêt de travail convoqué par le Mexique. Au Macchu Picchu et à la Muraille de Chine, des touristes se sont pris en photo avec des pancartes qui réclamaient l’apparition en vie des étudiants. À Berlin, des militant.e.s ont occupé l’ambassade du Mexique pendant 43 heures afin d’empêcher la réalisation des festivités prévues les 1er et 2 novembre. La majorité des représentations consulaires du Mexique à travers le monde ont fait face à des manifestations à l’extérieur de leurs bureaux. Dans le cadre du Premier festival mondial des résistances et rebellions contre le capitalisme (du 22 décembre 2014 au 3 janvier 2015), s’inspirant de cet élan de revendication pour la justice au niveau international et soutenus par des organisations de base de différents pays, le Conseil national autochtone, les parents des étudiants disparus et le réseau de solidarité de la Sexta Zapatista ont décidé de sortir du pays pour partager sur les cas d’impunité au Mexique. La revendication principale était l’apparition en vie des 43 étudiants, mais ils avaient également comme objectif de dénoncer les disparitions forcées en général et l’impunité des instances du gouvernement. Au cours du premier semestre de 2015, quatre caravanes ont été organisées, deux en Amérique du Nord, une en Amérique du Sud et une autre en Europe. Malgré le fait que le Conseil national autochtone était à l’origine de ces caravanes, le discours diffusé dans les différents pays n’était pas celui d’une lutte autochtone mondialisée, mais plutôt celui d’une lutte de tou.te.s les citoyen.ne.s du monde contre les gouvernements commettant des crimes contre leur peuple. À Paris, les membres de la caravane ont affirmé que l’idée de la caravane européenne était d’unir les forces pour la lutte qui se vit dans différents pays du monde. Lors de cette rencontre, des collectifs contre la violence policière et les membres de la caravane ont reconnu, malgré la distance et les différents contextes, une même cause et une même lutte. Ainsi, l’organisation de la caravane à Paris s’est faite en coordination avec plusieurs collectifs impliqués dans la lutte zapatiste, mais également dans plusieurs luttes contre les différentes formes de répression de l’État. À Montréal, la visite de la caravane a obtenu une forte présence médiatique. Au-delà de la fraternité des luttes, même si celle-ci était toujours présente en toile de fond, l’énergie s’est concentrée sur la dénonciation publique et massive des graves violations des droits humains et sur les plaidoyers auprès des gouvernements, autant au niveau provincial que fédéral. De multiples acteurs et groupes ont organisé des actions, allant de performances jusqu’aux manifestations, en passant par l’élaboration de murales collectives et la dénonciation soutenue dans la presse et dans les réseaux sociaux. De plus, pour la première fois dans l’histoire du Mexique, des citoyens expatriés se sont organisés pour faire des réclamations publiques sur la politique étrangère de leur pays de résidence au Mexique. Leurs revendications ont eu beaucoup d’échos dans certains pays comme la France et ont même été discutées au parlement, comme ce fut le cas en Allemagne, où la députée Heike Hänsel du Parti de gauche est allée dans l’État du Guerrero afin de s’informer en personne de la situation auprès des personnes affectées. À son retour, elle a maintenu un débat parlementaire avec Michael Roth, représentant du Ministère fédéral des relations extérieures, concernant la coopération avec le Mexique et la vente d’armes à ce pays. On sait maintenant que les armes utilisées lors du massacre des étudiants qui a eu lieu au cours de la nuit, à Iguala, étaient de fabrication allemande et qu’elles étaient supposément destinées à l’usage exclusif de l’armée. Au Parlement européen, à l’initiative de la Gauche unie (Partido Izquierda Unida) et du Parti vert européen, les témoignages de Bernabé Abraham Gaspar et de Hilda Legideño Vargas, parents d’étudiants disparus, ont été présentés et ils ont pu exposer toutes les irrégularités présentes dans le traitement du cas. Au Québec, le député Amir Khadir, du parti Québec Solidaire, a non seulement reçu personnellement la délégation d’Ayotzinapa, mais a également présenté une motion à l’Assemblée nationale du Québec, acceptée à l’unanimité, afin d’exprimer sa préoccupation face aux événements et afin d’inciter le gouvernement mexicain à établir la vérité à travers une enquête transparente et indépendante. Au niveau du Canada, le Sous-comité parlementaire sur les droits de la personne et le développement international a reçu la délégation mexicaine afin d’écouter ses revendications. Le cas d’Ayotzinapa dans la politique extérieure mexicaine : un oubli stratégique Un pacte global d’impunité : les réformes de Peña Nieto Malgré la critique nationale et internationale, le militantisme de milliers de personnes et l’indignation et le ras-le-bol d’une grande partie de la population mexicaine, le système même d’impunité régit le Mexique. Si dans la presse internationale on est passé du « Mexican moment »[1] au « Mexican murder », l’ouverture à l’investissement étranger en énergie et en pétrochimie (en annulant l’exclusivité d’exploitation comme principe de la Constitution mexicaine) et d’importantes réformes en matière de santé et d’éducation qui vont vers une privatisation des services semblent avoir cristallisé ce « moment ». En effet, il semblerait que cette ouverture sans réserve du marché a garanti à Peña Nieto l’impunité en matière de violations des droits humains. De plus, la seule clause que s’était réservé le gouvernement mexicain face aux États-Unis et au Canada lors de la signature de l’ALÉNA en 1992 était l’exclusivité sur la propriété des biens et dans les activités et investissements dans les secteurs du pétrole, du gaz, de la raffinerie, des produits pétrochimiques de base, de l’énergie nucléaire et de l’électricité, excluant ainsi ces matières de l’ALÉNA. Malgré les mobilisations massives dans plusieurs régions du Mexique et du monde et face à l’évidence des disparitions forcées (lors de la recherche des étudiants, plus de 60 fosses communes clandestines, contenant 129 cadavres, ont été découvertes dans l’État du Guerrero), aucun État ne s’est prononcé officiellement pour dénoncer sur ce qui se passait au Mexique ou pour exhorter le gouvernement mexicain à élucider les faits et à garantir l’accès à la justice pour les personnes affectées. L’intérêt économique derrière Ayotzinapa Il est clair que le traitement qu’a donné le gouvernement au cas d’Ayotzinapa va au-delà de la simple impunité et collusion du crime organisé avec les instances du gouvernement (municipal, étatique et fédéral). Il existe également des intérêts économiques qui empêchent de faire la lumière sur toutes les magouilles politiques, économiques et commerciales qui expliqueraient l’acharnement avec lequel ont été attaqués les étudiants de l’École normale rurale (Julio César Mondragón, un des étudiants les plus engagés, a été assassiné dans la nuit à Iguala et son corps est réapparu décapité le matin du 27 septembre). D’une part, on retrouve sans aucun doute le commerce rentable du narcotrafic. Le trafic d’opium dans la région est un des plus importants d’Amérique latine et exporte presque la moitié de l’héroïne consommée aux États-Unis. Le travail collaboratif entre la chaîne de production de stupéfiants, les corps policiers, l’armée et les autorités locales, régionales, avec le consentement des autorités nationales, a été longuement documenté par des journalistes comme Anabel Hernández (Proceso). D’autre part, dans la même région de Tierra Caliente, à moins de 200 kilomètres d’Ayotzinapa, en plus du narcotrafic, on retrouve Los Filos, concédée à la minière canadienne GoldCorp, qui a dû affronter l’opposition des peuples autochtones et des communautés organisées de la région. Le début des opérations de la mine était prévu pour la fin de l’année 2014, à peine quelques mois après la disparition des étudiants. Bien qu’il est vrai qu’il n’existe aucune ligne de dénonciation qui relie la disparition forcée des 43 jeunes à l’activité de la mine, il est également vrai que la présence de celle-ci ne contribue pas à élucider les événements et que la disparition des étudiants a servi de distraction pour éviter qu’augmente l’opposition au début des opérations, de ce que certains annoncent comme étant une des plus grandes exploitations d’or au monde dans les prochains 200 ans. En même temps, l’important capital canadien qui est en jeu dans la région contribue sûrement au fait que le gouvernement de Stephen Harper ait décidé de ne pas se prononcer sur ces crimes, considérés par certains comme des crimes contre l’humanité, qui ont lieu à près de 200 kilomètres de la concession minière. Rien d’étonnant, le gouvernement conservateur a annoncé en 2009 que le développement de l’industrie minière est un secteur stratégique pour le développement économique du Canada. Au moment d’écrire ces lignes, malgré la motion adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale du Québec en avril passé pour exhorter le Mexique à faire la lumière sur les événements d’Ayotzinapa, le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, se trouvait au Mexique et a annoncé que le Québec investira 2 milliards de dollars dans le pays au cours des 5 prochaines années, faisant du Mexique son principal partenaire commercial en Amérique latine. Lors de sa visite, il n’a fait aucune allusion à la grave crise de droits humains ni à l’alarmant taux d’impunité qui règnent au Mexique, dénoncés à peine une semaine plus tôt par le Haut-Commissaire aux droits humains de l’ONU lors de sa visite au pays. Le respect des droits humains au Mexique ou le cynisme international Tout comme le Canada et le Québec, d’autres exemples démontrent que certains pays occidentaux qui soutiennent dans leur discours que le respect des droits humains est une condition sine qua non pour établir des relations commerciales et qui, dans les faits, ne le prennent pas en compte, notamment la France et les États-Unis. En janvier 2015, Enrique Peña Nieto et Barack Obama se sont rencontrés à la Maison Blanche où ils ont abordé les sujets de sécurité, d’immigration, de croissance économique et les relations de chacun avec Cuba, mais où le sujet de la crise de droits humains au Mexique n’a pas été abordé. Et ce, malgré le fait que John Kerry, le secrétaire d’État, avait reçu à la fin novembre une lettre signée par 14 sénateurs républicains qui exprimaient leur préoccupation pour les 43 étudiants et les plus de 26 000 personnes disparues au Mexique et qui invitaient le gouvernement états-unien à prendre position face à son partenaire commercial. Quant à la France, elle a reçu en tant qu’invité d’honneur Enrique Peña Nieto afin de commémorer la naissance de la tradition en matière de droits humains revendiquée par la République française, la Prise de la Bastille, et a profité de l’occasion pour signer plus de 60 accords de collaboration en moins de 3 jours. Les organisations multilatérales, quant à elles, n’ont pas été très cohérentes non plus. Le jour même de l’anniversaire de la disparition des étudiants, soit les 26 et 27 septembre 2015, Enrique Peña Nieto a participé au 70e anniversaire de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, où il a présidé le premier segment du Sommet sur l’équité de genre de l’ONU (alors que le Mexique traverse également une grave crise de féminicides à laquelle on n’a pas fait allusion dans cette rencontre). Durant l’Assemblée générale, le président du Mexique a vanté le multilatéralisme et a souligné les responsabilités qu’assume le pays en faisant partie du Conseil des droits humains de l’ONU pour la période 2014-2016. Aucun représentant d’aucune instance ne l’a questionné publiquement sur la situation au Mexique. Ayotzinapa, un an après, mémoire sans justice Un an s’est déjà écoulé depuis les événements de la nuit d’Iguala. La situation dans le pays n’a pas changé, le taux d’impunité s’est maintenu et les corps policiers et les autres instances du gouvernement continuent d’agir en collusion avec le crime organisé. Les étudiants ne sont toujours pas de retour. Deux militants qui cherchaient les étudiants parmi les plus de 60 fosses communes trouvées au Guerrero suite aux événements d’Iguala ont été assassinés. La démission du gouverneur de l’État de Guerrero et la destitution du Procureur de la République ont démontré l’envergure et la gravité du cas. Malheureusement, ce changement n’est pas structurel, ce qui explique l’impasse au niveau des droits humains, et bien entendu, le manque d’accès à la justice. Nous ne pouvons pas dire que le bilan est positif, par contre, le cas n’est toujours pas fermé. Les mobilisations qui se sont générées à partir de ces disparitions forcées ont néanmoins réussi à ébranler les structures, et plusieurs continuent à le faire. D’une part, la situation que traverse le pays a été rendue publique et il a été mis en évidence que la transition à la démocratie mexicaine tant mentionnée à la fin des années 1990 ne s’est pas concrétisée. Au contraire, la crise de crédibilité des institutions est maintenant visible. Cela affecte l’image internationale du Mexique, que seuls les intérêts économiques réussissent à masquer. Les mobilisations ont également permis des rapprochements et des alliances solidaires avec d’autres luttes au niveau international, solidifiant ainsi les structures de collaboration qui construisent un mouvement à long terme pour la défense des causes communes. Ces réseaux, tissés par la mémoire, continuent de résister à l’oubli imposé par l’État. En attendant, nous continuons de marcher afin que justice soit faite et parce que ¡Vivos se los llevaron y vivos los queremos! (Ils les ont emmenés vivants et vivants nous les voulons!)   Photo : Murale « No están solos » (Ils ne sont pas seuls), Montréal, décembre 2014, Adriana Pozos, 2014. Traduction : Amelia Orellana  
Notes [1] Dû aux importantes réformes de style néolibéral entreprises par le gouvernement de Peña Nieto, au niveau de l’éducation, des règlements d’impôts et de l’exploitation d’hydrocarbures.abc

Au revoir Eduardo Galeano, tes paroles de résistance resteront

À travers les écrits de Galeano, le CDHAL souhaite rendre hommage à l’écrivain décédé en avril 2015. Le 13 avril dernier, à l’âge de 74 ans, Eduardo Hughes Galeano a quitté ce monde, nous laissant comme héritage une grande quantité de livres, de chroniques, de légendes et de réflexions qu’il a écrits dans le but de montrer et de rappeler les infamies de l’époque qu’il a connue, vécue et finalement laissée sans l’avoir vu changer. Depuis la publication, en 1971, de son livre « Les veines ouvertes de l’Amérique latine, l’histoire implacable du pillage d’un continent »1, Eduardo Galeano est reconnu pour avoir accompagné fidèlement les luttes des peuples et pour avoir condamné fermement l’inaction des États et leur conspiration avec les élites pour instaurer des systèmes de domination. L’interprétation sensible de sa plume est ainsi devenue une référence pour des milliers d’hommes et de femmes, d’étudiant.e.s et de militant.e.s pour la justice sociale s’intéressant à la situation du monde colonialiste et post-colonialiste dans cet hémisphère. Le dénominateur commun qui traverse l’ensemble de son œuvre2 est celui de contribuer à l’éveil des consciences sur le caractère inhumain des pratiques d’exploitation. Les rien3 est un exemple décrivant la stigmatisation comme une stratégie qui facilite le pillage des ressources naturelles et humaines ainsi que l’appauvrissement des populations déjà dépossédées de leur autonomie à travers la violence.
Los nadies Sueñan las pulgas con comprarse un perro y sueñan los nadies con salir de pobres, que algún mágico día llueva de pronto la buena suerte, que llueva a cántaros la buena suerte; pero la buena suerte no llueve ayer, ni hoy, ni mañana, ni nunca, ni en lloviznita cae del cielo la buena suerte, por mucho que los nadies la llamen y aunque les pique la mano izquierda, o se levanten con el pié derecho, o empiecen el año cambiando de escoba. Los nadies: los hijos de los nadies, los dueños de nada. Los nadies: los ningunos, los ninguneados, corriendo la liebre, muriendo la vida, jodidos, rejodidos: Que no son, aunque sean. Que no hablan idiomas, sino dialectos. Que no profesan religiones, sino supersticiones. Que no hacen arte, sino artesanía. Que no practican cultura, sino folklore. Que no son seres humanos, sino recursos humanos. Que no tienen cara, sino brazos. Que no tienen nombre, sino número. Que no figuran en la historia universal, sino en la crónica roja de la prensa local. Los nadies, que cuestan menos que la bala que los mata.
Une des particularités de Galeano a été son entêtement à vouloir aborder les sujets touchant les femmes, insistant à dénoncer la manipulation de l’imaginaire populaire du féminin comme stratégie de contrôle patriarcal. Galeano, à travers son œuvre, commémore les luttes des femmes qui, comme « les rien », sont condamnées à l’oubli :
L’histoire officielle des Amériques n’accorde qu’une petite place aux fidèles femmes effacées des héros de l’Indépendance, aux mères dévouées et aux veuves éplorées : le drapeau, la broderie et le deuil. Elle mentionne rarement les femmes européennes qui ont mené la conquête des Amériques ou les femmes créoles qui ont porté l’épée dans les guerres d’indépendance, même si les historiens machistes pourraient, à tout le moins, applaudir leurs vertus guerrières. Et l’histoire officielle parle encore moins des femmes autochtones et noires qui ont dirigé certaines des nombreuses rébellions de l’ère coloniale. Ce sont des femmes invisibles ; par miracle, elles n’apparaissent que, très rarement, après des fouilles minutieuses. Toutes les traditions culturelles justifient le monopole masculin des armes et de la parole ; toutes les traditions populaires perpétuent le dénigrement des femmes ou les dénoncent comme un danger. Les proverbes, transmis par héritage, enseignent que la femme et le mensonge sont nés le même jour et que la parole de la femme ne vaut pas un clou. Et dans la mythologie paysanne latino-américaine, les fantômes sont presque toujours des femmes vengeresses, des âmes possédées, des lumières des ténèbres qui pourchassent les passants nocturnes. Le jour comme la nuit, la panique masculine se révèle devant une éventuelle invasion féminine des territoires interdits du plaisir et du pouvoir, et il en est ainsi depuis des siècles et des siècles4. 
L’utilisation fréquente de noms et d’histoires de femmes dans ses écrits reflète bien sa conviction selon laquelle la cible de l’oppression exercée par la société aurait un visage de femme, compromettant ainsi l’ensemble de la société. Galeano a voulu récupérer et regrouper sous la forme d’une anthologie une sélection de nombreux textes publiés dans ces ouvrages antérieurs. Le résultat a été un livre intitulé « Mujeres » qu’il n’a pas pu voir puisqu’il a été publié quelques jours après son décès5. Quatre mois avant son décès, Galeano avait écrit avec tristesse à propos de la disparition des étudiants d’Ayotzinapa, dans l’État de Guerrero, au Mexique. Cette tragédie, résultat du terrorisme d’État, a laissé 43 familles dans l’ombre et l’impuissance de ne pas parvenir à retrouver la trace de leurs enfants. Elle a aussi soulevée des milliers de voix indignées.
Je lis et je partage Les orphelins de la tragédie d’Ayotzinapa ne sont pas seuls dans la recherche obstinée de leurs chers disparus, perdus dans le chaos des décharges incendiées et des fosses communes pleines de restes humains. Les accompagnent les voix solidaires et la chaude présence de tout le Mexique et au-delà, et même des stades de football où des joueurs célèbrent leurs buts en dessinant avec leurs doigts dans l’air, le chiffre 43 qui rend hommage aux disparus. Pendant ce temps, le Président Peña Nieto, de retour de Chine, avertit qu’il espère ne pas avoir besoin d’employer la force, avec un ton de menace. Le Président a aussi condamné « la violence et toutes les actions abominables commises par ceux qui ne respectent ni la loi ni l’ordre » sans toutefois préciser que ces mal-élevés pouvaient servir à la fabrication de discours menaçants. Le Président et son épouse la Mouette (« Gaviota » en espagnol), de son nom d’artiste, sont sourds à ce qu’ils ne veulent pas entendre, et jouissent de la solitude du pouvoir. Le Tribunal permanent des peuples qui a émis sa sentence après trois ans de sessions et des milliers de témoignages ne s’est pas trompé en affirmant que « dans ce règne d’impunité, il y a des crimes sans assassins, des tortures sans bourreaux, et des viols sans violeurs ». Le Manifeste des Représentants de la Culture Mexicaine alla dans le même sens : « Les Gouvernements ont perdu le contrôle de la peur ; la fureur qu’ils ont déchainée est en train de se retourner contre eux ». Après San Cristobal de las Casas, l’Armée Zapatiste de libération nationale dit à sa façon : « Il est merveilleux et terrible à la fois que les pauvres qui aspirent à être maîtres d’école soient devenus les meilleurs professeurs, avec la force de leur douleur convertie en digne colère pour que le Mexique et le monde s’éveillent, demandent et questionnent »6.
Dès leur première apparition publique en 1994, les Zapatistes ont eu une grand influence sur Galeano qui, jusqu’à la fin de ses jours, a répandu leur message, ces vérités parlées depuis les montagnes des territoires du Chiapas. Le soulèvement venait de commencer quand Galeano a écrit dans son « Message au dialogue avec la société civile » :
Au Chiapas, les personnes masquées démasqueront le pouvoir. Et non seulement le pouvoir local, qui est entre les mains des dévastateurs de forêts et des oppresseurs. Depuis un an et demi, la rébellion zapatiste vient dénuder le pouvoir qui règne sur tout le Mexique (…) les zapatistes sont au Chiapas, mais ils sont partout. Ils sont peu nombreux, mais ils ont plusieurs ambassadeurs spontanés. Comme personne ne nomme ces ambassadeurs, personne ne peut les destituer de leurs fonctions. Comme personne ne les paie, personne ne peut les compter. Ni les acheter7.
En 1996, Galeano a visité le Chiapas, « les Caracoles »8 et les centres politiques et culturels de l’EZLN. Il a assisté à la « Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme » qui a eu lieu à La Realidad. Parmi ses nombreux écrits sur le Chiapas, il raconte sur sa visite à la communauté d’Oventik :
Ils nous ont ouvert leurs portes, les oubliés de la terre. Ce sont eux les plus généreux, ceux et celles qui sont les plus pauvres des pauvres de toute pauvreté. Dans les communautés zapatistes de la jungle Lacandona et des hauts plateaux du Chiapas, nous nous sommes rassemblés, nous qui sommes venus de plus de quarante pays : « Venez offrir votre parole », les propriétaires de la maison nous ont interpelés9.
Eduardo Galeano a été un interlocuteur très important pour les zapatistes. Les liens de communication et de solidarité entre le mouvement zapatiste et Galeano lui ont valu qu’un des leaders révolutionnaires ait emprunté son nom. Cependant, le « Galeano » zapatiste, l’enseignant normaliste José Luis López Solis, a été assassiné en mai 2014 aux mains de la CIOAC (Central Independiente de Obreros y Campesinos Histórica), un groupe paramilitaire lié au parti politique PRD10 lors d’une attaque contre le BAEZLN (Base de Apoyo del Ejercito Zapatista de Liberación Nacional) à La Realidad, la même communauté que Galeano avait visité deux décennies plus tôt. Cette attaque a fait en sorte que le Sous-commandant Marcos, après une absence de cinq ans, est sorti publiquement pour annoncer qu’à l’avenir, le Sous-commandant Insurgent Moisés le remplacerait comme porte-parole du mouvement zapatiste et que de son personnage enterré naîtrait un nouveau : le Sous-commandant Galeano11. Des milliers d’autres textes ont été écrits par Galeano. Des contes sans queue ni tête, des légendes revisitées de tous les coins du monde, des rêves et des cauchemars, des messages de luttes chargés de puissance contre les mauvais gouvernements, mais aussi des messages d’espoir et d’admiration face à la résistance menée par des femmes et des peuples qui viennent :
…du plus éloigné dans le temps et du plus profond de la Terre : il y a beaucoup à dénoncer, mais aussi beaucoup à célébrer. Après tout, cinq siècles d’horreur n’ont pas pu exterminer les communautés, ni leur manière millénaire de travailler et de vivre en solidarité humaine et en communion avec la nature12.
Hasta siempre Compañero Galeano, source universelle d’inspiration et de résistance! Nous continuerons à rêver d’un monde à l’envers.   Photo : Heriberto Rodriguez, 1996  
Notes [1] Première édition en espagnol : Las venas abiertas de América Latina. (1971) Editorial S XXI, México. Première édition en français Les Veines ouvertes de l’Amérique latine. (1981) Ed. Terre Humain, France. Trad. Claude Couffon. [2] Parmi les publications traduites au français : Jours et nuits d’amour et de guerre (1978), Le Football : Ombre et lumière (1995), Sens dessus dessous : L’école du monde à l’envers (1998), Le libre des étreintes (1989), Mémoire du feu (1982-1984-1986), Les voix du temps (1981), La chanson que nous chantons (1975), Parole vagabondes (1993), Amérique : la découverte qui n›a pas encore eu lieu (1998). [3] Extrait de « Le livre des étreintes » (El libro de los abrazos, 1989), traduit au français par Pierre Guillaumin (2012), en ligne : https://schabrieres.wordpress.com [4] Traduction libre par Raymond Robitaille. Extrait de « Curso básico de racismo y de machismo » du livre « Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers » (Patas arribas. La escuela del mundo al revés, Ed. Siglo XXI, 1998). [5] Le libre posthume est intitulé « Mujeres », Ed. Siglo XXI, 2015 [6] Texte original : Leo y comparto,(2014), en ligne : http://www.pagina12.com.ar/. Traduit de l’espagnol par irisinda : http://www.legrandsoir.info [7] Galeano, E. (1995). « El desafío », en ligne : http://clajadep.lahaine.org/?p=5721 [8] Les « Caracoles » sont une forme d’organisation socio-territoriale des communautés zapatistes. [9] Traduction de Galeano, E. (1996). « Viene el zapatismo de lo más lejos del tiempo y de lo más hondo de la tierra ». Crónica de Chiapas. La Jornada, 7 août, en ligne : http://www.jornada.unam.mx [10] Gilly, A. (2014). « Mataron a Galeano, el zapatista ». Carta a Eduardo Galeano, en ligne: http://www.jornada.unam.mx [11] Coutiño, G. (2015). Eduardo Galeano, su huella quedó en Chiapas, 14 avril, en ligne : https://www.chiapasparalelo.com [12] Galeano, E. (1996). Op. Cit.abc

Chant de la terre irradiée

Je suis la montagne blessée, la forêt érodée; La rivière qui ne fait que chanter l’histoire des enfants qui jadis, se sont baignés en elle. Je suis la mère qui voit ses enfants divisés, qui rêve qu’un jour, comme avant, tout ceci soit comme autrefois : Un village... La fête! La minga[1] et le tequio[2], le cœur ouvert et la nourriture partagée. Colline, montagne, forêt, une rivière pleine de vie. Un lieu libre de la malédiction de l’or, du cuivre, de l’uranium. Notre maison sans saveur métallique, ni convoitise étrangère. Je suis la terre qui crache le sang de ses enfants malades, Qui crie l’histoire de mille peuples fracturés par le mot avarice. Je suis la terre irradiée, extraite, violée. Je suis la terre mi-née. Je suis la Nature, dans son ensemble, qui crie : « Que vous n’êtes pas bienvenus! » Dans cette maison, dans ce ventre sacré, il n’y a de place que pour l’espoir. Ce n’est pas votre maison, messieurs aux doubles visages. Cette maison est celle de Balam[3]; Une cape de plumes et un nid d’eau C’est le tiède refuge des fourmis, la calebasse fraîche pour conserver la pluie et le nid des oiseaux migrateurs. Je chante ici, aujourd’hui, moi : la Tonantzin[4], la Pachamama, le berceau, le nombril de la terre; le jeu des enfants et la tresse de la grand-mère. Moi, la femme du peuple, l’eau qui alimente et non pas le venin mortel qu’apportent vos langues sales et vos cœurs morts. Moi, Tonantzin, la femme, celle du ventre et des semences; celle du panier de fleurs, je chanterai l’histoire des mains qui s’unissent et résistent. Je chanterai encore une fois, jusqu’à ce que cette maison redevienne celle du cerf, du jaguar et que les enfants retournent jouer à la rivière.   * Écrit pour la manifestation contre l’extraction minière à ciel ouvert, ayant eu lieu lundi 23 mai 2011 à Montréal, Canada. Revisité pour le Tribunal Permanent des Peuples sur l’industrie minière qui s’est tenu en juin 2014 à Montréal, Canada.  
Notes de la traductrice : [1] Le terme minga désigne des travaux collectifs ou corvée en groupe. [2] Tequio représente le concept de travail collectif, auquel chaque membre d’une communauté doit participer [3] Balam signifie jaguar en langue Maya [4] Déesse-mèreabc

Crise de féminicides au Mexique : la corruption et l’impunité perdurent

Depuis plusieurs dizaines d’années, le Mexique connaît une situation critique de violence généralisée permettant la violation des droits humains. Cette violence se manifeste notamment par une hausse alarmante du nombre de féminicides. Tout d’abord compris comme l’assassinat de femmes précisément parce qu’elles sont des femmes, le féminicide est aussi un problème très complexe qui se combine à des enjeux économiques, politiques et judiciaires soutenus par une structure étatique corrompue à tous les niveaux[1]. C’est pourquoi des auteures telles que Marcela Lagarde, anthropologue et théoricienne féministe mexicaine, différencient le féminicide de la violence de genre tout en soulignant la responsabilité de l’État dans ces crimes. Le féminicide est une « violation des droits humains des femmes », et les meurtres et disparitions de femmes qui correspondent à cette définition peuvent être considérées comme des « crimes contre l’humanité »[2]. Le féminicide est donc une catégorie politique qui interpelle un État incapable de prévenir ces violences contre les femmes et de rendre justice. Bien que le cas des féminicides à Ciudad Juárez, dans l’État de Chihuahua, ait été mis en évidence dans les années 1990 et 2000, on sait maintenant qu’il s’en produit dans l’ensemble du pays. La condamnation de l’État mexicain par la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH) pour son incapacité à prévenir et garantir le droit à la vie des femmes[3] n’a pas eu d’effets sensibles sur la situation. Le nombre de femmes assassinées au Mexique s’est élevé de manière alarmante de 2 712[4] en 2011 à 3 892[5] entre 2012 et 2013. Aujourd’hui, au moins cinq femmes sont assassinées par jour dans l’ensemble du pays[6]. Le taux d’impunité est de 95%[7] alors que seulement 15% des crimes sont reconnus légalement comme des « féminicides »[8]. La responsabilité de l’État mexicain dans le caractère systématique de ces assassinats ne fait aucun doute. Cet article a pour but de dénoncer ces faits. Le féminicide, un fait social d’une culture machiste? Le féminicide et la violence de genre sont l’expression d’une culture basée sur un système patriarcal, machiste et misogyne. Cette structure sociale fondée sur l’inégalité de genre influence toutes les sphères sociales, que ce soit l’économique, le politique ou le judiciaire. En effet, la violation systématique des droits humains des femmes normalise une citoyenneté féminine de second rang. Les femmes, discriminées dans l’espace publique et violentées dans l’espace privé, ne jouissent pas des mêmes droits que les hommes. Le féminicide devient alors un moyen de domination et d’affirmation patriarcale[9]. Mortes, transformées en déchet dans la rue, les femmes sont objectifiées par leurs assassins. Ces derniers affirment leur subjectivité non seulement aux dépens de celle des femmes assassinées, mais aussi de toutes les femmes. Un seul féminicide est alors une atteinte à la conception des femmes comme sujets de droit. L’impunité de ces crimes légitime cette violation des droits et alimente une culture féminicide. Cette culture repose surtout sur la responsabilisation des victimes qui, portant « des jupes trop courtes », ou marchant « très tard dans la rue », sont coupables de leur propre mort. Ainsi, des codes de comportement s’incrustent dans une société qui n’apprend pas à respecter les femmes, et qui leur intime de s’auto-surveiller selon ces règles discriminatoires. Plus grave encore, cette culture est dominante dans les instances supposées les protéger. Violence urbaine et dévalorisation des femmes, un enjeu socio-économique Tout d’abord, la discrimination à l’endroit des femmes s’est accentuée avec l’intégration du Mexique au système néolibéral. Avec la ratification de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA)[10] par le Mexique, la main d’œuvre, particulièrement féminine et déjà bon marché, s’est davantage dévalorisée, et les inégalités sociales se sont accrues. En effet, l’ALÉNA a encouragé une migration rurale vers les villes industrielles du pays ainsi que vers les États-Unis. À Ciudad Juárez, mais aussi dans plusieurs villes de l’État de Mexico plus récemment, l’urbanisation s’est accélérée avec la présence d’industries telles que les maquiladoras[11]. Dans ces usines, la plupart des postes n’exigent que peu de formation ; elles sont donc devenues une source d’emploi privilégiée pour des femmes ayant un niveau de scolarité souvent plus faible que celui des hommes et en situation de pauvreté[12]. Ainsi, des milliers de migrants ruraux du Sud, dont des femmes célibataires qui sont parmi les plus vulnérables aux violences de genre, ont afflué vers les maquiladoras. Ces migrantes, souvent peu qualifiées, vont dépendre du point de vue économique de ces maquiladoras ou du marché informel, deux sites où la protection sociale est très faible[13]. En fait, la plupart des victimes du féminicide font partie de la population active, plusieurs d’entre elles étant des étudiantes, des travailleuses dans les maquiladoras ou des employées de bureau[14]. Alors qu’elles bénéficient d’une exemption d’impôts municipaux, réduisant d’autant la possibilité d’amélioration des infrastructures publiques, les maquiladoras contribuent à la dévalorisation des femmes par la précarisation de leur travail. Le salaire est inférieur à 5$ par jour et les conditions de travail sont abusives, tant par la longueur de la journée de travail qui peut atteindre jusqu’à 12 heures, que par des restrictions dangereuses pour la santé telles qu’un accès réduit aux toilettes[15]. Violant le Fair Labor Standards Act, ainsi que la législation mexicaine, les maquiladoras donnent préséance à la Charte de l’ALÉNA plutôt qu’aux droits humains, de sorte que les revendications restent souvent lettre morte. Si à ceci on ajoute des dysfonctionnements urbains tels qu’un mauvais réseau de transport et d’éclairage public, les femmes travailleuses sont rendues plus vulnérables alors qu’elles rentrent très tard chez elles. L’irresponsabilité sociale des industries ainsi que le désengagement de l’État quant au respect des droits du travail et des droits humains permettent le développement d’une violence de genre urbaine qui s’est traduite et continue de se traduire par l’augmentation des féminicides. Les femmes et la violence généralisée La relation entre le crime organisé et les féminicides est assez complexe. À la faveur de la « guerre contre le narcotrafic », initiée en 2006 par le président Felipe Calderón, le crime organisé s’attaque à une société fragilisée par un État corrompu et s’y incruste, provoquant ainsi une hausse généralisée de violence dans le pays. Dans ce contexte, la traite des femmes s’est également accrue, comme en témoigne la hausse des disparitions de femmes, même si la plupart de ces dernières ne sont pas dénoncées et restent invisibles. La traite est une thématique presque inconnue en raison des risques qu’entraîne la recherche à ce sujet. Les agents du crime organisé, grâce à leur capacité à percevoir le degré de vulnérabilité de certaines femmes (par leur condition socio-économique, leur origine rurale, etc.), obligent ces dernières, par chantage ou par la force, à participer à la vente de drogues ou à la vente de leur propre corps[16]. Le développement de ce marché n’est possible que par la complicité de la police et des autorités locales. Les disparitions « forcées » sont devenues des crimes systématiques que l’État est légalement et institutionnellement incapable de résoudre et face auxquels il ne peut rendre justice[17]. La collusion entre le crime organisé et les instances gouvernementales, ainsi que l’impunité qui en découle, vulnérabilisent davantage les femmes, tout en permettent la violation de leurs droits humains. Le féminicide, un enjeu politique de violence institutionnelle La corruption du système politique mexicain a fait naître au sein de la population une profonde méfiance à l’égard de ceux qui sont chargés de faire respecter la loi et de garantir les droits des victimes et des accusés. Les enquêtes sont bâclées, les pistes sont brouillées, surtout quand la police ou l’armée sont directement impliquées, et les crimes sont rarement punis[18]. Par action ou omission, les autorités sont incapables de garantir aux femmes leur droit à la vie et l’accès à la justice. En 2007, le Congrès a approuvé la « Loi générale d’accès des femmes à une vie libre de violence », une loi qui inclut pour la première fois une définition légale du féminicide, insérant ainsi une perspective féministe dans la législation mexicaine. Cette loi prévoit une « Alerte de genre », un mécanisme novateur qui a pour objet de mettre en place une commission d’experts capable de faire un diagnostic sur la situation dans un délai d’un mois. L’objectif est d’émettre des recommandations pertinentes et de former des agents publics à la perspective de genre pour que les instances judiciaires puissent donner aux femmes l’accès à la justice. Malgré le caractère novateur de cette loi, la directrice de l’Observatoire citoyen national du féminicide a signalé la politisation de ce mécanisme d’alerte. En effet, les autorités locales sont réticentes à activer cette alerte de peur de choquer l’électorat. La perte de voix étant pour le gouvernement un enjeu plus grand que celui de la perte de vies, les autorités ont formulé la réglementation de ce mécanisme pour que la décision finale de la mise en place des recommandations repose entre les mains du ministère de l’Intérieur au sein de chaque État[19]. De plus, la bureaucratisation de ces institutions ralentit le diagnostic et par conséquent affaiblit ce mécanisme. Un exemple d’échec de l’Alerte de genre provient de l’État de Mexico, où les élus refusent de reconnaître la gravité de la situation afin de ne pas affecter leur carrière politique. Ce fut le cas de l’actuel président du Mexique, Enrique Peña Nieto qui, lors de son mandat à l’État de Mexico, a ignoré la demande urgente de plusieurs groupes de défense des droits humains pour l’activation immédiate de l’Alerte de genre. Malgré les milliers de victimes, les autorités locales ainsi que le Système national pour la prévention, attention, sanction et élimination de la violence contre les femmes ont refusé de déclarer l’état d’urgence à l’État de Mexico en raison d’un soi-disant manque de preuves d’une violence systématique[20]. Dans cette entité, entièrement dominée par le PRI (le parti politique d’Enrique Peña Nieto), on peut soupçonner que ce « manque de preuves » est le produit d’une manipulation visant à minimiser la portée du féminicide. En effet, les journalistes Humberto Padgett et Eduardo Loza ont démontré dans leur livre « Les mortes de l’État » (2014) que les chiffres officiels du féminicide dans l’État de Mexico sont constamment révisés à la baisse. Plusieurs organismes nationaux et internationaux, tels que le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, le système des Nations Unies ou le système interaméricain des droits humains ont émis 292 recommandations qui relient juridiquement l’État mexicain à cette hausse des féminicides[21]. Malgré tout, la corruption des diverses instances gouvernementales et l’impunité continuent et se généralisent, violant ainsi l’article 17 de la Constitution mexicaine sur le droit d’accès à la justice, ainsi que les articles 2, 8 et 24 de la Convention américaine relative aux droits humains, (ratifiée par le Mexique en 1981) qui engagent l’État à garantir l’adoption des mesures nécessaires selon le droit interne, l’accès à un tribunal impartial et compétent, ainsi qu’à assurer l’égalité des individus devant la loi[22]. À l’heure actuelle, le Mexique traverse une crise politique, sociale et économique qui a incité une partie de la population à sortir dans les rues et exiger que justice soit faite. Dans ce contexte, il s’avère nécessaire que les enjeux des disparitions forcées et de la violence de l’État, comme dans le cas emblématique d’Ayotzinapa, intègrent une perspective de genre. Car une société ne peut pas se transformer tant que la culture citoyenne à la base reste aveuglée par le masque du machisme, encouragé et reproduit par l’impunité.   Illustration :  
Notes [1] Washington, D. « Ciudad Juárez: Así empezó todo », en ligne : http://www.jornada.unam.mx/2003/10/31/056n1con.php?origen=index.html&fly=1 (page consultée le 1er juillet 2015). [2] Atencio, G. (2015). « Feminicidio: una palabra nueva, una barbarie antigua », 17 mars, en ligne : http://blogs.elpais.com/mujeres/2015/03/feminicidio.html (page consultée le 1er juillet 2015). [3] CLADEM. « Caso Campo Algodonero, México (femicidio-feminicidio) », en ligne : http://www.cladem.org/programas/litigio/litigios-internacionales/12-litigios-internacionales-oea/22-caso-campo-algodonero-mexico-femicidio-feminicidio (page consultée le 10 juillet 2015). [4] Venegas, N. (2014). « En México son asesinadas 7 mujeres al día: ONU », 13 novembre, en ligne : http://www.milenio.com/policia/feminicidios-asesinatos_mujeres_Mexico-ONU-dia_naranja_en_Mexico_0_408559305.html (page consultée le 23 septembre 2015). [5] De 2012 à 2013, 3 892 femmes ont été assassinées au Mexique; seulement 15.75% a été qualifié de féminicides, 25 mai 2015, en ligne : http://www.sinembargo.mx/25-05-2015/1355876 [6] LAS MUERTAS DE PEÑA: « En la impunidad Los Feminicidios en México », 10 février 2015, en ligne : http://hugosadh.com/2015/02/10/las-muertas-de-pena-en-la-impunidad-los-feminicidios-en-mexico/ (page consultée le 29 juin 2015). [7] The Guardian evidencia “epidemia” de feminicidios en el Estado de México, 16 avril 2015, en ligne : http://www.proceso.com.mx/?p=401355 (page consultée le 29 juin 2015). [8] « Una mirada al feminicidio en México », Informe del Observatorio Ciudadano Nacional del Feminicidio, 2007-2008. [9] Labrecque, M. (2008). « Urbanisation, migration et inégalités à Ciudad Juárez », Anthropologica, Vol.50, no 2. [10] Arteaga, N. et Valdés J. (2010). « Contextos socioculturales de los feminicidios en el Estado de México: nuevas subjetividades femeninas », Revista Mexicana de Sociología, Vol. 72, no 1. [11] Les maquiladoras sont des usines de montage qui bénéficient d’une exemption de droits de douane et d’une main d’œuvre bon marché pour des biens importés destinés à être intégralement réexportés, en ligne : http://www.universalis.fr/encyclopedie/maquiladoras/ (page consultée le 30 juin 2015). [12] Panthaleo, K. (2010). « Gendered Violence: An Analysis of the Maquiladora Murders ». International Criminal Justice Review, Vol. 20, no 4. [13] « Mujeres vulnerables en el Estado de México », en ligne : http://www.conacyt.gob.mx/agencia/index.php/ciencias/30-violencia-y-feminicidio-en-el-estado-de-mexico (page consultée le 28 juin 2015). [14] Labrecque, M., op. cit. [15] Gaspar de Alba, A. et Guzmán, G. (2010). Making a Killing: Femicide, Free Trade, and La Frontera. Austin: University of Texas Press. [16] Estrada, M. (2015). « Los feminicidios en el auge de violencia en México », Interview Online. 8 juillet 2015. [17] Alcaráz, Y. (2015). « La desaparición forzada en México, “crimen sistemático”: ONG alemana », 27 février 2015, en ligne : http://www.proceso.com.mx/?p=397143 (page consultée le 10 juillet 2015). [18] Padgett, H. et Loza, E. (2014). « Las Muertas del Estado, feminicidios durante la administración mexiquense de Enrique Peña Nieto », Grijalbo. [19] Estrada, M. op. cit. [20] Montalvo, T. (2014). « Alerta de género en Edomex sólo hasta que la violencia sea “inmanejable” », 21 août, en ligne : http://www.animalpolitico.com/2013/08/solo-hasta-que-violencia-sea-inmanejable-se-decretara-alerta-de-genero-en-edomex/ (page consultée le 28 juin 2015). [21] Una mirada al feminicidio en México, op. cit. [22] Convención Americana sobre derechos humanos, en ligne : http://www.cidh.org/Basicos/Basicos3.htm (page consultée le 28 juin 2015).abc